56 - Comment pratiquer le "Théo curieux"... ?


J'arrive dans le bureau de Théo et m'installe dans le vieux fauteuil de cuir défoncé. La porte restée ouverte, il m'invite à la fermer. Euh ! La porte, pas autre chose.

D'un bond, je me relève du fauteuil et envoie un coup de botte sonore, au bas du panneau de bois, qui claque dans un bruit d'enfer. Le chambranle et le mur tremblent, sans aucun doute terrifiés par la douceur angélique de leur agresseuse.

- Bravo ! Tout en délicatesse, grince Théo acerbe.

Ses yeux débordent de rire. Cette sale habitude, je la tiens de lui, donc, il ne peut guère me la reprocher. Installée en tailleur, les coudes sur les cuisses et le visage dans mes mains en coupe, je m'impatiente. Alors cet avis sur mon combat, il va le sortir !

- Marc, ton coach, a raison. Tu te débrouilles.

Comme ça « je me débrouille » ? Il pousse, Théo, avec son commentaire minimaliste. Scandaleux ! Je fais quand même mieux que « me débrouiller ». Mon orgueil se rebelle puis, soudain, je remarque son air ironique. Il se paye ma tête, ce malotru.

- Plutôt bien... Ça fait un sacré bout de temps que personne ne m'avait chatouillé les côtes aussi gentiment. En plus, Ronna m'a appliqué du baume, un vrai délice...

Merci de m'épargner les détails, le satyre ! Le traître, il se marre. Pas question qu'il m'encense. Je ne m'attends jamais à des compliments dithyrambiques, mais tout de même.

- Par contre, tu te précipites trop et tu perds en efficacité. Tu es très rapide. Alors, profite de cet avantage pour bien étudier ton adversaire, sinon tu t'exposes trop. A la rentrée, Simon te prendra en charge. Il est encore plus rapide que moi, tu devras t'accrocher. Et ça n'est pas un tendre, il ne t'épargnera pas. J'ai une provision de baume pour toi...

La surprise me cloue sur place. Lord Antarctique ? L'Iceberg de service ? Le pseudo copain de Kermit la grenouille ? Mon coach ? Je vais en baver... Ça craint !

- D'après Marc, tu nous en veux de t'avoir tenue à l'écart des activités de l'organisation. Soyons clairs ! Je suis à l'origine de cette décision, Agathe. D'une part, tu n'es pas majeure, contrairement à Rémi. Et d'autre part, avec ce que tu as vécu dans le passé, je veux être certain de ta parfaite stabilité et de ta capacité à garder le contrôle en toutes circonstances. Rem, lui, n'a pas tes facilités, mais il travaille beaucoup et, surtout, il est parfaitement maître de ses émotions. Il possède un naturel posé. Ce qui n'est pas ton cas, à la base.

Les dents serrées, j'écoute sans l'interrompre. J'affronte le regard bleu gris qui plonge en moi comme un livre ouvert.

- Personne n'est à l'abri d'un retour de flamme au mauvais moment Agathe. Alors tu vas continuer avec Simon. Il te permettra de progresser et d'épanouir ton potentiel.

Mon avis n'entre pas dans la décision. Je dois me contenter d'acquiescer au programme prévu pour moi. Un premier test. Mon indépendance s'insurge pourtant. Et surtout, l'idée que le harcèlement dont j'ai été victime inquiète encore mon entourage... L'envie de protester avec énergie m'enveloppe. L'injustice totale, je suis doublement victime ! Ma reconstruction ne pèse pas dans la balance. Théo me voit encore comme la gamine détruite, qu'il a recueillie autrefois. Pourquoi faut-il que cette image me poursuive ? Les yeux braqués sur lui, je réponds d'une voix à la neutralité forcée.

- J'ai depuis longtemps dépassé tout ça. Pourquoi m'en reparler maintenant ?

- Parce que tu arrives à un niveau de compétence qui nécessite une parfaite maîtrise émotionnelle, Agathe. Cet enseignement ne sera jamais dispensé à quelqu'un d'instable émotionnellement. Donc, pour l'année qui vient, tu seras sous surveillance, Simon te poussera au-delà de tes limites et nous verrons ensuite, s'il y a lieu de poursuivre.

Mes yeux courent sur les rangées de livre derrière lui. Jolie épée de Damoclès, je servirai d'objet d'étude à un étrange individu originaire des glaces polaires. Pas que cela m'enchante, autant l'admettre, mais s'il faut en passer par là... Théo attend une réponse claire. J'obtempère :

- Je n'ai rien contre.

La satisfaction s'affiche sur le visage chafouin.

- Maintenant, passons à Samuel. J'ai eu avec lui, une très longue conversation.

Mon intérêt se requinque d'un coup. Connaître les raisons du soudain trouble de mon vieux copain, m'intéresse au plus au point.

- Hugo m'avait déjà expliqué les circonstances dans lesquelles vous avez accueilli Samuel. Je ne comprendrai jamais l'intolérance... celle d'une mère en plus.

Le caractère de Théo s'exprime dans cette simple remarque. Le genre de chose qui le met en rogne. Donc, le cousin sait. Bien !

- Ton père m'a expliqué qu'il était tout à fait prêt à le prendre en charge, ainsi que sa scolarité.

Une bouffée de fierté m'envahit. Hugo, mon père, mon héros, un type vraiment trop classe. Et gagner un frangin à la maison, l'idée me transporte sauf que...

- Mais, ton petit camarade refuse absolument.

Comment ça ? Le Dragon-Crétin fait des difficultés ? Gare à ses fesses ! Elles vont prendre cher quand je sortirai du bureau.

- Il a même prévu d'arrêter l'école et de se chercher un boulot, pour ne pas vivre à vos crochets, et ne pas vous envahir, avec les bébés qui arrivent.

N'importe quoi ! Mais il fume quoi Samuel, quand j'ai le dos tourné ? Satané Dragon, il ne m'a rien confié cette fois ! Estomaquée, je reste sans voix.

-... Très louable, mais le plan tout tracé pour finir exploité ou à la rue. En accord avec Hugo, j'ai fait une autre proposition à Samuel. J'ai besoin de quelqu'un pour m'aider, ici, avec les chevaux, surtout quand je pars en voyage. Ronna ne peut pas tout faire seule. Il sera logé, nourri, blanchi, avec un petit salaire et il continuera sa scolarité par correspondance.

Estomaquée, je reste sans voix.

- Enzo pourra l'aider à s'organiser. En plus, ils s'entendent très bien. Et Samuel apprendra aussi à se défendre. Je lui laisse un peu de temps pour réfléchir, mais je ne doute pas qu'il accepte. D'autant que je suis entré en contact avec son père. Vu que Samuel refuse de le rejoindre en Italie, cette option rassure son paternel. Et notre tatoué se sent bien ici. Ça lui permettra de se refaire une santé, surtout un moral, et de construire un projet pour son avenir. Ensuite, si Samuel veut revenir chez vous, Hugo et Ségo seront ravis et toi aussi...

Bon d'accord ! Théo aussi, a la classe. Un bon samaritain des montagnes, un type bien, rien à redire. Sauf que... Enzo et Samuel, je perds les deux. Perdre, pas tout à fait le meilleur mot, mais me priver de la présence de la Chaussette et de mon Dragon de compagnie m'attriste. D'accord avec la Socquette, j'ai connu des débuts mouvementés, mais aujourd'hui je l'apprécie. La rentrée ne s'annonce pas joyeuse... Depuis l'annonce du séjour d'Enzo, cette idée ne me quitte pas, et Samuel, maintenant. Sans compter qu'au printemps, Sasha subira de nouveaux examens...

- Et l'arrivée des bébés, tu vis ça comment ?

Non mais il se croit où le psycho-comique ? Va-t-il passer au crible tous les événements et bouleversements de mon existence ? Mon démon intérieur se manifeste et la réplique fuse, acide.

- Tout est prévu, à la naissance, je m'en débarrasse ! Ça vaut cher ces petites bêtes, surtout en duo. J'ai passé une annonce sur un site d'enchères sur internet. Ça n'arrête pas de monter... tu veux une part ? J'aurai besoin que quelqu'un fasse diversion pour kidnapper ces deux envahisseurs...

Le visage de Théo, impayable. Le temps que mon discours fasse son petit effet et le voilà à se tenir les côtes. Avec un peu de chance, ma très mauvaise blague dissipera son envie de pousser plus loin ses investigations... Mais le cousin retrouve son sérieux.

- Ta rentrée au lycée, aucune inquiétude ?

Pas possible ! Il va vraiment tout passer au crible. La moutarde me chatouille les narines avec virulence. Je parviens à me contenir.

- Inquiète toi plutôt pour mes petits camarades lycéens, pas sûr qu'ils survivent à mon arrivée...

La réplique lui plaît, mais je devine que Théo va poursuivre sur un terrain miné.

- Et maintenant, parlons de tes amours !

Hein ? Et puis quoi encore ? Il a migré dans la rubrique courrier du cœur, quel grand voyageur. Mais pas question d'aborder ce sujet sensible ! Alors j'affiche la couleur sans prendre de gants. Oui, ces fameux moufles, déjà oublié pour l'entrevue avec Enzo, à l'hôpital.

- Domaine réservé ! Occupe-toi des tiennes !

Je m'extirpe du vieux fauteuil défoncé mais l'odieux casse-pied me coupe dans mon élan.

- Normalement, l'opération de Sasha, c'est pour l'an prochain, non ?

Le coup bas... non pas vraiment ! La délicatesse légendaire de Théo en action. Regret dévorant, je n'ai pas frappé assez fort, l'autre nuit. Petite note à prévoir pour le Père Noël : une paire de moufle pour l'inspecteur, rouge vif avec de jolis pois vert.

- Et tu penses gérer ça comment ?

Merci à ma carnation de n'offrir aucun dégradé de blanc à mes émotions parce qu'à l'intérieur... lividité cadavérique pas moins. Depuis les résultats de Sasha et le diagnostic du chirurgien de Boston, je refuse d'accorder une pensée au problème. J'avoue, je fuis, incapable d'envisager la suite. Je m'active à entourer le Chat de toute mon attention. Et je m'emploie à enterrer l'échéance, à grand coups de pelle, dans les tréfonds de ma conscience avec dalle de ciment par dessus.

Comment je pense gérer la chose ? Alors son absence de délicatesse masquerait... Non, Théo n'oserait pas utiliser Sasha pour tester mes limites ? Le soupçon grandit en moi comme un poison. Et la rancœur avec lui, tandis que la confiance innée que j'éprouve pour mon sauveur s'effrite. Irrémédiable ? L'avenir le dira... Mes choix ? Me mettre à hurler comme une demeurée. Grosse tentation ! Seconde option : me mettre à hurler... non à le frapper comme une demeurée. Tout cela demande un peu de concision donc, autant additionner ces deux premières envies, très instinctives. En toute logique, l'une suit l'autre où l'accompagne pour plus d'efficacité. Cris, coups et Théo en étoile de mer sur le plancher ! Bien fait !

Oui, mais voilà ! Toute cette violence nuirait beaucoup à mon but premier : faire reconnaître mon indéniable maturité. Comme toujours en cas d'urgence, mes neurones fuitent du côté de Sainte Pagaille. Pour une fois, ils me rendent un inestimable service car ils ne soufflent pas l'ombre d'une suggestion, aussi débile soit-elle, avec pour résultat, un silence total de l'Asperge des Cimes. Théo confondra-t-il la chose avec une preuve de parfaite maîtrise ? Peut-être. Si je parviens à aligner deux mots, voire plus, et affirmer ma position avec un minimum de mesure. Un maximum serait souhaitable, mais pour l'heure, une furieuse envie de mordre m'habite. Si j'ouvre la bouche trop vite, aucune certitude de la zone où j'irai planter mes jolis crocs... Soudain, du fond du trou, jaillit une étincelle, microscopique, mais je m'en empare et souffle dessus avec délectation. Zut, mais comment allumer l'incendie ? J'ai beau souffler, à cracher mes poumons, rien en vue. À l'aide, les scouts spécialistes des bivouacs en pleine nature ! Ah ! Enfin une petite flammèche à exploiter.

- Moi aussi, je suis inquiète pour Sasha. Il a très peur d'avoir à subir ça à nouveau. Avec l'absence d'Enzo, il va se sentir très seul à la maison.

Ton calme, posé, une pointe d'inquiétude pour faire plus vrai, mais là, pas trop besoin de me forcer. Et toc, prends ça ! Belle diversion non ? Les yeux du tourmenteur se plissent. Surpris ? Indécis ? Difficile de deviner ses pensées.

- Ne détourne pas ma question Agathe !

L'étincelle a fait long feu... Lui avouer que pour éviter de me ronger les sangs, de ressasser le problème, je fais l'autruche, fesse en l'air et tête dans le sable, jamais ! Attention, ma silhouette ne possède aucun point commun avec le fameux volatile. Le long cou peut-être, mais chez cette bestiole emplumée, il supporte une minuscule tête, avec le cerveau en proportion. Non vraiment rien de commun avec une Asperge élancée...

Utiliser cette peur, la crainte du futur qui m'habite, déformer cette vérité, mais quelle excellente idée ! L'Agathe, manipulatrice par nature, reprend du poil de la bête, ou du légume, et s'apprête à faire sa loi dans le potager. Je me lance avec un naturel à faire pâlir une star oscarisée. Toutes ces célébrités n'ont qu'à bien se tenir, bientôt mon incommensurable talent les dévissera des sommets, où elles se pavanent encore.

- Ni lui, ni moi, ne savons ce qui se passera au printemps alors nous profitons de ce qui nous est offert maintenant, sans se pourrir la vie à s'inquiéter du reste. Tu m'as appris à anticiper quand il y a de la visibilité. Mais, là nous n'en avons aucune, à part la certitude que Sasha devra subir cette intervention. Tu voudrais quoi ? Que je pleure, je trépigne, que je me révolte contre le sort ? Excuse-moi, mais, pour quoi faire ?

Théo me jauge et je ne baisse pas les yeux.

- Très bien Agathe, mais si tu souhaites m'en reparler...

J'opine du chef surtout pour m'éviter de répondre parce que la tension menace de me trahir . Malgré toute mon affection pour le cousin, je ressens tout à coup une fêlure dans notre relation. J'accepte mal cette curiosité, que je ressens comme suspecte, sinon déplacée. En vérité, je ne supporte pas qu'il se mêle d'une question aussi intime et encore insoluble... Et puis, je devine sa supposition. La possibilité que Sasha représente une source de dérapage et que je ne parvienne pas à gérer mes émotions dès qu'elles touchent au Trésor. Théo s'imagine que le Chat crée chez moi une faiblesse dangereuse. Intolérable idée !

L'irruption de Ronna met fin à l'interrogatoire. Elle affiche sa surprise à nous surprendre dans ce face à face.

- Désolée...

Sans me forcer, je la rassure d'un grand sourire et profite de l'opportunité pour m'esquiver sans un regard pour l'autre inquisiteur réchappé du moyen-âge.

- Pas de soucis, Ronna, je m'en allais...

L'entretien considéré comme clos, je préfère prendre l'air. Trop de nouvelles, de tensions, altèrent mon humeur. Dans la cuisine, je me sers un verre d'eau et, appuyée contre l'évier, je sirote sans allant. Moral plombé ! Pas à dire, le Théo pratique en maître l'art de coller des boulets aux pieds. Me manque juste le costume de bagnard et direction Cayenne pour casser du caillou à défaut de son crâne... Ronna réapparaît et hausse un sourcil. Intuitive, elle ne me pose aucune question et me prend juste dans ses bras. Je resterais bien là jusqu'à mes quatre-vingt dix ans. Par bonheur, Ségo sieste dans sa chambre et ne surprend pas ce moment de réconfort. Dans les grands yeux sombres de Ronna, je devine inquiétude et contrariété. Elle lâche agacée :

- Théo, il m'énerve !

Pas bon ça, pour le cousin... Je grimace sans confirmer la culpabilité de l'accusé avant d'annoncer :

- Je monte à la cabane, ne m'attendez pas pour dîner. Je prends Grabuge.

Ronna comprend et ne discute pas ma décision, cette envie de solitude qui me saisit.

- Je te fais des sandwichs.

Quelques minutes plus tard, je sors par l'arrière de la maison en tout discrétion, le chien sur mes talons pour m'enfoncer dans la forêt. Un petit sac sur l'épaule, provisions de bouche, eau, une torche et une veste chaude. Je redescendrai tard, je le sais déjà ou pas du tout. J'ignorais que j'éprouverais à nouveau ce besoin de m'isoler, dans la solitude la plus complète. Mon portable abandonné sur mon lit énonce de manière claire que je ne souhaite aucune compagnie.

Bien sur, je torpille la jolie prestation offerte à Théo, encore qu'identifier la véritable raison de mon retrait risque quand même de lui poser problème : entre l'annonce d'un nouveau coach, les défections d'Enzo, de Samuel et celle à venir de Sasha, il aura de quoi s'occuper. Qu'il cogite de son côté, je méditerai du mien !

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