16 - Règlement de comptes
Désolée de vous avoir laissé moisir... Reprenons, je viens de découvrir l'identité du "filleul" et la surprise m'a tétanisée sur place...
Je n'ai toujours pas lâché Rémi qui tente de se dégager comme il peut, mais rien à faire, ma poigne est trop forte. Plus le choix, il sort « l'arme fatale », se penche et murmure doucement à mon oreille avec une voix grave et chantante.
- Agathe, « ma puce » ... Tu me fais un mal de chien.
Effet immédiat et magique du « ma puce » ! Le bug se dissipe d'un coup et mon cerveau reprend le contrôle avec ce réflexe mental salvateur :« hein quoi ? Ma puce, t'es pas bien ? T'as vu ma taille ? ». D'instinct, je desserre mon étreinte et adresse une grimace d'excuse à ma pauvre victime qui examine les dégâts, les yeux écarquillés. Mon agression involontaire abandonne des marques, en cours de coloration, qui ne disparaîtront pas avant un moment. Je suis bonne pour lui offrir un kebab royal avec double portion de frites dans notre petit resto turc favori. Et après, revers de la médaille, nous irons éliminer en trottinant autour du lac en périphérie de la ville au moins trois soirs de suite.
Avec enthousiasme, Marc attrape son « filleul » par les épaules et, avec un grand sourire, nous l'amène. Rémi murmure entre ses dents.
- Tu connais ?
Je pince les lèvres, cette mimique lui suffit. L'arrivant n'a pas mes faveurs. Par contre coup, il n'aura pas les siennes. Nous sommes les deux faces d'une même pièce, rappelez-vous !
- Agathe, Rémi, voici Enzo, notre nouvelle recrue !
Et le voilà qui sourit de toutes ses dents, le rival, l'ennemi de la première heure, le faux-frère, la chaussette nauséabonde, la socquette malfaisante... Les pires horreurs défilent sous mon front, tandis que j'offre un sourire poli, petit trésor d'hypocrisie.
- Salut Enzo.
Je pourrais glisser que maintenant je comprends pourquoi il m'a balancé le nom du Black Swan de jour et en pleine rue, mais ce genre de coup bas tortueux... C'est bon pour mon Panda joufflu préféré ! Enzo, je lui prépare bien pire. Rémi, réservé, se contente d'un signe de tête. Son naturel ombrageux n'est pas un mystère donc son comportement ne risque pas d'interpeller nos aînés. Par contre, je prends garde de conserver une attitude détendue et une amabilité de façade. Il va voir ce qu'il va prendre tout à l'heure... Je vais laminer ce digne compagnon d'un troupeau de hyènes !
Marc n'a rien remarqué ou, peut-être joue-t-il parfaitement la comédie ? Loin d'être crétin, la pointe de tension qui a soudain jailli à l'apparition de mon adversaire, même vite réprimée, il l'aura décelée... Un peu d'émulation entre les jeunes pousses n'est pas pour lui déplaire, un élément toujours bénéfique pour les faire progresser... Ouais, il va voir comment je vais te le faire progresser son protégé : à plat ventre, à ramper sur le ciment !
- Surtout Agathe, ne te retiens pas contre Enzo.
Suprême invitation de Marc. Pas possible, il comble mes secrets désirs d'éradication ! Ne pas me retenir ! Mais je n'en avais pas l'intention. Enzo, tu vas morfler. Je m'écarte tandis que d'autres camarades arrivent pour saluer parrain et filleul.
- Agathe, je ne sais pas ce qu'il y a entre vous deux, mais vas-y mollo quand même. Si tu l'abîmes ou si tu pousses trop loin l'humiliation, ça risque d'être mal vu. Les règlements de compte pour des problèmes privés...
Rémi s'inquiète. Je lui dois bien une explication et je me plie à l'exercice. Il s'agit de Rem tout de même ! Impossible de lui cacher la vérité.
- Entre nous deux, il y a son petit frère, Sasha... Des pétasses s'en sont pris à lui au collège à cause d'Enzo, c'est comme ça que j'ai rencontré Sasha. Depuis on est très souvent ensemble et ça ne plaît pas du tout au grand frère...
Le regard de mon camarade pétille d'amusement. Je sens que je vais faire les frais d'une petite blague...
- Tu m'as trouvé un remplaçant ? Et un gosse en plus. Là, c'est mon orgueil qui en prend un coup. Un môme, un gamin ! Pas en maternel quand même ? Enfin je suppose que pour Enzo c'est pareil. Tu t'intéresses à un gamin et lui...
Il n'en rate pas un et se délecte ! Bien sur, Rémi comprend, comment pourrait-il en être autrement ? Je lui file un coup de coude pour la forme pendant qu'il se marre, ravi, et en rajoute :
- Il doit être sympa ce mioche pour me piquer ma place !
"Mioche" ! Si je ne devais pas écrabouiller Enzo, je m'occuperais bien de cet humoriste raté. Je ne me refuse pas une petite vengeance verbale au passage :
- Ouais, craquant, adorable et surtout... causant ! Ça me change du grand ténébreux silencieux !
Les éclats de rire de Rémi attirent sur nous le regard suspicieux d'Enzo. Je le vois qui détaille mon compagnon avec une attention soutenue. Il va regretter que ce ne soit pas Rémi qui ait été choisi pour son premier combat ! Mais zut ! Mon complice a raison, par principe il n'est pas question que je l'étale comme une crêpe malgré l'envie qui me démange. Nos membres sont là pour évaluer son potentiel, pas le mien qu'ils connaissent tous. D'ailleurs, nos aînés sont toujours ravis de m'affronter parce que justement, ils n'ont pas à restreindre leurs compétences. Je sais encaisser et esquiver. Même chose avec Rémi d'ailleurs, mais j'ai un petit côté rusé qui complique toujours un duel contre moi. Mon côté « teigne » bien sûr !
Voilà, après un échauffement en règle, le grand moment est arrivé. Enzo a retiré son sweat et sa casquette. J'ai conservé le mien. La lumière, baissée pour donner l'illusion d'un éclairage citadin, ménage des zones d'ombre parfois inquiétantes. Les membres s'écartent pour nous laisser un maximum de place. Le round d'observation commence sur le salut traditionnel. Je plante mon regard dans celui d'Enzo puis j'oublie l'identité de mon adversaire et son physique avantageux. J'observe sa posture, relève chaque détail, point de tension ou de relâchement intempestif, et en particulier le positionnement des pieds qui m'indiquera le déplacement à venir. D'instinct, je devine qu'il attaquera de front parce que sa nature ne fait pas dans la dissimulation et ne lui permettra pas de prolonger l'observation très longtemps. Les regards fixés sur nous, la pression qui s'installe, ce lieu qu'il ne connait pas, il ne fréquentait que le Dojo officiel... la pression est sur lui.
L'attaque est vive, pointe de doigts directe sur ma gorge. Assez prévisible mais bien exécutée. Je m'efface, attrape le bras tendu et pose l'index et le majeur repliés sur un point, proche des côtes flottantes. Aucun impact, juste une démonstration sinon la douleur l'aurait déjà plié en deux. Je relâche, il prend du champ. A moi la seconde attaque, histoire qu'il montre ses capacités défensives. Une feinte sur sa gauche puis j'enclenche sur un coup de pied circulaire niveau poitrine, mais j'ai ralenti volontairement ce qui lui laisse le temps de s'écarter et de se replacer à distance de sécurité. Nerveux, il fronce les sourcils. A plusieurs reprises, il tente de passer ma garde pour des coups de poing directs mais je pare, j'écarte son bras et contre-attaque. A chaque fois, j'imprime une légère pression à des points précis, au niveau de l'épaule, de l'intérieur du coude, du cou.
Il ressent la très légère piqûre qui précéderait la douleur et l'immobilisation si je ne retenais pas mes coups. Tenace, il reprend sur des attaques de pieds mais sa précipitation empêche une exécution efficace avec un parfait développement du mouvement. Son souffle se fait court. Une dernière tentative le place en déséquilibre et ma réaction est immédiate. Je balaie sa jambe d'appui et il s'affale au sol en lâchant une exclamation douloureuse. Pas tendre le ciment ! Un genou sur sa poitrine, je pose mes doigts sur sa gorge, juste là où il a tenté de m'atteindre lors de sa première attaque.
Sa stupéfaction est totale, je ne trahis aucune fatigue, lui est à bout de souffle et en sueur. Je me redresse et lui tend une main ferme pour l'aider à se relever. Je ne l'apprécie pas mais désormais il fait partie des nôtres. Il l'accepte cette main tendue et nous nous saluons à nouveau, avec respect. Le combat est terminé. Je ne vous fais pas le score, parce que ce serait prétentieux contre un partenaire. Enzo est un très bon combattant avec des réflexes vifs. Il possède une bonne technique, des bases solides et ses progrès parmi nous seront rapides. Je lui souris sans aucune retenue et lui aussi.
- Merci Agathe. J'espère que tu accepteras de me donner d'autres leçons.
Et dans sa bouche, leçon n'est pas synonyme de sanction mais bien d'enseignement. Pourtant cela ne risque pas de me monter à la tête sinon, je ne ferais pas partie de ce cercle... L'orgueil n'est pas une denrée très appréciée ici. Comme les autres, j'ai profité du savoir des « aînés » intégrés avant moi. Je me surprends à répondre :
- Avec grand plaisir.
Rivaux quand il s'agit de Sasha et partenaires au sein du Black Swan. La vie nous joue parfois de drôles de tours. Rémi s'approche avec Marc qui s'exclame :
- Bravo à tous les deux ! Belle démonstration.
- Beau combat, confirme Rémi.
Pour quelqu'un d'aussi peu expansif que mon camarade, voilà un sacré compliment et en plus il sourit franchement à Enzo. Dommage, au final la « chaussette nauséabonde» aurait fait une belle crêpe ! J'en aurais presque des regrets...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top