50 - Retrouvailles et présentations


L'énorme 4x4, suivi de près par la voiture de Ségo, grimpe le petit chemin défoncé qui mène à la ferme. Une allée pleine d'ornières et semée en son milieu de touffes d'herbes hirsutes. L'ancienne bergerie flanquée d'une grange, construite à flanc de montagne, surplombe la vallée.

Les brumes persistantes et une bruine glacée masquent encore les reliefs spectaculaires dont la vue, comme le souvenir, m'attirent toujours un sourire d'asperge anesthésiée par l'air des cimes... Le genre bien crétin, je le concède volontiers.

Nous pénétrons dans la cour close de murets de pierre sèche et la façade ancienne aux volets repeints de frais s'offre à nous. Notre petite troupe s'égaille dans la joie et la bonne humeur, ravie de se dégourdir les jambes et de respirer l'air vivifiant, sous le regard pétillant de Théo heureux de ce retour dans son aimable foyer.

L'apparition de la délicieuse silhouette de Ronna, sur la terrasse qui surplombe l'aire réservée aux voitures, provoque un moment de flottement. Elle nous accueille d'un radieux sourire en compagnie de Grabuge, le border collie noir et blanc, qui fonce sur nous et nous salue à sa manière, à grand renfort de léchouilles et aboiements.

Tout le monde se fige, en admiration totale devant... le petit visage doré, les grands yeux noirs et la grâce innée de chacun des mouvements de Ronna. Vous n'avez pas cru que je parlais du cabot ? Un amour de cabot, mais quand même ! La voix mélodieuse de la jeune femme nous salue. Elle nous rejoint et dévale les escaliers d'un pas aérien.

- Elle est vraiment très belle, souffle Samuel estomaqué par la vision très esthétique.

Malgré ses préférences, il sait apprécier la beauté féminine. Je lorgne de son côté et place mes doigts sous son menton pour lui refermer le bec.

- C'est bon le Dragon baveur ! Théo risque de ne pas trop apprécier et il y a assez d'humidité dans l'air avec Enzo et Rem. Adi va finir par lui arracher les yeux...

Le cousin plisse les yeux vers nous, soupçonneux. Mon vieil ami déglutit avec peine.

- Pourquoi j'ai l'impression qu'il a la même expression que l'autre iceberg... ça craint. Le séjour va être très long.

Samuel garde en mémoire le long examen de Théo à leur première rencontre et la déclaration en accompagnement :

- Alors c'est toi le Dragon cracheur de feu ! Simon m'a parlé de ton tempérament explosif... Pour le surnom, c'est Agathe qui t'a vendu.

Je revois mon ami d'enfance virer à l'écarlate, ses grands yeux bleus écarquillés, un petit sourire crispé sur sa bouille intimidée. L'allure d'athlète, le visage grave de son interlocuteur ne l'ont pas mis à l'aise sur le moment. Mais, un peu rassuré par le ton chaleureux, il a serré la main tendue non sans me lancer un regard furibond. Traîtresse moi ? Mais pas du tout !

Sasha glousse devant la mine ébahie de Samuel et en rajoute.

- Moi aussi je trouve qu'elle est vraiment très, très jolie, Ronna...

Je ne l'avais pas compté dans les admirateurs potentiels, je l'imaginais insensible à autre chose que la vision de son Asperge préférée. Grossière erreur. Je sursaute et grimace. Mon cœur rate un battement, voir plusieurs, et mes poumons expulsent l'air puis cessent toute fonction. Alerte à l'asphyxie.

La situation réclame un plan d'urgence. Bon ! Réfléchissons aux mesures de rétorsion : imaginons que je subisse une intervention et même plusieurs, aussi inutiles que douloureuses avec réduction de mes fémurs, tibias et péronés... Je perdrai quelques centimètres en hauteur... Oui, mais au niveau de la largeur, pour les épaules et le reste, mission impossible.

Même si je ne fais qu'un petit quarante niveau hanches, passer à un 36... Aucun chirurgien digne de ce nom n'acceptera de remodeler l'ossature de mon bassin. Peut-être que certains seront sans doute moins regardants, de l'autre côté de l'Atlantique.

Restera le visage ! Le nez, bon pas trop moche rien à refaire, le menton à raboter un peu pour arrondir l'ovale. Gonfler les pommettes. Après pour la couleur des yeux, des lentilles colorées corrigeront leur trop grande clarté. Le front. Euh, ça se retouche ça ? Pour les cheveux, coloration et extensions. Fini les coupes courtes et pratiques, zut !

Le teint va aussi poser problème à moins de m'enduire de crème colorée, autobronzant peut-être, parce que les UV sur Blanche-neige, gare au résultat. Par contre, avec ces laits, faudrait, si possible, éviter de ressembler à une carotte.

Mon projet de transformation en ravissant bibelot, fin et doré, s'avère très compliqué à réaliser, sans doute très coûteux et pour un résultat médiocre en plus. La galère... Sans compter qu'ensuite, pas sûr que je sois aussi efficace sur un tatami. Gros dilemme, mais mon mini-félin aux prunelles d'ambre vaut tous les sacrifices.

Aïe ! Ça va faire trop mal, et pas seulement au porte-monnaie. Pas douillette l'Agathe, mais les piqûres, elle n'aime pas plus que les scies à os. Et les grandes aiguilles, lui créent un certain stress sinon une vraie panique...en résumé un gros malaise en perspective.

- ... Je préfère quand même les asperges neigeuses. Du genre walkyrie élancée, achève le Trésor avec un sourire taquin.

Ô divin soulagement ! Mon cœur se rappelle à ses devoirs et invitent mon système respiratoire à reprendre ses activités via un sms bien léché « Oh ! Les feignasses, j'ai besoin d'air ! ». Et moi donc ! Comment me balader avec allégresse et me pousser à imaginer un plan foireux : adressez-vous à Sasha le Chat ! Je l'attrape par les épaules et, vengeresse, chatouille ses côtes.

Panda-Ballon s'enchante de retrouver Ronna qui s'extasie devant son opulent bidon. Dorade dodu a beaucoup profité de son été et les mini-pandas s'épanouissent et patientent avant leur incursion catastrophique dans mon univers. Terminé le plan de ma cabane vous savez où ! Mais si, au fond du jardin.

Après la rentrée, j'attaque les fondations avec l'aide de Samuel, réquisitionné d'office et toujours dans les bons coups. Et puis là, il s'agit de manier la pelle, rien de dangereux et pas d'escalade. Ségo embrasse Ronna et lui présente notre petit groupe. La jeune femme s'empresse de biser les envahisseurs que nous sommes. Le cousin Théo, en bon clown, esquisse une petite révérence devant sa ravissante compagne :

- Moi c'est Théo, merci de m'accueillir dans vos montagnes !

La jeune femme penche la tête, examine le boute-en-train, et soupire :

- Hum ! Cette moche tête me rappelle quelque chose...

Malgré les années déjà passées en France, Ronna conserve un délicieux accent et un phrasé parfois fantaisiste.

- Comment ça moche ? S'insurge le cousin outré, les poings sur les hanches et qui se tourne vers moi pour me prendre à témoin, Agathe, je suis martyrisé ! Moi, l'adonis des cimes !

L'asperge, des cimes elle-aussi, lui offre une grimace désabusée :

- Tu m'en diras tant, d'habitude c'est toi le tortionnaire alors, juste retour des choses.

Les éclats de rire fusent et saluent ma réplique tandis que j'embrasse Ronna avec affection. Un vrai bonheur que de la retrouver. Pendant ma convalescence, elle m'a aussi beaucoup épaulée. Et en réalité, Théo, notre bienfaiteur, possède un charme fou. Son visage, sans être classique affiche, des prunelles d'ardoise sous des sourcils décidés, un nez busqué au-dessus de la bouche au pli rieur. Ma cible se renfrogne et passe un bras de propriétaire autour de la fine taille de sa dulcinée.

- Ma vengeance sera terrible, annonce le Théo-boudeur, allez au boulot, déchargement des bagages et au trot, les esclaves ! Et demain debout cinq heures du mat et crapahutage de malade dans la montagne, ça vous apprendra bande d'ingrats !

Les sourires s'agrandissent de manière drastique tant la menace paraît peu crédible. Nous logerons dans l'ancienne grange restaurée et réaménagée, avec un dortoir pour les filles. Les garçons auront l'honneur de la maison principale tout comme Ségo. Sacha partagera une chambre avec Rem et Samuel. Enzo s'installera dans la chambre que j'occupais lors de ma convalescence, toute proche de celle de Ronna et Théo.

La chaussette restera sous surveillance constante. Je me souviens des nuits passées, veillée par le cousin qui s'inquiétait de mes crises d'angoisse baignées de larmes. Au final, je préfère rester avec mes copines même si la présence de Sasha ne me déplairait pas. La mise à l'étude d'un plan d'incursion-extraction nocturne se profile...

Nous découvrons la grande pièce, aux murs lambrissés, et les rangées de lits individuels aux couvre-lits colorés. Elle accueille souvent des randonneurs car les sentiers de Compostelle passent à proximité et le couple ouvre sa porte aux pèlerins ravis de l'étape.

- C'est trop génial, s'extasie Flo étalée en étoile de mer sur son lit, on va être trop bien et la météo s'annonce belle dès demain.

Adi, sur le ventre, jambes en l'air, partage son enthousiasme.

- On va faire de super ballades. Et avec Kali qui arrive, notre petite troupe sera au complet!

Une fois nos affaires logées dans les armoires, pour moi en un vrac artistique, nous redescendons et rejoignons nos camarades dans la grande pièce principale. Je la retrouve inchangée avec la grande table. Oui, celle-là même autour de laquelle je coursais mon sauveur pour l'assommer à grands coups d'encyclopédie. Je chuchote à l'oreille de Ronna car le film de mes exploits reste disponible et je m'offrirai bien un visionnage en groupe...

- Oh oui, ça fait trop loin que je ne l'ai pas vu, approuve ma complice hilare, mais je le cache pour pas que Théo le jette.

L'odeur qui s'échappe des fourneaux de la grosse cuisinière en fonte titille mes narines et je reconnais le parfum succulent. Tartiflette maison, le bonheur ! Les spécialités indiennes nous les dégusterons plus tard. Je salive d'avance à l'idée des lardons, oignons et fromage fondu sur les pommes de terre.

Sasha étouffe un bâillement. Avec un départ aux aurores et les kilomètres parcourus, la fatigue gagne les organismes. J'entraîne le chaton sur le canapé du salon. Il se cale contre mon épaule et étouffe un bâillement. Enzo nous rejoint. Son visage pâle trahit sa lassitude. Après un moment, je les abandonne, à moitié assoupis.

- Restez tranquilles tous les deux, je vais aider à mettre la table.

Sur les consignes de Ronna, je réquisitionne Rem et Samuel et leur fourgue les piles d'assiettes dans les mains. Les filles s'occupent des couverts et des verres. J'aperçois Théo qui observent les deux frères au repos dans le salon juste dans le prolongement de la salle à manger.

J'apprécie de retrouver ce décor champêtre, les murs de pierre apparente, les poutres de chênes, la grande cheminée ouverte au manteau sculpté et usé, les meubles de bois massif. Je retrouve mes marques et m'occupe à trancher une grosse miche de pain odorante.Théo à mes côtés garnit les panières en osier.

- Pas trop crevée Agathe ? S'enquiert le cousin soudain plein de sollicitude.

- Ça va. Sasha et Enzo par contre, le voyage les a cuits.

Les prunelles inquisitrices m'observent :

- Dis donc, tu ne m'avais pas dis que toi et ce petit gars...

Je m'étonnais aussi qu'il s'inquiète de ma fatigue ! Juste un prétexte pour attaquer le sujet de conversation qui pique sa curiosité... Je braque le couteau à pain vers la commère des montagnes.

- Comme si Panda-concierge ne t'avait pas déjà mis au parfum.

Il se marre et susurre moqueur :

- Vu comme il te scotche, j'aurais deviné quand même. Vous êtes adorables. Qui aurait parié sur une Agathe tendre comme de la guimauve...

Quel enquiquineur ! Je me retiens de lui caresser les côtes d'un coup de coude aussi affectueux qu'appuyé. Trouver des petits coins tranquilles pour de petits bisous volés avec cet aigle des sommets, du sport en perspective ! En plus, j'aurai la concurrence d'Adi et Rem pour dénicher des planques à l'abri des regards indiscrets. Je menace avec un air assassin.

- Si tu embêtes Sasha, je t'étripe Théo !

Il se paye ma tête, c'est flagrant ! Mais où veut-il en venir ?

- Ok ! Alors on fait un deal ! Tu ne montres pas le film où tu m'assommes à coup de bouquin à tes petits camarades et moi, pas un mot sur toi et Sachounet...

Ahhhh ! Dilemme. Moi qui me faisais une joie de visionner la chose avec mes complices ! Gros soupir de déception. Enfin rien ne m'empêchera de dénoncer l'odieux chantage à Ronna dès que Théo aura le dos tourné. Contre cet esprit retors, tous les coups sont permis !Elle s'occupera de punir le maître chanteur.

Pour l'heure, je valide le contrat mais il ne perd rien pour attendre l'affreux cousin. Sans compter les révélations qu'il me doit sur certains petits secrets bien gardés ! Ce que je lui rappelle d'ailleurs.

- D'après Marc, tu me dois quelques explications aussi... vu qu'on n'a pas eu le temps de se voir tous les trois avant le départ. Comme par hasard !

- Vraiment ?

Le voilà qui fait de grands yeux innocents. A d'autres !

- N'essaie pas de te défiler ! Il est loin le temps où je me faisais laminer par mon copain TBB*, alors si tu ne veux pas goûter à mon savoir-faire... A bon entendeur, cousin !

J'obtiens un joli ricanement en réponse. Je sens que je vais me le trucider sous peu le clown des montagnes.

- Ouh là là j'ai peur ! Ça me dirait bien d'évaluer tes progrès, jeune demoiselle.

- Quand tu veux espèce de comploteur-de-derrière-mon- dos ! Je rêve de te faire bouffer de la paille... Et demoiselle c'est ringard. Maintenant c'est Madame. Même en altitude vous captez les infos tout de même !

Un bon fou rire nous secoue. La complicité demeure intacte. Cette atmosphère m'a manquée et je la retrouve avec une satisfaction non dissimulée, heureuse aussi  de la faire découvrir à mes petits camarades. Sans doute qu'Enzo, au démarrage, ne sera guère sensible à cet esprit loufoque mais petit à petit...

___________________________

* TBB the boxing bag : le fameux sac de box contre lequel Agathe a commencé à apprendre à frapper lors de son premier séjour en montagne et comme elle n'était ni douée ni très physique à cette époque, elle finissait souvent en étoile de mer à manger de la paille.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top