25 - Plongeon et Vol plané...


Assise au le bord de la piscine, je me laisse glisser doucement dans l'eau. La température est parfaite. Juste comme j'aime, pas trop fraîche, mais pas une soupe tiédasse non plus. Comme un certain crâneur de ma connaissance, piquer une tête dans un élégant plongeon ne m'aurait pas déplu... Mais surtout un excellent moyen de mettre un peu plus en lumière tout ce qui nous sépare Sasha et moi, alors je préfère la jouer discrétion et modestie.

Sir Chat-qui-aime-l'eau emprunte l'échelle d'accès et le voilà qui arrive à ma hauteur en quelques brasses appliquées. Pas question que je souligne mes capacités, je possède plus d'intuition que Chaussette puante, et prétentieuse, et casse-pied ! Un comble pour une chaussette... Et autant que mon petit camarade s'amuse, sans avoir constamment sous son nez des performances interdites par sa condition physique. Je possède un minimum de sensibilité tout de même. L'expression de Sasha, tout à l'heure, quand Enzo fendait l'eau à la cadence d'un champion olympique, très peu pour moi.

Nous évoluons, côte à côte. Je progresse sur le dos, avec une langueur inhabituelle et pas désagréable. Mais en bon molosse, je reste aux aguets. Pudique, Sasha a attendu que les filles s'attardent sur Rémi, pour retirer sa chemisette et filer à l'anglaise avant qu'elles ne remarquent sa cicatrice. Un réflexe dont il n'a plus vraiment conscience peut-être ? Ou bien la lassitude d'entendre ces éternelles exclamations : « Oh ! Mais c'est quoi cette balafre ? ». Parfois, sans doute, suit un silence lourd, les jours où les mots ne franchissent pas ses lèvres. Et quand le moral l'autorise, place aux sempiternelles explications... Phrases rapides pour en finir vite, mais trop souvent, curiosité, compassion, exigent plus de détails indiscrets. A la longue, un calvaire pour n'importe qui. Avec le temps, Sasha apprendra ce recul salvateur qui permet de ne plus souffrir du regard des autres. Mais aujourd'hui, s'exposer lui pèse, s'expliquer le lasse, il préfère se dissimuler.

Après une longueur de bassin au rythme lent imposé par mon compagnon, nous entamons le retour. Enzo enchaîne toujours ses traversées, sans faiblir. A n'en pas douter, il se prépare pour un Paris-Tahiti, sans escale... Au moins, bien épuisé, il ne pourrira pas l'ambiance, une fois vautré dans l'herbe à ronfler. A moins que j'organise une chasse au harpon... pardon au filet, puis ensuite une évacuation de ma proie, avec un palan vu le morceau... Mais quelle mauvaise langue cette Agathe ! Je voudrais pouvoir rire mais expliquer à Sasha la teneur de cette vilaine blague, mais autant éviter. Du coin de l'œil, je surveille qu'il ne fatigue pas. Son frère peut bien disparaître dans les limbes ou au fond de la piscine, rien ne doit entamer le plaisir de Sasha. L'eau lui offre une incomparable sensation de légèreté et malgré la lenteur de sa nage, il apprécie d'avancer en douceur, sans contrainte. Il garde les yeux au raz de l'eau. Quand il souffle, l'air expulsé produit un joli bouillonnement, puis il relève la tête, nez au dehors, pour inspirer. Nous achevons notre parcours sous les plots de départ.

- Pause, annonce Sasha, continue si tu veux...

Je glisse un doigt sous mon bonnet de bain pour rentrer une mèche récalcitrante.

- Non... Sans toi, c'est ennuyeux !

Ma réponse suscite un sourire très satisfait suivi d'une question inattendue.

- Tu as déjà fait de la plongée sous-marine ?

- Avec un tuba, pas avec des bouteilles. Je crains les eaux sombres, je préfère les petites criques.

Soudain Enzo émerge, pile entre nous. Non mais quel... Les mots me manquent pour qualifier ce vilain perturbateur de tête à tête.  Avec le monde et l'agitation de l'eau, je n'ai pas décelé son approche et cela m'énerve. En prime, le voilà qui ordonne à Sasha de sortir. Question diplomatie et délicatesse, il se pose là le Frangin ! Furieux, sans doute humilié d'être repris devant moi, Sasha repart dans l'autre sens, plus du tout sensible à la sagesse qui l'habitait quelques instants auparavant. Je le rattrape et lui coupe la route. Visage crispé, son regard de reproche me brise le cœur. Je grimace.

- Je sais. Moi aussi ça m'énerve quand on me dit tout le temps ce que je dois faire... Mais j'ai une grosse faim là... Je vais faire un malaise, tu devras me sortir de l'eau. Et je ne suis pas légère.

Une excuse pas tout à fait bidon d'ailleurs, pour ce qui est de la faim, pas du poids. Il rit, consent à faire demi-tour, sans un mot et sans un coup d'œil à son frère qui me suivait de près. Moment difficile, parce qu'une fois dehors, son torse bien visible attire les regards.

- Il me fait encore la gueule, se plaint Enzo derrière moi.

- Faut dire que tu n'en rates pas une pour lui rappeler son problème...

- Il est fragile, je ne vais pas le laisser faire n'importe quoi.

Je comprends vite que raisonner « Chaussette butée », au milieu du bassin, n'est pas la meilleure option. Je me hisse sur le bord et rejoins Sasha qui avance tête baissée pour éviter les regards. Nous récupérons nos serviettes posées sur une barrière métallique et il s'enveloppe, soulagé. Comme d'habitude toutou Enzo-Fidèle suit de près... Je vais devoir trouver une laisse pour le promener et aussi me procurer un bâton à lancer le plus loin possible pour qu'il courre après, sans compter une muselière pour qu'il se taise ! Sa réaction, tout à l'heure, dommage... Trop pressée de suivre Sasha, j'ai renoncé à lui faire boire la tasse. Vrai que dans l'eau, je perds de mon efficacité et il est très bon nageur l'animal. Et puis, mon estomac crie famine et découvrir le menu de notre pique-nique devient urgent.

Alors que nous nous approchons du portique qui sépare, la zone baignade, du parc, un type hilare s'approche et interpelle Sasha.

- Eh ! Toi, montre ta cicatrice à mes potes, ils l'ont pas vu quand t'es passé...

Les mines très éveillées des trois compères qui nous barrent la route, se passent de tous commentaires. Moi qui accusais Enzo d'indélicatesse, ma copie demande révision. Sasha a blêmi et resserre sa serviette sur ses épaules. Un bien frêle rempart en vérité. L'énergumène me hérisse avec sa bouille de gros lourdaud, autant que ses petits camarades. Leurs regards insistants s'arrêtent sur moi et me détaillent de la tête aux pieds avec des arrêts marqués sur les zones stratégiques... Raffiné, je vous le dit, merveilleux qualificatif et qui leur convient à la perfection ! La moutarde me monte au nez et Enzo, à nos côtés maintenant, fulmine. Cependant, pas très futé, l'autre insiste :

- Eh ! Gamin, t'es sourd ou quoi, montre j'te dis !

Il tend le bras vers la serviette de Sasha mais Enzo, passé au stade supérieur de l'énervement et qui bouillonne de rage, s'interpose et écarte la main indiscrète qui s'apprêtait à saisir le drap de bain. Je décide de calmer le jeu entre les porteurs de testostérone, parce que la poussée hormonale atteint des niveaux dangereux. Je confie ma serviette à Sasha.

- Enzo, Sasha, sortez maintenant, je m'occupe des nuisances.

Les dites nuisances reportent aussitôt leur agressivité sur moi. Même si le mot n'appartient pas à leur langage courant, ils comprennent que l'allusion ne joue pas en leur faveur. A eux trois, ils ne totalisent pas le quart du Qi de Sasha, j'en ai la certitude. Je n'ai rien contre, je considère d'ailleurs que je fais partie des individus lambda mais cela n'exclut pas de faire usage de sensibilité envers autrui. Dommage que mes interlocuteurs d'aujourd'hui l'ignorent.

« Socquette obéissante » entraîne un Sasha réticent et résistant qui s'insurge, limite paniqué :

- Mais tu ne vas pas laisser Agathe toute seule avec ces...

Je saisis la réponse qui m'arrache un sourire de satisfaction.

- Crois-moi, si on reste, on ne fera que la gêner...

Un des trois types se décale, soucieux de leur barrer la route. Bâti comme un tonneau, avec autant de vide à l'intérieur d'ailleurs, ma frappe discrète, tout près du plexus, le plie en deux. Il s'effondre. Précédé d'un déplacement en apparence innocent, mon geste a bloqué son expiration. Dans l'incapacité d'inspirer aussi, il cherche de l'air comme un poisson hors de l'eau. Son compagnon le plus proche, persuadé qu'il s'agit d'un coup bas d'Enzo, s'élance pour rattraper les deux frères. Mais la rencontre très malencontreuse de mon talon avec la malléole externe de sa cheville gauche, le scotche sur place. Le dernier paraît commencer à saisir. Un type baraqué comme l'est Enzo et qui laisse une fille contre trois mecs costauds... il renifle le piège. Mais comment une « meuf », même aussi grande et pas vraiment fluette, pourrait-elle faire ça ? Sa mentalité limitée ne l'envisage même pas. Impossible tout simplement ! Alors sans plus réfléchir, il me fonce dessus. Après tout, je bloque  le passage et une petite poussée devrait suffire contre une fille. J'opère un pas décalé, rapide, sur le côté. Blocage de son bras droit, avec rotation, et le gars se voit obligé de suivre le mouvement pour ne pas se faire déboîter l'épaule... petit coup d'œil histoire de vérifier que l'aire d'atterrissage est libre et, vol plané direct dans les eaux bleues. Gros splash, gerbes d'eau, et j'éclate de rire jusqu'à ce qu'une voix retentisse.

- Agathe ?

Je me retourne et me retrouve nez à nez avec Mathias. Un tee-shirt au blason du club de natation me rafraîchit la mémoire. Maître-nageur diplômé, il assure, les jours de grande affluence, une aide bénévole pour la surveillance des bassins. Un regard appréciateur me renseigne. Je lui fais toujours de l'effet ! Mais, en garçon bien élevé, même s'il lui arrive d'agir aussi comme un butor, il se reprend et demande :

- Un problème ?

Je me mords les lèvres pour réprimer un fou rire naissant, pas étranger à la mine contrite de mes trois victimes.

- Plus maintenant.

« Vol plané », remonté du bassin, fait un détour significatif pour passer au large de la responsable de son plongeon. Cette fois, sa pauvre cervelle a bien imprimé le message. Mathias, sévère, se fixe devant eux et prévient sans indulgence.

- Si vous ennuyez encore les usagers, je vous vire illico et vous fais interdire d'entrée pour tout l'été ! Compris ?

Fin de l'intermède. Les trois idiots devraient se faire oublier un moment. Je m'apprête à rejoindre mes amis mais Mathias me saisit la main avec douceur.

- Agathe, je voulais m'excuser. J'ai agi comme le pire des fumiers et je comprends que tu ne veuilles plus rien avoir à faire avec moi...

Excuses inattendues, mais qui d'autre que Sasha peut prétendre m'attendrir ? Alors j'assène, sans nuance :

- C'est déjà quelque chose, si tu as réussi à réaliser ça !

Et quoi ? Vous voudriez que je lui retombe dans les bras ? Pas possible et vous savez pourquoi... Et faire ami-amie, et puis quoi encore ! Et non, je n'ai pas la rancune tenace, mais Mathias n'a jamais été qu'une toute petite partie de mes préoccupations, et pas la plus immédiate... Aujourd'hui, je n'ai qu'une priorité : Sasha.


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