30 - La famille s'agrandit...


Quand je quitte la chambre, Sasha dort à poings fermés. Forte tentation de m'allonger à ses côtés, juste pour le plaisir d'assister à son réveil mais ma raison l'emporte. Je redescends, attrape mon sac, pressée de vider les lieux sans croiser « Tête à claques ».

En toute discrétion, je m'apprête à refermer le portillon quand j'entends des pas crisser sur le gravier. Raté. Enzo se radine au pas de course.

- Agathe, attends...

Pas question de discuter avec lui, quel doux rêveur ! Avec un ton très mesuré, j'envoie, directe :

- Sasha était dans l'escalier à nous écouter. Il dort, mais demain il sera frais et réceptif. Tu pourras lui donner ton point de vue. Je suis certaine qu'il t'écoutera avec beaucoup d'attention.

Dans la pénombre, je distingue mal ses traits. J'espère juste qu'il verdit. Sans lui laisser le temps de répondre, je m'éloigne d'un pas rapide.

À la maison, je retrouve Ségo, un peu fatiguée, mais de très bonne humeur et prête à monter se coucher. Après ma douche, retour dans l'intimité de ma chambre. Je me remémore le plaidoyer de Sasha. Vaincue, j'ai promis de ne pas laminer Enzo. En revanche, aucune promesse de ne pas lui en faire baver à l'entraînement.  Trop las, Sasha n'a pas évoqué ce détail. Pauvre chat...  Machiavel va comprendre ce qu'il en coûte d'insulter une Asperge enragée.

La personnalité d'Enzo, cette manie de souffler le chaud et le très froid, je ne décolère pas. A ce rythme, je ne fermerai pas l'œil et grincerai des dents de la nuit . Très mauvaise habitude pour mes crocs qui risquent l'usure prématurée.  Pas question de perdre de mon "mordant" à cause de ce... Mes pensées vagabondent du côté de Rémi. Aurait-il un peu de temps pour faire causette ? En plus, Je brûle de savoir pour Adi et lui. Très opportuniste, je me transforme en « inspectrice- commère », mais rien de méchant, pas comme d'autres. Petit sms pour signaler mon aptitude à jouer les détectives. À peine quelques minutes après, mon appareil vibre. La voix chaude résonne et m'interpelle :

- Non, je ne dirai rien, petite curieuse !

Le sourire dans sa voix me renseigne davantage que toutes les confidences.Mais comment a-t-il deviner ?

- Pas grave, je vais appeler Adi, elle me dira tout.

Petite menace qui ne coûte rien mais qui tombe à plat, pas comme une tartine de confiture qui finit toujours du mauvais côté.

- Dans tes rêves, l'Asperge, pas le genre de la maison ! Raconte-moi plutôt ta soirée... Ce serait-il passé des choses qui te tiennent éveillée ?

Pas de détails; Rémi, jamais très expansif, ne se confiera pas, et avec Adi, la discrétion incarnée, difficile d'obtenir plus. Tant pis, déjà les savoir ensemble, me ravit. Je soupire et insiste, tenace.

- Non, toi d'abord, dis-moi, avec Adi.

Le rire chaleureux me revigore.

- On se voit demain ! Entremetteuse !

- Je préfère Cupidon, c'est bien plus mignon ! Et tes révisions ?

Inspectrice des révisions pas finies, Agathe !

- Je te l'accorde, c'est plus joli. Mes révisions, terminées. D'ailleurs, j'aiderai Adi à travailler demain.

Je me moque.

- Ben ça promet d'être efficace !

- Et les tiennes, elles en sont où ? Ne compte pas te taper l'incruste demain pour nous espionner !

Je grogne un peu, juste pour la forme :

- C'est bon, j'ai fini les miennes. T'es pas sympa, j'aurais pu passer cinq minutes.

- Pas question ! Maintenant à ton tour, raconte à mes Bouclettes !

Il me connaît par cœur et devine mon état d'esprit. Alors je balance, rageuse, mon affrontement avec Enzo. Un long sifflement suit le rapport très décousu de mes déboires, du genre :

 -D'abord, cette espèce de... 

-Et puis ensuite, ce résidu de...

-Avant ça, cet odieux...", "Mais pour finir, ce sale...

Très décousu, je ne plaisantais pas ! Salade frisée ne m'interrompt pas une seule fois et me laisse vider mon sac, comme ma hargne. Quand j'achève mon récit, il s'exclame :

- Vache ! Il a fait fort la « Socquette ». Tu as progressé. Il fût un temps où tu l'aurais démoli sans hésiter. Il ne réalise pas sa chance parce qu'il aurait pu finir aplati contre un mur s'il n'était pas le frère de Sasha...

Rem réalise la fureur larvée, très proche de l'explosion, que je tente de contenir. Si Enzo poursuit ces manigances, aucune assurance que je conserve mon calme.

- Ne t'en fais pas Agathe, je vais m'en occuper.

- Pas question ! Cet espèce de...

In-extremis, je contiens un très vilain mot.

- ... il serait trop content de prouver que je ne peux pas me débrouiller seule.

Le ton de Rem devient sévère :

- Agathe, il a été beaucoup trop loin. Enzo a trop l'habitude de se servir de son charme pour amadouer et laisser libre court à son sale caractère quand ça lui chante. Il faut qu'il vous lâche un peu Sasha et toi ! Et qu'il arrête de te traiter comme ça. S'il te plaît Cupidon, laisse-moi faire pour une fois.

Rem, très adouci, m'attendrit. Après les vacheries d'Enzo, sa gentillesse me console.

- Très bien, juste pour cette fois. Mais ne va pas t'attirer des ennuis parce que là, je ne réponds plus de rien.

- T'inquiète ! Je vais te le dresser ce tourmenteur d'asperge. Par contre cette histoire de massage cardiaque, ce n'est pas si débile que ça en a l'air...

Petit silence, très pesant.

- Je sais, je me suis déjà renseignée. Il y aurait des cours gratuits à la caserne...

- J'ai un pote pompier volontaire, si tu veux je lui demande de se renseigner pour nous inscrire tous les deux dès que des places seront disponibles. Après ton retour de vacances.

Nous discutons encore, de tout et de rien pendant quelques minutes. Après avoir raccrochée, j'éprouve un véritable soulagement.

Comme toujours, Rémi me comprend et me soutient. Son insistance à s'occuper d'Enzo me déplaît, mais ai-je le choix ? Ma plus grande crainte : que Sasha se retrouve au milieu de la déflagration si je me laisse aller. Corriger l'andouille congénitale qui lui sert de frère me démange, mais autant déballer tout de suite à Sasha mes qualités de combattante et affronter sa colère. Double peine assurée : pour la dissimulation et pour son frangin en vrac. Mais comme je connais Rémi, il va concocter une leçon de vie franche et directe pour ce Casanova des égouts. Zut ! J'espère quand même qu'il me racontera cette fois ! Je m'endors et plonge dans des rêves flous. Le réveil, difficile, me laisse d'une humeur inégale. J'en remercie Enzo

 Ce matin, je sèche les cours, avec l'autorisation de Ségo. Étonnant, mais comme je l'accompagne pour sa première échographie, difficile de me dédoubler. Malgré des recherches intensives, pas de titre dans la collection « pour les nuls » sur le sujet qui m'obsède : devenir une grande sœur de qualité ! Parce que pas question de prendre exemple sur... Non ! Lui, je l'oublie jusqu'à nouvel ordre. Pour les prétendants au bac et au brevet, pas d'entraînement pour une quinzaine, je ne risque pas de le croiser au Dojo. Je m'autorise quelques minutes pour un petit message à Sasha. Pour lui, le réveil sera tendre...

Mon père rentre dans quelques jours. Nous pourrons organiser une petite réunion de famille pour l'annonce officielle parce que Ségo a campé sur ses positions : pas question de lui annoncer la venue du bébé par téléphone. Sur le carton d'invitation, mention spéciale à prévoir : « La famille s'agrandit », un thème très, je trouve. La batterie de mon phone au maximum en prévision, je brûle d'immortaliser l'instant avec un joli cliché. J'imagine sa tête quand il apprendra la nouvelle. Son bonheur à venir et celui de Ségo, m'enchante. Mes réticences du début, effacées ! Mon père et Panda-ballon forment un couple uni, complice, même si je joue les trouble-fêtes de temps à autres. Et cette fois, il pourra compter sur la mère de son enfant.

Cette fois... je ne parle jamais de ma mère, je pense parfois à elle, de manière anecdotique. Une étrangère. Et non, je ne suis pas une pauvre orpheline traumatisée. Je ne traîne pas non plus une incommensurable peine suite à la disparition aussi soudaine que tragique de ma maman. Plus jeune, j'éprouvais le besoin viscéral de ne jamais décevoir mon entourage, de me faire aimer. Peut-être la traduction du manque d'amour maternel à l'âge tendre ? Mais pas de conclusions hâtives. Certains enfants adoptent le même comportement malgré la présence de leurs deux parents.

Ma situation ne fait pas de moi une spécialiste. Je livre juste des hypothèses qui demandent confirmation. Revenons à ma mère. Quand il m'a jugé assez mûre, mon père, avec une simplicité émouvante, m'a fait le récit d'une séparation ordinaire. Une jeune femme tombe amoureuse d'un homme qui n'est pas son mari. Elle décide de tout quitter, l'époux et l'enfant de dix-huit mois. Je ne me souviens pas en avoir souffert. Peut-être ai-je ressenti son absence, traumatisme insidieux, remplacé par un autre, beaucoup plus violent, après mon entrée au collège.

Chercher à la connaître ? Sans intérêt. Elle n'a jamais exprimé le moindre désir de revoir sa fille. Mon père ne ferait rien pour empêcher cette rencontre malgré la souffrance passée, l'incompréhension puis l'inévitable ressentiment. Aujourd'hui, quand je le regarde, je réalise les efforts accomplis pour reconstruire sa vie, mais aussi la blessure ancienne que camoufle son sourire chaleureux. Je ressemble à ma mère, difficile à nier. Les rares photographies conservées l'attestent. Mais elle a perdu tout droit de revendiquer une place dans ma vie. Je me moque de paraître froide et insensible à son sujet. Pourquoi éprouver des regrets sur un lien mère-fille qui n'existe pas ?

L'amour de mon père, lui, m'accompagne depuis toujours. Vers mes sept ans, Ségo nous a rejoints et a apprivoisé la petite fille possessive que j'étais déjà. Par la suite, notre relation s'est corsée. Le cousin Théo tente de me faire admettre que je nourris une rancune ancienne. Elle m'a piqué mon père et pire, m'a transformée en une petite fille modèle. Jolies robes, ballerines vernies, queue de cheval, une cible parfaite à mon entrée en sixième. Après, les conseils vestimentaires de Panda-Style recevaient un accueil d'une bienveillance toute « Agathienne ». A prononcer « Agassienne » s'il vous plaît !En clair, les chiffons on oublie ! Dans mon armoire, rien d'autre que du pratique, du confortable, mais surtout sans fanfreluche !

Nous voilà au Centre de radiologie, dans une petite pièce étroite. Installée sur la table d'examen, Ségo patiente. Juchée sur un tabouret, à ses côtés, j'observe avec curiosité l'échographe. Avec cet appareil, nous aurons une première vision de Mini-Panda. L'excitation me gagne. La praticienne entre et nous salue. Une jeune femme, au sourire communicatif. Ségo me présente comme sa grande fille. Pour cette fois, je tolère. La radiologue examine le dossier et comprend bien qu'il y a anguille sous roche et famille recomposée dans l'air. Ma blondeur qui tire sur le blanc, mon teint neigeux... rien à voir avec mon Panda-Bretonnant et bedonnant. Ségo porte le cheveu très noir et une peau qui affiche vite de belles couleurs au soleil. Chez moi, aucun risque, protection indice maximal avant toute exposition vu ma carnation digne de Dracula.

Panda-tout-rond dévoile son joli bidon. Belle ampleur et berceau confortable pour mon futur petit frère ou petite sœur. Aucune préférence à mon niveau. L'un ou l'autre, les couches ne sentiront pas la rose de toute façon. Ségo frissonne quand le médecin répand un gel incolore et froid sur sa peau. L'examen commence. Je fixe l'écran pour ne rien rater et n'écoute plus les explications prolixes de la radiologue. Le bout de chou ne doit pas être bien gros, ouvrons les yeux. Sur l'écran, un petit haricot palpite, le genre haricot cassoulet, pas l'autre. Côté cœur, ça pulse à tout va et bien dans la norme. Comment ça le spectacle d'un flageolet agité de pulsations n'a rien d'émouvant ? Franchement, vous êtes sans cœur ! Et une séance sur tatami, en remplacement d'Enzo, vous en dites quoi ?

Bizarre... Deux haricots sur l'écran, et qui gigotent sévère. Je vois double, deux mini-pandas. Comment ça deux ? Le médecin tapote la main de Ségo et la rassure d'un sourire. A la troisième vérification, plus de doute ! Ma vue est parfaite. Et Panda-aux-anges, délivre la nouvelle : dans sa famille, des jumeaux ? Oui, bien sûr, à chaque génération. Elle veut ma mort ! Un, je veux bien mais deux. Deux fois plus de pleurs et de cris, de biberons, petits pots, pyjamas, double envahissement... Je les imagine déjà pendus à mes basques « Agathe, tu zoues avec nous ! ». Sainte Pagaille vient de frapper, et dans mon dos en plus. Ma Sainte-Patronne est une vile traîtresse de la pire espèce.

Ségo se tourne vers moi, incertaine. Allez Agathe, courage ! Grand sourire appliqué, je montre toutes mes dents, même celles du fond. Mais bien sûr que je suis heureuse... Je rentre, je prends une pelle... et je creuse les fondations de ma cabane au fond du jardin. Volontaire pour leur offrir ma chambre et gagner ma tranquillité. Et mon père ? J'imagine son expression. Avec la photo que je vais prendre, je commanderai un portrait grand format à encadrer. Super cadeau pour son anniversaire !

Estomaquées, nous ressortons du centre médical. L'urgence : s'offrir un réconfort frais et sucré. A gauche toute, direction le glacier le plus prisé de la ville. Je craque ! Tout y passe, caramel au beurre salé, copeaux de chocolat, amandes effilées, éclats noisettes, chantilly, sur trois énormes boules de glace : vanille, chocolat, praliné ! Indispensable pour me remettre. Ségo plus raisonnable, choisit une coupe de sorbet aux fruits rouges. La santé des mini-pandas en premier, donc tout doux sur le sucre. Vite rassasiée, elle s'avoue vaincue et je termine sa glace sans aucun remord. Rêveuse, un sourire attendri elle pose une main sur son ventre. Si elle commence à leur causer, je le jure : j'appelle les urgences psychiatriques !

A l'angle de la rue, je remarque une vitrine, du genre que je ne fréquente pas « Tout pour le bébé ». Ségo suit mon regard et... nous nous précipitons, juste comme ça, pour voir. En toute franchise, je n'imaginais qu'il existait autant d'articles pour les touts petits, et d'aussi jolies choses. J'abandonne Panda-Explorateur qui s'extasie devant les poussettes et autres voiturettes. J'erre dans les rayons et je tombe sur de petites chaussettes trop rigolotes avec des petits pandas brodés sur les côtés. J'attrape deux paires et je règle en douce mes achats, emballés dans un joli étui. Mon père va adorer !


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