15 - Au coeur de la nuit
Me voilà à déambuler avec Rémi dans des ruelles sombres. Qu'est-ce qui peut me pousser à quitter le confort de ma chambre et de mon lit douillet, à crapahuter sur un toit, au risque de me vautrer en bas, la truffe dans la pelouse ?
Le souvenir de Théo, à moitié assommé à coup de bible anatomique, me fait sourire. Un de ces moments dans la montagne qui m'ont redonné l'envie de profiter de la vie... Rémi m'interroge.
- Eh ! Mona Lisa*, qu'est-ce qui t'amuse ?
- Rien qu'un vieux souvenir...
Le rire dans la voix, je lui raconte le fameux incident et il s'esclaffe de bon cœur. A bonne allure, nous marchons côte à côte dans ce dédale de petites rues pas très fréquentées à cette heure, où s'épanouit une faune bien particulière et composée d'éléments les plus hétéroclites. Plus tôt dans la soirée, les bars et les salles d'arcades démodées mais qui résistent encore aux consoles de salon, accueillaient une clientèle de noctambules de tout poil.
J'aime bien traîner dans ce quartier avec Rémi. Nous nous retrouvons pour jouer à des jeux vidéo, nous nous affrontons à bord d'avions de chasse virtuels ou de voitures de course... Mais ses études et sa charge de travail, lui est au lycée en terminale, nous ont obligés à lever le pied, à notre grand regret. Du coup, mes notes en hausse arrachent un soupir de contentement à Tronche à Balai. Et oui, j'occupe mon temps libre, que voulez-vous ! Et puis avec un père comme le mien, les cours particuliers se profileront bien avant que ma moyenne dans les matières clés frôlent les pâquerettes. En bonne stratège, j'évite les problèmes avant qu'ils ne se posent. Le moyen idéal pour poser les bases de sa tranquillité et son indépendance.
Autre aspect moins reluisant de ce quartier : la nuit, il se transforme en un lieu de rencontre pour des groupes plus où moins fréquentables. Certains aimeraient pouvoir prendre l'ascendant et imposer leur loi, sans parler d'activités pas très licites. Problème pour eux, toutes leurs tentatives se sont heurtées à un mur beaucoup trop imposant. Le Black Swan, surtout ses pratiquants qui naviguent et surveillent d'un œil d'aigle tout ce qui se passe dans ce dédale et au-delà.
A l'angle de la rue, nous débouchons sur un espace dégagé : le complexe sportif et, un peu à l'écart, le Dojo, un bâtiment très simple. Nous pénétrons à l'intérieur par une petite porte discrète, à l'arrière. Nous contournons les salles d'entraînement avec parquet lustré ou tatami, pour nous diriger vers une partie du lieu qui n'est pas aménagée de la même manière. Les murs comme le sol sont bruts. Pas de tatami, des piliers protégés de matelas en mousse. Cet endroit offre quasi les conditions d'un combat de rue, la discrétion en plus. Apprendre à tomber seulement sur un revêtement souple, pourquoi pas, mais le jour ou vos pieds reposeront sur l'asphalte, le béton, vous perdrez beaucoup de vos repères et de votre efficacité.
Rémi et moi, nous sommes rencontrés du côté du Dojo-parquet-tatami et la première fois, nous n'avons partagé que deux choses : méfiance et antipathie. Asperge blanche contre frisé rondouillard. Spectacle de choix...
Dans la tête bouclée de Rémi : - C'est une fille ça ? Une vraie mocheté. J'aime pas ses yeux, et pourquoi elle me regarde d'abord ? Pas question que je m'entraîne avec cette tige !
Dans la caboche d'Agathe : - Me regarde pas par en-dessous toi ! Et c'est quoi cette tignasse ? Tu crois peut-être que tu m'intéresses le caniche grassouillet ? Va ronger ton os !
Tout en subtilité, amabilité, convivialité... Quand nous avons échangé ces délicieuses premières « impressions » très longtemps après, tout le monde se demandait ce qui faisait mourir de rire les deux zigotos écroulés sur le tatami et incapables de s'arrêter... Ce qui nous a valu dix séries de vingt pompes, squats, abdos et ne nous a pas guéris pour autant. L'entraîneur, bien énervé, a fini par nous virer avec ordre de courir autour du complexe aussi longtemps que nécessaire, pour nous calmer. Vu que cela nous fait toujours autant marrer, nous devrions encore être en punition à l'heure où je vous parle.
A peu de chose près, parcours identiques pour Rémi et moi, harcèlement, repli sur soi, dépression sévère... Plus âgé de quelques années, Rémi a subi bien pire et plus longtemps, pour finir par un méchant passage à tabac, séjours à l'hôpital et maison de repos prolongés. Un autre groupe de hyènes qui tuait l'ennui... Pas de Théo pour lui. Il a du se débrouiller tout seul jusqu'au jour où un membre du Black Swan l'a sorti des griffes d'une bande d'idiots qui voulait le racketter. Aujourd'hui, personne ne poserait la main sur lui sans son accord, mais il a gardé de ses années de plomb un caractère méfiant, presque sauvage et ne s'ouvre pas facilement. Gagner sa confiance et son respect demande du temps, de la patience et beaucoup de dérision.
A force de suer côte à côte à l'entraînement, en duo quand l'exercice le nécessitait, et en combat aussi, notre relation de hérissons grognons a évolué vers une tolérance mutuelle. Quelques mots de plus partagés, pas à chaque fois, de temps à autre. La découverte que nous aimons tous les deux courir la nuit, passer à la salle d'arcade. Des rendez-vous pas vraiment fixés, mais petit à petit un peu plus de temps ensemble. Il a fallu des années avant de vraiment nous confier nos misères passées. Le frisé rondouillard s'est transformé en un type solide, musclé, à l'expression ombrageuse et pas bavard. Pas désagréable à regarder, mais pas assez aimable pour attirer les foules et il s'en satisfait. Quant à l'asperge des cimes ... toujours une asperge, plus grande, plus musclée, et plus teigne aussi et très récemment taxée de « Mona-Lisa »... Pas sûr que Léonardo Da Vinci, aurait choisi l'Agathe neigeuse en modèle pour son plus fameux tableau !Pour ma part, quand je souris, je montre mes jolies dents !
Puis un jour, nous avons été parrainés pour entrer dans le cercle mystérieux du Black Swan. Nos parrains respectifs : Théo qui m'avait déjà enseigné de petites choses bien efficaces, d'ailleurs appliquées avec régularité sur Rémi histoire de ne pas perdre la main, et, pour mon valeureux compagnon, Marie. Cette femme formidable qui l'avait secouru en ville et l'avait convaincu ensuite de s'inscrire au Dojo. Au début, Rémi lui opposait un refus têtu, trop replié sur lui pour imaginer s'ouvrir à autre chose que sa triste solitude. Mais, encore plus obstinée, Marie ne l'a pas lâché. Il a fini par céder et pousser, timide, la porte du club, quelques semaines avant que j'arrive.
Nous avons fait nos preuves dans le Dojo officiel, preuve de notre motivation, de notre capacité à travailler et progresser mais surtout, le plus important, preuve de nos qualités morales. De nos jours parler d' « honneur » a une connotation chevaleresque et bien vieillotte, un peu dans le genre esprit « Samouraï » sans les aspects «sauvages » et « jusqu'au-boutistes ». Et pourtant, ceux qui n'ont pas idée de ces « valeurs », devraient s'abstenir de s'intéresser aux arts martiaux parce qu'ils ne seront jamais que des brutes épaisses qui souhaitent seulement dominer, blesser, détruire.
Aujourd'hui, un des membres adultes du Black Swan, Marc, grand ami de Théo, souhaite nous présenter son filleul. Le gars en question revient en ville après quelques années passées dans une autre région. Il a longtemps fréquenté le Dojo mais avant Rémi et moi, donc nous ne l'avons jamais croisé. Cependant, il remplit tous les critères de sélection ce qui autorise cette petite entorse à nos règles. Et, puisqu'il est déjà connu par les plus « anciens » pas de problème. La tradition veut que les membres accueillent les nouveaux venus et assistent à un combat-test. Le parrain choisit l'un de nous pour servir de partenaire et le choix de Marc s'est porté sur moi. Oui, je suis toujours très cool, très sympa avec les nouveaux arrivants. Vous en doutiez ?
La salle, fermée avec soins, les rideaux et volets bien tirés pour que pas un rai de lumière ne filtre, nous allons pouvoir passer aux « choses sérieuses ». Marc nous accueille avec un grand sourire. Une trentaine d'années, cheveux rasés parce que trop rares, son regard bleu et bienveillant nous enveloppe d'une chaleur affectueuse. Rémi et moi sommes les benjamins de la troupe.
- Ah Agathe ! J'avais peur que tu ne parviennes pas à « t'exfiltrer ».
L'expression nous fait tous sourire. Lui aussi, adolescent, a vécu ses escapades en mode Mi-5**, une obligation pour un membre. Alors, même adulte, cela ne choque personne. Voilà le fonctionnement de notre confrérie : « ombres et secrets ». Les personnes tentées d'étaler leur appartenance ou leur science, ne sont pas les bienvenues et après des années à observer les pratiquants dans le Dojo officiel, pas très difficile pour les membres aguerris de discerner les personnalités. Des techniciens pourtant talentueux ne seront jamais intégrés même s'ils soupçonnent l'existence de l'autre aspect du « club ».
- Alors, il est où ton filleul ? Questionne Rémi intrigué.
- Juste là !
Marc pointe l'index vers un gars, de dos, vêtu à peu de choses près comme nous, pantalon souple et sweat, baskets aux pieds, une casquette vissée sur le crâne. Je ressens une impression bizarre tout à coup, le fameux : « Je connais cette silhouette, mais, hum ! Pourquoi je ressens ce malaise tout à coup ? ». Le voilà qui se retourne et... L'effet est celui d'un coup de bouquin sur le haut du crâne, pourtant Théo n'est pas là !
Pas possible ! Je sers les mâchoires et je plante mes doigts dans le bras de Rémi.
- Euh ! Agathe, j'ai rien fait là, pourquoi tu me défonces la viande ?
Ce gars, le filleul que je dois « tester », je vous le donne en mille ! C'est...
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* Mona Lisa, La Joconde, fameux tableau de Léonard de Vinci : la femme représentée sur ce tableau est célèbre dans le monde entier pour son mystérieux sourire. Et oui, avec Agathe on fait même de histoire de l'art...
** Mi-5 : service de renseignement de sa Majesté très Britannique. Petit coucou à nos très chers voisins d'outre-manche.
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