59 - Au secours d'Agathe...
Partie réfléchir, dans une vieille cabane perdue dans la forêt, voilà qu'au milieu de la nuit débarquent des intrus et qui s'incrustent en plus. Au petit matin, je rejoins Théo, dehors, pour une discussion à coeur ouvert. Et soudain, nous avisons quatre espions de pacotille, qui ne perdent pas une miette de l'échange, planqués derrière la porte entrouverte...
Nous découvrons quatre paires d'yeux, les unes au-dessus des autres. Au plus bas, Samuel option Droopy et pas dans sa meilleure version. Juste derrière, Sasha, style angora ébouriffé, très classe. Suit Enzo, chiffonné, et même « tirebouchonné » comme seule sait le pratiquer une socquette oubliée sous un lit. Imperturbable, Rem conserve une apparence qui ne froisserait pas les goûts d'Adi, en ces circonstances.
Samychou, pour dissiper notre suspicion sur d'éventuelles écoutes illégales, lance très innocent :
— On mange quoi pour le petit déjeuner ?
Un véritable estomac sur pattes suivit par trois autres panses sans fond, mais peut-être pas trop regardantes sur les spécialités gastronomiques de ma demeure forestière. Un peu de choucroute et de cassoulet devraient plaire aux affamés, en remplacement du pain frais, du chocolat chaud, du miel, confitures et autre beurres locaux. Peut-être oseront-ils se plaindre de l'accueil et du service, ces invités de la dernière heure ? Ma fameuse grand-mère, celle des répliques tordantes et virulentes, paix à son âme, leur rétorquerait :
— Mange ta main et garde l'autre pour demain !
Mais en cette époque de modernité et de haute sophistication, j'innove avec quelque chose davantage au goût du jour :
— Rien ! C'est régime courant d'air ici !
— J'ai encore des gâteaux dans mon sac, objecte Sasha pragmatique, ils sont un peu ramollo parce que c'est ce qui reste de la ballade au lac...
Des doutes m'étreignent quant au « un peu ramollo ». Immangeable, oui, la réserve de croquettes de Sir Chat ! Et il me bousille mes effets, alors je rouspète.
— Fermez cette porte, toute la chaleur sort ! Nous, on arrive !
J'achève à peine ma phrase, que les mousquetaires disparaissent, pressés de se partager les provisions du Trésor. Mais quelle bande de gamins égoïstes !
— On les laisse faire un brin de toilette, s'habiller, grignoter, puis on redescend, annonce Théo qui ajoute, prudent, toi aussi ?
— Vous m'aidez à ranger la cabane, c'est le souk maintenant ! S'ils se plaignent d'avoir dormi par terre, c'est distribution de taloches. Sauf Sasha ! Là, c'est toi qui prendras les siennes !
Petite touche de rancune résiduelle... Le cousin, conscient de la mériter ou, soucieux de ne pas entamer un lourd débat, approuve :
— Sans problème !
Je me relève en souplesse et tends la main à mon voisin, que je devine soulagé. Il craignait que je me claquemure dans le silence. Autrefois, peut-être... Aujourd'hui, pas question de mourir d'ennui ! Par contre, pas de doute, les mousquetaires souhaiteront connaître la raison de mon retrait en altitude et là, je crains de devoir improviser.
Avec ces quatre personnalités, un Chat amoureux, une Socquette égarée, une Salade philosophe et un Dragon pleurnichard, justifier mon escapade relève de la grosse galère. Rémi devine déjà la glorieuse déstabilisation offerte par le Théo fouineur. Pour les coups en vache, le cousin sait prendre de l'avance, cadeau de Noël avant l'heure ! Un excellent moyen d'éviter le rush pour faire ses emplettes à glisser sous le sapin. Intuitif, Sasha, ressent mes inquiétudes à son égard. Je me dois de le rassurer, le « comment », me demandera un éclair de génie... Enzo observe, d'un œil intrigué, mon aveu de faiblesse et ne manquera pas de me remonter les bretelles pour l'impact désastreux sur son petit frère. Et Samuel... je l'entends d'ici me susurrer à l'oreille : « Alors Agathe, on va « chouiner » dans la montagne parce que Théo, il a été trop, trop méchant ? ». Je vais lui rétamer les écailles au Dragon-moqueur. Et sans compter les girls... Ce soir au dortoir, l'interrogatoire s'annonce pointu.
L'Agathe du haut des Cimes, intouchable et souveraine... une illusion sur le long terme ! Si la réalité dépasse souvent la fiction, à certains moments, elle ne correspond plus du tout au modèle idéal. Et L'asperge se retrouve à naviguer au raz du sol, à l'étage des pâquerettes et peine à reprendre de l'altitude. Comme ces gros bourdons à l'automne, quand arrivent les tous premiers frimas... Et vous remarquez ? Pour tout un chacun, un héros se doit d'être fort, fier, implacable, un modèle de stabilité, de courage, de ténacité... Oui, mais tout ça, c'est du flan ! Du marketing pour Super Héros en toc ! D'ailleurs, un héros qui flanche, puis se reprend, s'attire toujours plus de sympathie que Monsieur ou Madame Infaillible. Enfin, je l'espère...
Retour dans la cabane, au chaud. En guise d'accueil, Samuel ronchonne car il ne trouve pas le robinet d'eau pour remplir la bouilloire. Il risque de chercher longtemps alors, compatissante, je l'éclaire...
— Normal, pas d'eau courante ici, Samychou !
Quand Théo, jovial, lui annonce que la source se trouve juste un peu plus haut, dehors, la stupéfaction de mon vieux copain fait peine à voir et provoque ma satisfaction ironique. Je précise, avec un plaisir sadique, que l'eau glacée permet une toilette vivifiante et très efficace. Et histoire de le finir, je lui glisse quelques précisions sur le sujet, "Ô" combien sensible, des « petits coins »... Les WC ! Des exclamations scandalisées suivent de près mes cruelles révélations.
— Et ça ne te gêne pas ? s'enquiert Sasha très perplexe, d'habitude les filles aiment l'eau chaude, le confort et... enfin tu vois !
Rémi s'en mêle, trop heureux :
— Où tu vois une fille, Sasha ? Agathe ? C'est une asperge mutante !
La socquette et le Trésor pouffent de rire, et Samuel, vengé, m'oppose un haussement de sourcil sarcastique. Note pour plus tard : éplucher la Salade bouclée, avec soin et un couteau très pointu... Prendre tout mon temps et prolonger le supplice au-delà du raisonnable ! Plus ça dure, plus ça fait mal...
Le cousin, le nez plongé dans le coffre à provision, ne capte rien de l'intolérable insulte du Rem-grinçant. Tant mieux ! Soudain, il émerge, la mèche batailleuse, avec l'expression de triomphe d'un combattant de haute volée. J'ignorais que l'exploration dans les bas fonds de la grande caisse alimentaire exposait au danger... Affronter trois boîtes de conserve et quelques bocaux pacifiques, quel exploit ! Me voilà béate d'admiration ! Il brandit une grosse boîte comme s'il s'agissait du Saint Graal. L'étiquette en migration dans le fond de la malle aux trésors gustatifs, impossible pour nous d'identifier la « denrée » récupérée au prix de ce long combat. Mon appétit en alerte, et pas très jovial à l'idée de ce qui nous attend, je casse l'ambiance.
— Les gars, ce matin, c'est petit déjeuner « flageolet-lentille ». Une grande tradition pour toute première nuit passée ici !
Les mines s'allongent, au point que les mentons rabotent le plancher. Les ventres crient famine, mais, de là à céder aux sirènes d'un haricot toulousain et ses copines saucisses en conserve... Plutôt mourir que d'ingurgiter une telle mixture.
— N'importe quoi ! se défend le cousin ulcéré, c'est du riz au lait ! Mais pas pour toi Agathe l'ingrate ! Fallait pas dénigrer mon royal casse-croute !
— Compte là-dessus, l'ermite ! Sauf si tu veux que je te dénonce à « qui tu sais » et qui te renverras illico, « là où tu sais », avec tes flageolets, tes lentilles, et tes petits coins préhistoriques ! Espèce de Cro-magnon néandertalien !
La réplique porte ses fruits, le Théo boude, grommelle, mais n'entend plus me priver de la sublime pitance. Le parfum de mystère qui teinte ma glorieuse menace, éveille la curiosité d'un Samuel pas très éveillé en ce petit matin. Je précise « en ce petit matin » pas « tous les matins ».
— Et qui c'est « qui tu sais » ? Et c'est où « là où tu sais » ?
Le Chat se charge d'expliquer le code secret avec délectation, dans une mélodie de petits chuchotements ponctuée de rires discrets. Mais pas question de se faire surprendre par Théo, qui pourrait rationner la précieuse denrée, voire se garder le riz et le lait ! Révéler que Ronna terrorise son conjoint et le condamne parfois à l'exil, grandiose n'est-ce pas ? Une formidable découverte, résultat exclusif de la sagacité de Sasha dont l'esprit vif, toujours en quête d'indice, compile avec allégresse des détails sans importance pour n'importe qui d'autre.
Dans des tasses de fer blanc, nous partageons, avec équité et au grain de riz près, quelques cuillerées doucereuses. Comptage opéré par Samuel, désigné d'office malgré ses protestations, pour ce qui est du riz... Ces modestes portions apaisent les tiraillements inconfortables de nos estomacs. Notre petit groupe ragaillardi, nous passons dans la bonne humeur et le plus grand désordre aux étapes rangement, débarbouillage, balayage sous la surveillance alerte de Grabuge. Il salue l'avancement des travaux par quelques jappements ponctuels. J'échappe ainsi aux questions redoutées. Partie remise, je n'en doute pas une seconde.
Le soleil dépasse les frondaisons et chauffe la clairière, quand nous entamons la descente vers la ferme. Très possessif, Sasha glisse sa main dans la mienne. Derrière nous, Théo et Rémi devisent, Grabuge sur les talons qui fouine la truffe dans le généreux tapis de feuilles mortes. Enzo ouvre la marche, flanqué de Samuel. Ces deux là s'apprécient, ce qui augure bien de leur futur séjour. Ils s'épauleront. Je les envierai presque...
— Pourquoi tu es partie comme ça ? Sans rien dire ? C'est à cause de moi ? C'est vrai que je passe tout mon temps avec Enzo...
Question sans ambiguïté et qui aggrave ma culpabilité. Normal, que Sasha entoure son frère de son affection, aucune jalousie de mon côté. Ma gorge se déshydrate en instantané et ma luette se décroche ! Petite information, la luette, cette petite boule qui pendouille et que vous apercevez tout au fond quand vous ouvrez grand la bouche... Mais non, je n'essaie pas de gagner du temps ! Quel odieux soupçon, blessant, vraiment... Je précise une cruciale question d'anatomie, nuance ! Profonde inspiration et :
— Non Sasha, ce n'est pas de ta faute. C'est moi...Des fois, j'ai besoin d'être seule pour réfléchir.
Stupéfaction chez mon adorable compagnon.
— Réfléchir ? A quoi ?
Je pourrais m'insurger qu'il doute de ma capacité à ... Mais, malgré des neurones parfois déficients, je me souviens aussi avoir affirmé « La réflexion, un sport que je ne pratique pas ». Je récolte ce que je sème, rien d'anormal chez une asperge.
— Tu ne veux rien me dire ...
Il insiste. Mon silence se prolonge et parle contre moi. Sasha, soupçonneux, m'observe avec attention. A part la franchise, rien ne m'extraira du piège, mais je ne me sens pas capable d'avouer ce qui m'a poussée à fuir.
— Je me suis disputée avec Théo et j'ai préféré prendre un peu de champ.
A écouter ma réponse, la suspicion de Sasha crève le plafond. Du coin de l'œil, je le vois pincer les lèvres. Très mauvais signe chez ce Chat. Je reprends mon ouvrage.
— Il m'a passée au crible : pour les mini-pandas, pour la rentrée au lycée, pour le dojo, et pour toi aussi. Il voulait savoir comment je réagissais à tout ça, parce qu'il a peur que ça perturbe mon entraînement et ma progression... Il n'y a que ça qui l'intéresse ! En plus, il m'a annoncé que je changeais d'entraîneur. Le nouveau, je l'ai rencontré, un vrai iceberg. Je ne l'aime pas ! Il est trop bizarre. Je vais devoir bosser sans la ramener et, si ma progression est validée par ce monsieur, et bien je serai autorisée à passer au niveau supérieur. Sinon terminé. Ça m'a rendu vraiment furieuse qu'on décide sans rien me demander...
Je sais, je joue avec les mots et travestis la vérité ! Tout n'est pas faux, mais je ressens de la gêne et aucune fierté à me dissimuler derrière cette belle histoire, surtout avec Sasha. Entre ce que je n'ai pas le droit de révéler et ce dont je suis incapable de parler... Ma marge de manœuvre, aussi épaisse qu'un cheveu d'asperge, n'offre aucune possibilité de dérapage. Je me débrouille comme je peux pour rassurer Sasha, ne pas le contrarier et paraître crédible.
— Ah ! C'est à cause de ton entraîneur alors...
Une déception aride pointe dans le ton un rien tristounet. Mon instinct me souffle que préciser l'importance d'un certain Trésor dans l'équation, fournira plus de compréhension et de tolérance de la part de ce jeune homme. Oui, je sais, ça n'est pas bien ! Mea culpa et tralala !
— Pas seulement... Je n'ai pas envie que tu t'en ailles l'année prochaine...
Autour de mes doigts, l'étreinte se resserre, à ma grande satisfaction. Il tourne vers moi ses grands yeux dorés et me dévoile un sourire à faire fondre une asperge dans le beurre chaud... et me fait la leçon !
— Arrête un peu de flipper, Agathe ! Au pire je serai absent six mois, alors pas la peine d'en faire une maladie avant ! Autant qu'on en profite ! Et puis le seul malade, c'est moi...
Sourcils froncés, avec cette voix ferme qui frappe dans les notes graves depuis un moment, le Chat impose sa loi et un vilain trait d'humour. Et ce que Sir félin désire... Me voilà à me faire enguirlander comme une petite chose fragile, ce que je ne suis pas ! Un comble tout de même ! Et en plus, il reprend les arguments que j'utilisais hier face au cousin.
— Le pauvre Théo, pouffe Sasha. Hier soir, au moment de passer à table, Ronna nous a annoncé « Théo a cassé le pied d'Agathe, alors elle monte passer la nuit à la cabane ». Elle est trop marrante quand elle s'énerve Ronna. Et son français... Les filles se sont tournées vers Théo, toutes en même temps, avec un de ces regards... J'ai eu l'impression qu'il voulait rentrer dans le plancher. Nous, les gars, on n'a rien dit mais dès la fin du repas, on a été voir Ronna en douce pour te rejoindre. Je voulais venir tout seul, mais Enzo a menacé de m'attacher à mon lit. Pour le calmer, Rem a dit qu'il venait et, du coup, on a embarqué Samuel qui roupillait à moitié. Il a fallu le traîner hors de son lit, le bâillonner. Ce qu'on a pris une fois dehors..
Je ne cache pas mon amusement. Dommage, j'ai manqué les meilleurs moment du spectacle. En plus, Sasha mime à la perfection Ronna et son délicieux accent. La mine du chat m'alerte. Il se mord la lèvre, affiche un sérieux de façade et lâche, très satisfait :
— En attendant, tu vas devoir trouver un moyen de te faire pardonner ! Parce que, quand même, il a fallu que je vole à ton secours cette fois...
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