36 - Absence



Quinze jours déjà, passés loin de Sasha... Mon petit cœur souffre, palpite... Mon appétit prend la fuite, mon sommeil la poudre d'escampette, version non-magique de la poudre de cheminette de ce très cher Harry. Loin de mon « Trésor ambulant » je déprime grave, comme toute fille qui se respecte, trop, mais trop trop...

Vous rigolez ? D'accord il me manque, ici nous partagerions des moments formidables, mais bon, la terre ne s'arrête pas de tourner pour une séparation de quelques semaines. Si ? Personne ne m'en a informée. Ici, le soleil brille, en dehors de petits passages nuageux et humides, les oiseaux chantent, en breton, et les plages me tendent les bras. Refuser ces merveilles et faire la tronche dans mon coin pour gâcher mes vacances et celles des autres... pitoyable ! Je refuse tout net cette option et profite de mon séjour !

La vie est belle, même sans Sasha à mes côtés. Peut-être que si la séparation se prolongeait... Je chasse l'idée mais lovée dans un coin de ma tête, une petite lampe rouge clignote en continu. Forte envie de la dégommer à coup de marteau , mais comme la loupiote se loge dans ma cervelle, la manoeuvre est risquée... La chose, la séparation d'avec Sasha pour ceux qui aurait décroché suite à l'envie de coup de marteau sur qui vous savez,  pourrait bien se produire et durerait bien plus que quatre semaines. Pour l'heure, j'ignore l'odieuse angoisse et je profite du petit matin frisquet pour me glisser hors de la maison, traverser le jardin et descendre la petite sente bordée de touffes herbeuses qui conduit à une très longue plage de sable fin.

La marée descendante m'offre un prodigieux terrain de jeu, à partager avec la faune locale, en particulier les mouettes dont le "chant" mélodieux achève de me réveiller. Enfin, mélodieux, pas tout à fait. La mer se retire loin et je marche à sa rencontre après avoir posé mes chaussures à l'abri d'un rocher mousseux et arrondi. J'adore courir de bon matin à la lisière des vagues. L'eau très fraiche m'arrache une grimace. J'inspire l'air iodé à plein poumons puis je commence à trottiner en évitant les coquilles vides et autres petites bestioles bizarres dont le périscope émerge du sable. Mon regard suit le ballet des mouettes qui filent au ras des vagues, hurlent et se querellent.

Tout à l'heure, à bicyclette, je pousserai jusqu'au village tout proche pour dévaliser la boulangerie. Rien que penser à l'odeur du pain chaud et des viennoiseries, je salive déjà. Après une bonne heure de ballade trottée, nez au vent, je remonte à la maison et enfourche le vieux vélo rouillé du Panda-rondouillard. Tous les ans, mon père se promet de lui offrir une nouvelle jeunesse, révision complète et peinture éclatante. Moi, ce vieux clou me convient. Il couine un peu, mais la petite route, sans vrai dénivelé, n'exige pas un pédalage monstrueux. Je longe le port où les bateaux gisent sur la vase et attendent que la mer reprenne possession de son domaine. Pas grand monde dans les petites rues à cette heure matinale. Les maisons au toit d'ardoise, encore endormies, se serrent les unes contres les autres.

J'abandonne mon deux-roues à pédales contre un muret et traverse pour pousser la porte de ma boutique favorite. Le voluptueux parfum du pain chaud m'enveloppe et la patronne m'accueille avec le sourire et les bises qu'elle réserve aux habitués. Nous discutons quelques minutes et elle m'annonce :

- Samuel arrive demain...

Samuel. Dans mon souvenir, un petit blondinet hyperactif, partenaire de construction de châteaux de sable gigantesques, compagnon de dégustation de galettes nappées de caramel au beurre salé, pêcheur à pied dans une recherche éperdue des plus beaux coquillages... Mon enfance remonte d'un coup et la nostalgie de ces temps bénis avec. Un déménagement dans une zone aux dates de vacances différentes des miennes et nous nous sommes perdus de vue. Notre correspondance s'est amenuisée au fil des ans, pour se réduire à quelques messages pour notre anniversaire et le nouvel an. Et sa personnalité d'aujourd'hui ? J'en ignore tout. Je le soupçonne d'avoir pris ses distances. Pourtant, lors de mon séjour prolongé chez le Cousin Théo, nous échangions encore beaucoup. Le fossé s'est creusé ensuite... Peut-être mon inattention et mon manque de disponibilité, un impair à réparer et je m'emploierai à renouer avec mon ami d'enfance. Je m'avoue ravie de le revoir au grand contentement de sa tante. Ma commande quotidienne récupérée, je m'esquive après avoir promis de venir voir Samuel. Je m'active pour le retour parce que j'adore la tête pas réveillée de mon père qui se défroisse quand l'odeur du café et des viennoiseries chatouille ses narines. L'impression de ranimer un mort-vivant somnambule. Il râle à chaque fois parce que je pouffe de rire. Vraiment un spectacle matinal à ne pas manquer !

Notre programme serré comme un expresso prévoit ce matin un affrontement sanglant. Comme tous les ans, nous nous offrons un duel en char à voile. J'adore ces machines. La prise en main demande un peu d'application mais ensuite, l'issue très aléatoire de nos folles courses poursuites dépend avant tout de notre capacité à bien prendre le vent. Aujourd'hui je file à la douche et m'épargne la séance d'assouplissements censée entretenir la souplesse de mon fabuleux petit corps... d'accord, pas petit, mais le « fabuleux », je le garde. Après tout Sasha confirme. Peut-être pas tout à fait dans ces termes, mais je m'accorde le droit de broder un peu. Rem, lui, me rebaptise aussi « la machine de guerre ». Très classe, mais pas très gracieux. En plus l'appellation m'évoque un Char d'assaut avec chenilles, tourelle et canon... Bien digne de la délicatesse légendaire de la Bouclette Sauvage. Néanmoins pour ne pas trop gaver la « machine », pédale douce sur une spécialité locale : le kouign Amann*. Une orgie de beurre et de sucre ! Un délire gustatif... donc je rallonge aussi mes petits footings matinaux. Il ne faudrait pas que Rem ou pire, Enzo, me fauche sur le tatami si je perds ma rapidité de déplacement pour cause de popotin alourdi. J'imagine d'ici les commentaires bien sentis de Salade-triomphante et sa copine, Chaussette-téméraire. La honte assurée !

Petite précision pour ceux persuadés que Bretagne et pluie sont inséparables ! Bien souvent les chutes d'eau se résument à un crachin très vivifiant. Ensuite, paroles de gens du coin, en Bretagne, il fait beau plusieurs fois par jour... et cette blague murmurée un temps au coin du feu « En Bretagne, il ne pleut que sur les.... « Censuré » !

En bonne Agathe précieuse, je ménage chaque jour des instants de totale tranquillité pour Ségo et mon père. Ses larmes, ce fameux jour, puis sa joie rayonnante à l'annonce de l'arrivée des jumeaux, sa fierté pour ma réaction et le coup de grâce : des chaussettes pour mini-pandas, je conserve de ce moment un souvenir ému. Et ces futurs petits monstres d'égoïsme : tout à fait digne de leur grande sœur, pas arrivés et les voilà qui perturbent toute la maisonnée. En grand secret, je peaufine toujours les plans de ma cabane au fond du jardin...

Au milieu de cette atmosphère détendue, des messages s'affichent avec la régularité d'un métronome sur mon téléphone. Oui, quand même, bien que très à l'ouest, nous profitons d'un réseau tout à fait correct. A cette vitesse, le forfait de Sasha va exploser. Le Chat tourne en rond. Très mauvais ça... Arrivé depuis peu, son père le monopolise mais ne dissipe pas son ennui ni son agacement. Quand au sujet qui nous angoisse tous, j'espère juste que le « lourdaud » de service, en digne bulldozer, ne lamine pas Sasha. L'idée de le récupérer d'une humeur massacrante ne me réjouit pas. Je déteste plus que tout le voir recroquevillé dans sa coquille. Dans l'après-midi, le flux de message se tarit. Étrange, d'ordinaire, nous échangeons parfois jusque tard dans la nuit. Mon instinct flaire un problème. J'expédie un petit sms à Enzo. Il me doit bien quelques informations, après tout je lui ai filé mon beaume magique pour ses bobos. Réponse quasi-immédiate ! Il écrit en clair sans abréviation ni fautes d'orthographe. Un perfectionniste, je vous le dis !

« Bonjour, le Chat ne va pas fort, appelle-le vers 21h00, ça lui remontera le moral. Merci Agathe. Bises »

Oh ! La Chaussette affectueuse s'offre des familiarités par écrit... A surveiller quand même, un frère me suffit ! Le « ne va pas fort » confirme mes soupçons d'Agathe de chasse. Je le savais ! Après tout, Enzo a confirmé être une réplique, pas encore finie, de son paternel. Imaginer l'état de nerf de Sasha me fend le cœur. Traduction  : me file des envies de meurtre contre qui vous savez ! Et en plus mon talent pour les conversations à grande distance... minable. Seul Rem décode à la fois mes silences et mes intonations. Sasha peinera à lire entre les lignes de mes onomatopées. Forcer ma nature : une obligation.

En Agathe rusée, je tanne mon père pour qu'il offre une soirée romantique à Ségo. Iguane-peluche se fait un peu prier, gênée de m'abandonner une fois encore à mon triste sort... Je la convaincs avec une bise affectueuse sans avoir à me forcer. Oui je sais, je m'adoucis mais Dorade-ramollie rend mon père heureux, j'aime mon père donc j'aime... disons que j'ai de l'affection, ça suffira pour commencer. Une fois le gentil couple expédié dans un petit restaurant sympathique où j'ai réservé une table, je file sur le port, m'offre une galette saucisse, le véritable hot-dog breton, chez le petit marchand ambulant qui siège près des quais. Je m'installe au bout de la jetée et profite du spectacle, soleil couchant, mer d'huile, bateaux qui regagnent le port... Le paradis des Asperges.

A l'heure prévue, je m'installe sous la véranda et je sonne Sasha qui décroche dans la foulée. J'entame la conversation avec un « Bonjour mon Chat !» énergique.

- Bonjour Agathe.

Sa voix se casse. Suffisant pour que je le devine à bout de nerf. Merci Enzo de m'avoir alertée. Tout en douceur car j'ai beaucoup travaillé la chose, je tente :

- Ça va aller mon Chat, je rentre dans dix jours.

Long silence avec petit reniflement révélateur. Je serre des dents, pas le moment de laisser l'émotion prendre le dessus. Il souffle très bas comme honteux de l'avouer :

- C'est long sans toi.

- Pour moi aussi tu sais.

Que dire de plus ? Comme lui transmettre cette énergie qui bouillonne en moi et dont il est privé ? Quelle frustration. Injuste nature qui me privilégie mais m'interdit de partager. Rem saurait quoi faire lui... oui, il le ferait parler et n'éluderait pas le principal sujet de tension.

- Comment ça se passe avec ton père ? Dis-moi ?

La réponse, longue à venir, s'alanguit dans un murmure.

- Il veut que je reparte avec lui... maintenant.

L'annonce me cloue sur place.

- Enzo et lui se sont engueulés, je n'avais jamais vu mon frère aussi énervé. Depuis, ils s'évitent. Maman attend l'avis du chirurgien américain. Il a tous mes résultats. Pour le moment, pas de nouvelles

Reniflement. Bruit de kleenex froissé.

- Mais ton médecin, à la clinique, il dit quoi ?

- De ne pas m'inquiéter, que mes résultats sont corrects, que si je suis prudent et calme... On voit qu'il n'a pas mon père sur le dos.

La rage m'étouffe. Pourquoi mettre autant de pression sur son fils souffrant ? L'inquiétude n'excuse pas tout. Je refoule ma colère. Sasha soupire.

- Attendre c'est le pire, surtout que mon père ne voit que par son copain chirurgien, l'avis des médecins d'ici il s'en fout. Si au moins je pouvais être tranquille, mais pas moyen. Du coup demain, mon frère m'emmène à la piscine. Mon père ne voulait pas, il a dit que ça risquait de me fatiguer et Enzo lui a balancé que le plus fatiguant pour moi, c'était lui. Même maman s'est marrée.

Brave Chaussette !

- Rem et Adi viendront aussi. Kali n'est pas encore rentrée, dommage.

Ouais, dommage pour moi aussi. Tout ce petit monde va profiter de sa compagnie et je jouerai l'Agathe solitaire. La vie est injuste.

- Agathe ça va ?

Mon mutisme l'inquiète.

- Génial ! Ces empaffés vont se régaler du temps passé avec toi et moi je suis à l'autre bout du monde, exilée. En plus la Salade-retorse va te faire jouer aux échecs et quand je rentrerai, tu me piqueras toutes mes pièces ! Mais attention, je te préviens, personne d'autre que moi pour te servir de coussin, t'envelopper dans ta serviette ou te sècher les cheveux sinon je ne réponds de rien ! D'ailleurs j'envoie dès ce soir une liste d'interdiction à ces sales profiteurs.

Le rire cristallin retentit au creux de mon oreille. Ma tirade outragée porte ses fruits. Il se moque.

- Alors pas d'échecs, pas de baignade et pas de coussin ?

- Surtout pas de coussin ! Je massacre toute prétendante à ma fonction !

Mon ton féroce déclenche sa franche hilarité ;

- Donc t'es jalouse !

Le chaton sort ses griffes. Enfin ! Euh... Jalouse, oui, irrémédiablement.

- Estime-toi heureux ! Je n'ai pas étranglé Yamiko avec ses propres cheveux quand elle te collait comme un pot de glu.

Un souffle dans le téléphone trahit un fou-rire silencieux. Son humeur s'améliore de manière radicale.

- C'était faux.

Je répète sans comprendre.

- Faux ?

- On n'est jamais sorti ensemble Yami et moi. On faisait semblant pour te rendre jalouse.

Oh ! Le mini-machiavel ! Il a osé.

- Et les girls ont trouvé le plan génial. Elles en rajoutaient une couche à chaque fois que tu regardais dans notre direction...

Règlement de comptes à mon retour, je le jure. Je grince des dents.

- On ne s'est jamais embrassé.

Et puis quoi encore ! Mon sang bouillonne. Là, Yamiko pouvait faire ses prières.

- A peine tenu la main...

Encore trop ! A moi, les jolis doigts de Sasha. Mes pensées débridées déboulent dans un désordre total. Narquois, il s'enquiert :

- Tu t'es fait du souci ?

J'inspire pour lâcher, avec un sérieux mortel.

- Tu me refais un coup du genre et je te préviens, tu auras droit à une vraie fessée !

Petite protestation dédaigneuse.

- Je ne suis plus un bébé.

- Justement, je peux te promettre que tu auras du mal à t'assoir.

Le chat glousse, ravi de mes réactions. Malgré tous mes efforts, je ne parviens pas à dissimuler mon dépit. Au moins ma jalousie a le mérite de le distraire. Et pour me finir, il glousse très satisfait puis poursuit :

- Dommage que Yami ait pensé qu'en se rapprochant de moi, elle pourrait profiter de la situation pour...

- T'éloigner.

- Oui, elle pensait que toi et moi nous sommes trop différents et que je finirais par la regarder...

Plutôt fine cette petite de jouer l'opportuniste.

- Je m'en suis voulu. Elle voulait qu'on s'embrasse quand tu nous regardais et quand je lui ai dit...

Sasha s'interrompt.

- ... que c'était toi ou personne. Elle a pleuré.

Purée l'émotion me cueille et me pique les yeux. Une bactérie très virulente attaque mes glandes lacrymales. Son nom : romantisme crétin. Désolée, je ne connais pas la version latine, à vue de nez je dirais « Romanticus Cretinus » ? Garde la tête froide l'asperge, sinon tu vas te faire bouffer.

- Tu m'en veux ? Questionne le Maître Chat.

- A mort !

Tout au plaisir de ma réplique, il se marre sans vergogne. Nous discutons encore un moment sur un ton tendre et léger. Je lui raconte tout de mes occupations tueuses de temps. La conversation s'achève sur des mots doux dignes d'un roman à l'eau de rose. Facile de critiquer jusqu'au moment où la situation vous plonge dans la guimauve. Que celui qui n'a jamais pêché de la sorte m'offre mon poids en chamalow !

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*Kouign Amann : ingrédients

250 g de farine200 g de beurre200 g de sucre en poudre10 g de levure fraîche10 cl d' eau2 pincées de sel

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