Nous quittons temporairement la montagne, le cousin Théo et Rona et le récit de mes souvenirs, pour une virée au Cinéma avec Sasha et les girls. Mais ce joli programme est perturbé par un invité surprise,  pas du tout désiré ...

A vitesse rapide, j'arrive devant chez Sasha, une jolie maisonnette rénovée de frais. Le jardin foisonne de plantes à la floraison précoce et colorée, domaine de toute une population minuscule  qui butine. Vrombissement d'ailes et agitation pour s'attribuer les plus odorantes corolles. Un vrai régal pour les yeux que ce ballet d'insectes. Avec bonne humeur, je pousse le portillon en bois et le gravier blanc crisse sous mes pas. La porte de la maison s'ouvre et Sasha apparaît, en jeans, baskets et blouson de cuir. Il a cherché à se vieillir, c'est flagrant. Le résultat n'est pas à la hauteur de ses attentes, mais le style lui va bien. Je souris mais m'aperçois vite que sa réponse, pas aussi spontanée qu'à l'ordinaire, se teinte d'une certaine contrariété. Pas l'expression, franche et heureuse, qu'il m'offre dès que j'entre dans son champ de vision. Devant sa frimousse dépitée, je ressens un petit pincement au cœur. Je déteste le voir ainsi.

Plongée dans son regard noisette... Des yeux de biche, rien de moins, avec de longs cils gracieux. Je me secoue pour ne pas rester à contempler cette face d'ange comme le ferait une groupie débile. Ce que je ne suis pas ! Enfin presque pas..  Deux bises me permettent de savourer la douceur de sa peau, et oui je profite de la chose ! Ses lèvres arborent toujours une grimace chagrine et je fronce les sourcils.

— Un problème ?

Petite moue du bout des lèvres, il grimace maintenant. J'insiste, avec douceur et persuasion, il ne va pas me résister très longtemps.

— Dis-moi, Sasha ?

Le voilà qui soupire, à fendre l'âme, ce qu'il éveille en moi une grosse envie d'exploser le crâne du présumé coupable, parce que mes soupçons s'orientent sur une certaine chaussette.

— Maman n'est pas là. Elle m'avait donné la permission mais Enzo a décidé de venir...

Bingo ! L'instinct d'une Agathe ne faillit jamais ! Telle est donc la situation. Je devine aussi pourquoi la présence de son grand frère l'irrite.

— Et ça t'ennuie. Tu ne veux pas qu'il te vole la vedette.

J'ai frappé juste. Sasha n'apprécie pas du tout ma remarque. Furieux, il s'apprête à répliquer mais je pose un index sur sa bouche.

— Écoute-moi bien, Sasha ! Celui qui m'intéresse, c'est toi ! Ton frère, d'accord il est beau garçon, mais je m'en fiche. En plus, je suis sûre qu'il pique, lui, quand on l'embrasse !

J'obtiens un léger rire et ses joues rosissent. Très légère coloration, mais je m'en satisfais. Dans l'encadrement de la porte d'entrée, je devine la silhouette d'Enzo. Tandis qu'il ferme à clef, je murmure à l'oreille de mon charmant petit compagnon.

— Les girls se feront peut-être avoir, mais pas moi !

Satisfaite, je remarque que cette fois, le sourire n'est plus contraint du tout, mais enchanté et le regard retrouve son pétillant. J'accueille Enzo d'un signe de tête et d'un haussement de sourcil ironique. J'ignore pourquoi il s'impose mais je n'ai pas l'intention de lui accorder la moindre attention. Sasha et moi sortons du jardin et marchons devant mais Enzo nous rejoint au pas de course. Il passe un bras de propriétaire autour des épaules de son petit frère, geste que je m'apprêtais à faire. Non pas que je me considère comme propriétaire, mais... pas question de laisser Enzo nous pourrir l'après-midi. Sasha me jette un coup d'œil agacé, je n'ai pas été assez rapide me fait-il comprendre. La manœuvre d'Enzo m'agace. Je n'apprécie guère la concurrence de cet adonis de pacotille. Si pacotille, j'insiste. D'ailleurs la preuve, je suis insensible à son charme ! Petit clin d'œil à Sasha à qui je prends la main. Il a un petit rire et serre mes doigts avec une réelle satisfaction. Enzo se renfrogne et je me retiens pour ne pas m'esclaffer. Pas Sasha, dont le rire clair éclate soudain en cascade. Voilà qui promet pour la suite.

Après un petit quart d'heure de marche, nous arrivons devant le multiplex, un horrible paquebot rouge et gris qui abrite les salles de cinéma. Sur le côté de l'esplanade qui s'étale devant l'entrée, Adi, Flo et Kali nous regardent, éberluées. Arrêtez de baver les filles! En garçon bien élevé, Sasha fait les présentations. Après les salutations d'usages, bises et sourires béats, les filles retrouvent leurs marques et se l'accaparent. Sasha, pas son andouille de frère, à ma grande déconvenue. Le choix du film devient urgent. Je me retrouve aux côtés d'Enzo qui attaque de front.

— Ne t'amuse pas avec mon frère !

Objectif du jour : garder son calme et ne pas lui en retourner une ! Difficile à tenir, je vous promets ! Vrai que d'habitude, je mords ou j'utilise ma pointure quarante, disons que je risque d'innover cette fois.

— Je ne m'amuse pas avec Sasha ! Il est important pour moi et le reste ne te regarde pas !

L'intéressé se retourne avec vivacité. L'aparté ne lui plaît guère. D'un pas prudent, je m'écarte d'Enzo. Distance de sécurité... Pour sa sécurité, pas la mienne.  Mes crocs pourraient échapper à mon contrôle... Mais je sers une mimique rassurante au plus mignon des deux frères, alors il reprend les négociations avec les filles. Je sens que le choix du film n'aura pas ma préférence. Sasha est cerné de toute part, comment résister à ce trio d'enfer ? Plus persuasives que ces trois là, tu meurs !

— Je ne veux pas qu'il se fasse des idées et qu'il souffre, grince Enzo décidé à en découdre.

— Bizarre, moi j'ai comme l'impression que tu es jaloux de l'attention qu'une fille plus âgée porte à ton petit frère. Alors que toi, elle ne te calcule pas... Difficile quand on est habitué, comme toi, à accaparer l'attention et à faire tomber toutes les donzelles du périmètre ... Se faire battre par plus jeune... et beaucoup plus séduisant...

L'expression ulcérée d'Enzo... sublime ! Je lui adresse un petit sourire, narquois à souhait. J'adore ça ! Ma petite tirade a produit son effet. Il ne me reste plus qu'à l'achever dans les règles de l'art :

— Donc pour être plus précise, et ouvre bien tes oreilles : je serai toujours présente pour Sasha ! Que ça te plaise ou non !

Je le plante là. Je sais, ça devient une habitude mais je lui ai attribué le rôle de la vieille chaussette inutile qu'on laisse tomber. Et encore, celle-là ne sort pas d'un sac de sport après un match. Les girls, toujours intuitives, devinent qu'il se passe quelque chose de très louche, mais Enzo se contrôle. Un bon point pour lui. Il ne laisse rien paraître tandis qu'il colle Sasha comme une mère poule option tube de glu extra-forte. Ce qu'il peut m'énerver !!!

Nous échouons dans la salle de projection d'un film qui ne m'enchante pas. Une histoire d'extraterrestres envahisseurs sur fond de romance et de catastrophes en tout genre. Un vrai jeu de massacre. Par contre, je jubile car Sasha se retrouve entre moi et Adi. Enzo a été neutralisé avec grande habileté par Kali et Flo qui l'encadrent de l'autre côté de la rangée de sièges. Son charme ne les a pas aveuglées. La projection démarre et l'histoire, tirée par les cheveux ce dont les acteurs n'auront pas à souffrir niveau chevelure, déroule d'improbables rebondissements, à grands renforts d'effets spéciaux époustouflants. Les héros sont sympathiques, stéréotypés, plutôt bien de leur personne et semblent sortis tout droit d'un salon de coiffure. J'aimerais bien connaître la marque de leur spray coiffant, pas une mèche qui bouge malgré les bourrasques de vent qui font décoller des semi-remorques !

Sur l'accoudoir, la main de Sasha se crispe quand nous découvrons l'allure pas très ragoûtante de ces extraterrestres buveurs de sang et très, très assoiffés... L'hémoglobine coule à flots... Le scénario s'enfonce un peu plus dans les profondeurs. Encore une « œuvre » qui ne laissera pas un souvenir impérissable chez les cinéphiles. Heureusement, nous profitons tous d'un tarif réduit. Nos regrets seront moindre au générique final. Sasha se recroqueville un peu dans son siège quand la scène devient vraiment macabre et sanguinolente. Ce navet, tout public ? Affligeant tout de même ! Pour rassurer mon camarade, ma main recouvre ses doigts. Elle ne m'a pas demandé la permission, je le jure ! Je me penche vers lui et souffle :

— Manquait plus que ça ! « ET »* en vampire d'une autre planète, tu parles d'un mélange des genres... J'aurais préféré Kung Fu Panda, même si je l'ai déjà vu deux fois... Au moins on se serait marré !

Sasha pouffe de rire et sort totalement du film. La suite, nous la passons à relever les incohérences, très nombreuses, et à chuchoter très bas sur les détails hautement foireux, en réprimant nos fous rires pour ne pas déranger les autres spectateurs. Je remarque à plusieurs reprises qu'Enzo se penche et nous épie au gré de la lumière offerte par les images et moi, je n'ai pas lâché la main de Sasha qui ne semble pas s'en formaliser...

Une petite alarme clignote dans ma tête. Ne suis-je pas en train de craquer pour ce gamin ? Mais, non, quand même, il est plus jeune et plus petit que moi. Une tête de moins pour être exacte... Ma nature protectrice se déchaîne, c'est évident. N'empêche, je reste lucide, enfin j'essaie. La compagnie d'une fille de son âge, moins « athlétique », lui conviendrait tout aussi bien. Pourtant, même avec ce raisonnement, pas une ne trouve grâce à mes yeux, malgré le nombre qui lui tourne autour depuis quelques temps. Sasha est conscient qu'avant d'être vu avec moi, il n'intéressait pas ces demoiselles. En retour, il ne leur accorde pas un regard. Rancunier, ce jeune homme ! Ma réputation « sulfureuse » alimente cette soudaine popularité. Mais Sasha n'est pas naïf, il saisit tous les relents superficiels de leur soudaine attention. Sans être vindicatif, il n'oublie pas. Personne n'a tenté de le soutenir, ni de le défendre, face aux pintades. Alors lui faire maintenant les yeux doux, quelles idiotes... L'enfer aura gelé avant que lui, ne se dégèle !

Le mieux, je suppose, est de laisser filer le temps et de profiter de sa compagnie. Nous verrons bien ce que nous réserve l'avenir. Peut-être qu'il sera douloureux... pour moi, car en grandissant, Sasha s'éloignera, normal. C'est décidé ! Le rôle de la bonne copine, genre pote au féminin, m'ira comme un gant. Mais j'en profiterai aussi, de ce temps qui passe, pour enquiquiner Enzo au maximum. Désormais, il prend son rôle de grand frère très au sérieux et me considère comme une rivale ! Autant lui donner raison !

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* ET : prononcer « i-ti » vous connaissez ce petit gnome vert et fort sympathique héros d'un film de Steven Spielberg ? Non ? Allez le découvrir, malgré les années ce film est amusant et attendrissant, et il montre bien l'esprit étroit du monde des adultes...