39 - ALERTE !!!
Sasha endormi et bordé comme il se doit, Panda-ballon occupée dans la cuisine à nous concocter quelques délicieuses recettes, Enzo et moi nous glissons en toute discrétion à l'arrière de la maison.
Notre but : épier, espionner, rafler de précieuses informations ! Des scrupules ? Pour quoi faire ? Notre ultime objectif est de protéger sa majesté le Chat occupé à récupérer de ses émotions et d'une nuit à la belle étoile. Pour constituer une équipe fiable, les hautes autorités ont procédé à l'association de phénomènes ultra-spécialisés dans l'espionnage, le nec-plus-ultra des agents, plus connus sous les noms de code : la Socquette-insomniaque et l'Asperge neigeuse.
Nous pénétrons, en catimini, dans la buanderie et nous approchons de la fenêtre sur la pointe des pieds. L'ouverture entre les volets nous permet d'apercevoir les deux sujets, une bière à la main, assis dans des sièges bas. Deux hommes très différents mais chacun à leur manière, très séduisants. Sur ce point, égalité.
La discussion, encore sur terrain neutre, nous parvient par bribes. Très frustrant.
- ... près de Boston. J'ai monté ma boîte là-bas. Je reviens une où deux fois par an pour voir les garçons et eux...
A vrai dire nous ne saisissons pas grand-chose et comme le budget très serré de notre Département ne nous permet pas les équipements audio "dernier cri" et que d'autre part, nous avons décidé de cette mission sur une intuition... Les moyens les plus simples restant les plus efficaces, je débloque la fenêtre. Les volets, entre-ouverts, nous dissimulent et les voix deviennent plus claires. La discussion s'oriente sur un sujet des plus passionnants : l'incident classifié sous le code "baffer l'Asperge".
- Désolé d'avoir giflé ta fille... C'était un malheureux accident...
Accident ? Minable comme justification !
- C'est d'abord à elle qu'il faudra présenter tes excuses.
Exactement ! Le ton froid d'Hugo ne cherche pas à mettre à l'aise son interlocuteur qui, nerveux, se désaltère pour se donner contenance. Pas facile d'affronter un frenchy remonté et qui ajoute, histoire d'enfoncer le clou, même pas besoin de lui présenter le marteau :
- A la base, je ne crois pas que gifler Sasha était approprié.
La remarque posée arrache un reniflement d'approbation chez mon voisin dont j'attrape le bras pour qu'il ne se laisse pas aller. Un rien pourrait nous trahir. Comment expliquer à nos deux paternels la raison de notre présence ? Je vous laisse imaginer :
- Euh les gars, Services Secrets de sa Majesté, mission spéciale ! Nous avons toutes les autorisations ! Si, si, d'ailleurs sa Majesté confirmera, une fois sa sieste terminée, hein ! Oui, sur le canapé du salon, c'est cela...
Super crédible ce discours.
Mike a baissé la tête et répond d'une voix très lasse. J'en aurais presque des frissons de compassion. J'ai dit « presque ». Je jette un coup d'œil à Chaussette-Bond, émule de James oui, le très fameux. Sourcils froncés, regard sombre, il se concentre sur le Bulldozer. J'ai un doute tout à coup. Non, pas qu'Enzo se transforme en digne Tractopelle, assure la succession et prolonge la formidable lignée des agresseurs d'asperge. Après tout, il était bien parti pour, si je me réfère à un certain comportement... « Oui mais ça c'était avant » ! Je sais, moi aussi j'ai vu la pub.
Non ce que je crains, là, ce qui effleure le « « 1% » de sensibilité dédié à Socquette : que ce que nous allons surprendre ne lui soit pas très agréable et qu'il le vive mal. Trop tard, lorgnons et ouvrons nos écoutilles, matelots ! Mon séjour en Bretagne a laissé des traces, désolée... Mike se frotte la nuque et poursuit morose :
- Je sais, j'ai perdu mon calme. C'est impardonnable. Sasha a touché un point sensible et j'ai...
- Perdu les pédales ! Achève mon père.
Le long silence qui suit me fait craindre que notre opération « écoutes illégales » ne soit qu'une perte de temps.
- Sasha, l'avoir mis dans cet état, je me sens vraiment minable... Sans le savoir, il a deviné la vérité et me l'a renvoyée en pleine face... C'est vrai, je les ai abandonnés, j'ai fui comme un lâche. Entendre ça de sa bouche, je n'ai pas supporté parce que je me mens depuis si longtemps. C'était plus simple que de regarder les choses en face...
L'expression de mon père trahit sa surprise. Mike rit, un rire rauque, sans gaité.
- Bizarre, je parle à un parfait étranger de choses que je n'ai jamais été capable d'aborder avec mes propres enfants. Plus facile quand l'avis de la personne en face n'est pas vital.
Un long silence, encore, que mon père laisse filer sans intervenir. Mike demeure assis en face de lui, le regard vague, comme assommé. Puis il parle, la voix assourdie. Les mots blessent sa gorge, sa diction est difficile.
- J'ai eu un frère, Luc. Il avait cinq ans de plus que moi et il souffrait d'une affection cardiaque héréditaire. A l'époque, la médecine, la chirurgie, ne permettaient pas de le guérir... Je l'ai perdu, il allait avoir quinze ans. Le chirurgien n'a rien pu faire, trop compliqué à opérer mais Luc voulait le tenter et il est mort sur la table d'opération...
Un ange passe. Je me sens glacée, je n'ose même pas regarder Enzo.
- Mon frère, je l'ai toujours vu fragile, très peu actif. Il passait le plus clair de son temps à lire mais il s'est battu jusqu'au bout. Il a disparu comme ça, comme une bulle de savon alors que c'était tout mon univers. J'avais dix ans, je passais le plus clair de mon temps avec lui... Luc râlait et me mettait souvent dehors pour que je vois d'autres personnes mais je revenais toujours vers lui. Les autres m'ennuyaient, lui, il me racontait tous ces voyages à travers la lecture. Et puis d'un coup, ça a été le grand vide. J'ai grandi tout seul, terrifié à l'idée de perdre encore ceux que j'aimais. A l'âge adulte, j'ai rencontré Anne. J'ai gardé mes distances longtemps, mais elle m'a traqué sans relâche...
Les traits de Mike s'animent, heureux de ces images ranimées dans sa mémoire :
-... nous nous sommes mariés, quelques années plus tard, sans avoir vraiment abordé la question des enfants, un sujet que je prenais soin d'éviter. Elle finissait son internat quand elle m'a annoncé sa grossesse. J'étais terrifié.
Une petite pause, une gorgée de bière puis il reprend, les yeux dans le vide.
- Quand Enzo est né, j'avais tout juste trente ans. Un bébé magnifique et en parfaite santé, un vrai cadeau du ciel et un soulagement. Comme si la malédiction était levée. Mais quand cinq ans plus tard Sasha est arrivé, je suis redescendu brutalement de mon nuage. Je lui avais transmis cette malformation cardiaque. Et tout est remonté à la surface, je vivais dans une angoisse permanente. Quand Sasha a été diagnostiqué avec précision, je ne l'ai pas supporté. J'ai fui, prétextant mon travail... Pour moi, je ne les abandonnais pas, enfin c'est ce que je voulais croire. Non, je cherchais le meilleur traitement pour lui, je gagnais de l'argent pour qu'il ait accès aux soins les plus efficaces, pour que lui et son frère ne manquent de rien. Mais la vérité, c'est que je n'étais pas là, que je mettais le plus de distance possible. La séparation avec Anne était inévitable, je n'avais pas son courage de mère pour assumer.
Encore une très longue pause.
- Tes fils sont au courant ? demande mon père avec douceur.
Mike boit une nouvelle gorgée, puis secoue la tête.
- Non, je n'ai jamais réussi à aborder le sujet. Anne m'avait promis de se taire. Pour elle, c'est à moi de leur en parler mais ce courage là, je ne l'ai jamais eu... Pas facile de passer pour un lâche, d'avouer que cette manie du contrôle, elle me permet de penser que je gère, que rien ne peut se produire sans que je le décide. La chirurgie n'est plus un problème mais je voudrais que l'intervention de Sasha soit anticipée, simplement pour ne plus vivre avec cette menace constante, la terreur qu'il lui arrive quelque chose. Je me suis éloigné d'eux, me suis privé du bonheur de les voir grandir et aujourd'hui je ne suis même pas foutu de les écouter et de leur parler. Je nie la maturité d'Enzo pour éviter d'avoir à m'expliquer sur mes choix. Et considérer Sasha comme un enfant, m'autorise à décider à sa place. Contrairement à ce que je croyais, je n'ai jamais fait le deuil de mon frère, je n'ai jamais accepté sa disparition. Depuis lors, j'ai tout fait pour n'avoir jamais à revivre ça avec Sasha. Pitoyable.
Je déglutis avec peine, ma gorge serrée autorise à contre-coeur le passage de ma propre salive. A mes côtés, Enzo serre les poings, ses jointures blanchissent. Et son visage... ravagé. Les larmes débordent, noient ses grands yeux sombres et dégoulinent. La surprise le foudroie. Le genre de secret de famille qu'il ne fait pas bon découvrir en écoutant aux portes comme aux fenêtres... Je serre son épaule, en soutien pathétique au choc qui vient de l'assommer debout. Il me regarde à travers ses larmes et... Oh la cata ! Enzo se réfugie contre mon épaule et dans un réflexe bien malvenu, je referme mes bras sur lui et lui tapote le dos avec une aisance que je vous laisse imaginer. Me voilà à consoler une Socquette-détrempée, et grand format en plus. Vraiment, je préfère, et de loin, serrer Sasha contre moi. Là, je garde une distance très raisonnable, pas très à l'aise et le cœur un peu chiffonné devant ce chagrin aussi spectaculaire qu'inattendu. Vraiment le genre de nouvelle à vous allonger en un coup... aussi efficace qu'un coup de pied circulaire.
Enzo s'écarte légèrement et je lève les yeux sur lui, inquiète malgré tout. Nos regards se mêlent. Un instant, un très bref instant, le charme dévastateur de ce visage s'impose. Des traits réguliers, rien de commun avec la délicatesse de Sasha, plus adultes, plus affirmés. Enzo se penche, avec lenteur, mes yeux fixent sa bouche et je réalise que cette proximité annonce... Réflexe salvateur, je pause ma paume sur ses lèvres et le repousse avec fermeté. Il recule d'un pas, passe une main nerveuse devant ses yeux comme pour se réveiller.
- Pardon Agathe... Je ne sais pas ce qui m'a pris.
Je ne suis pas fière de moi, il s'en est fallu d'un cheveu qu'Enzo ne m'embrasse et pire que tout, j'ai failli le laisser faire. Bouleversé, il a perdu pied et moi avec. Moment d'égarement... je veux le croire.
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L'auteure rappelle à son aimable lectorat que le jet de tomates ou oeufs pourris sur son aimable personne est strictement prohibé sinon elle menace de suspendre la publication pour au moins... un certain temps.
Bien sur, elle serait la première punie de ne pouvoir vous faire partager la suite des aventures de votre héroïne. Ne criez pas au scandale ! Il ne s'est rien passé, enfin presque rien, à peine, Enzo n'a pas "fauté" et heureusement, parce là c'était l'étripage assuré, enfin je le suppose.
Voilà c'était une "alerte" même pas à Malibu en plus. Pour la délocalisation de l'histoire, nous verrons cela, plus tard. Sans vouloir en rajouter, j'ai failli appeler ce chapitre "Le baiser du serpent" mais vraiment ça n'était pas sympa pour Enzo.
Bises
PS : petit cadeau ci-dessous : "Triste fin pour une tomate"
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