Chapitre 9

Arminassë était reconnue comme la ville de l'amour, la cité aux mille miroirs et à la gastronomie si raffinée. Là s'implantait aussi le royaume le plus puissant de la Dimension, celui de Luinil, la terrible Reine Vierge.

Le patronyme de la souveraine dénotait avec l'allure festive de sa capitale où les maisons closes occupaient les plus beaux hôtels particuliers.

La prostitution faisait tourner l'économie du royaume et prenait une place d'autant plus importante dans la civilisation astrale ou les naissances n'existaient pas. Sans famille possible, hommes et femmes vivaient chacun leur vie, les premiers se chargeant des affaires politiques et militaires du pays et les secondes travaillant sur l'aspect social et sexuel.

Cette grande débauche institutionnalisée, et assez critiquée aussi, faisait bien l'affaire de Rehtan, le médecin le plus fameux des grands lupanars. Il avait de quoi faire car les maladies vénériennes empoisonnaient le quotidien des astres et tuaient souvent les humains.

La plupart du temps, les maquereaux et maquerelles payaient le mage en nature si bien que malgré sa réputation au sein du milieu, le pauvre Rehtan n'amassait pas de fortune colossale. Ça lui allait bien puisqu'il ne payait rien. Le couvert et le lit lui étaient toujours fournis lors de ses déplacements.

Peu argenté et toujours dans les bras chaleureux d'une femme, il avait hérité du sobriquet de « Bourses-Vides ». À chacun de comprendre ce qu'il voulait de ce surnom.

Le mage ne chômait pas. Une fois encore, il dut se rendre au Palais Félicité où le maquereau le convoquait en urgence.

Rehtan n'appréciait aucunement Hardvar, son traitement sur les filles frôlait bien souvent la maltraitance. C'était peu étonnant lorsqu'on connaissait le passé mouvementé du personnage qui avait été chassé de l'armée pour « inconduite ». Le terme minimisait probablement ses exploits.

Quoiqu'il en soit, l'astre ne l'avait jamais senti et trop souvent devait-il guérir des blessures non tolérées par la législation de la ville. En sa position de médecin de bordel, il lui aurait été malvenu de dénoncer un maquereau, risquant alors de se faire radier auprès des autres.

Il soupira et passa le porche sculpté de la Félicité. Les gardes le laissèrent passer, après tout, son physique était très reconnaissable par ses cheveux blancs et sa barbe d'un noir tranchant.

Bien en chair, il n'aurait pas apitoyé le cuisinier même de Sa Majesté. Les femmes adoraient sa carrure et son abondance, que ce soit pour son embonpoint ou pour son caractère extraverti et jovial.

Hardvar l'attendait avec impatience et le tira dans son bureau :

— Mon cher ami, j'ai une demande bien particulière à te faire.

— Que s'est-il passé encore ?

— Rehtan, ne me juge pas de la sorte. Tu es l'homme qu'il me faut.

— Je le suis toujours !

Le maquereau lui prit le bras et le mena cette fois-ci jusqu'à l'ascenseur. Les deux hommes gravirent ainsi toute la hauteur du bâtiment :

— C'est une demande fort particulière. J'ai entendu que tu soignais diverses races.

— Il m'arrive de me pencher sur des cas humains et parfois de gnomes qui fuient l'esclavage de Calca.

Hardvar hocha la tête, satisfait et enchaîna :

— Il se trouve que j'ai fait acquisition d'une merveilleuse créature, ces dernières semaines. À l'usage de mes plus fidèles clients, tu vois. Malheureusement, elle agonise et se laisse dépérir.

Le guérisseur fronça ses épais sourcils et attendit que la grille de l'ascenseur s'ouvre sur le couloir pour demander :

— Hardvar, j'ai bien l'impression que cette personne ne se trouve pas dans ta maison de son plein gré...

— Quelle hypocrisie ! Les filles de mes murs le sont rarement. Elles se sont endettées auprès de moi et ne peuvent plus sortir avant de m'avoir remboursé. Si ce n'était pas le cas, elles seraient déjà courtisanes à la cour de la Reine Vierge.

— Fais attention, Luinil resserre les règles autour des bordels pour limiter au maximum le proxénétisme et autres débordements.

— Qu'elle se concentre sur la guerre ! Elle devrait se trouver un roi, ça la calmerait.

Rehtan resta silencieux, peu enclin à envenimer la conversation. Après tout, les maltraitances sur les prostituées lui apportaient un emploi plutôt lucratif.

Lui et le maquereau passèrent plusieurs vestibules fermés de lourdes portes avant de déboucher enfin sur une suite luxueuse. Les hautes baies vitrées donnaient une vue sublime sur la capitale et ses donjons vertigineux.

— Elle est allongée sur le lit.

Le mage hocha la tête et s'avança jusqu'à la large couche avant de pousser les grands voiles qui dissimulaient la petite silhouette recroquevillée

Il sursauta : il ne s'était pas attendu à un si triste spectacle. Une elfe nue, couverte de blessures, les poignets enchaînés, respirait faiblement. Des spasmes soulevaient son corps rachitique.

— C'est une plaisanterie, Hardvar ! s'insurgea le médecin, je ne veux pas être lié à de la séquestration d'elfes. Je frôle déjà trop souvent l'illégalité quand je m'aventure chez toi mais là, tu dépasses les bornes !

— Arrête de pleurer pour une simple esclave. L'information ne fuitera pas.

— Il en est hors de question ! Je m'en vais !

Sur ce, il tourna les talons et fit quelques pas avant d'être retenu par Hardvar :

— Je te paierai grassement. Tu auras un accès libre à mes filles en plus de pièces trébuchantes. Et qui sait ? Peut-être que le suivi médical d'une elfe t'apportera quelques avantages supplémentaires.

Rehtan hésita à corriger son client. La vue de la mourante le retint. À cet instant, il eut pitié d'elle. Méritait-elle vraiment de s'éteindre ? Son cœur se serra. Devait-il dénoncer le coupable aux autorités ? C'était une décision à ne pas prendre à la légère car les conséquences pouvaient prendre des proportions terribles.

— Bien, ça va pour cette fois.

Hardvar se frotta les mains en jubilant. Bien entendu, il continuerait d'engranger des fortunes colossales avec une telle créature dans son commerce.

Le guérisseur s'approcha de la blessée et la couvrit d'une chappe de soins valiques. Une fois la guérison enclenchée, il s'attarda sur les plaies.

Avec précaution, il débarrassa le visage des longs cheveux noirs. Son cœur rata un battement. La douceur des traits et la tristesse infinie qui se lisait sur ses paupières closes incarnaient la face d'un ange destitué de sa gloire céleste pour être jeté aux souillures de la terre.

Elle était sublime, même aux portes de la mort.

Ce constat poussa instinctivement Rehtan à réparer les nombreuses lésions. Il passa la main sur les blessures et les referma grâce à sa magie tant réputée. Il éprouvait de la pitié pour la femme qu'il soignait ; ses parties génitales, du pubis jusqu'au rectum, étaient totalement arrachées. Ses ongles étaient brisés dans un signe évident de défense.

— Pauvre petite fée, murmura-t-il, tu t'es perdue dans un bien triste endroit.

Pendant plusieurs heures, il s'appliqua à réparer et laver le corps, vidant ainsi ses réserves valiques.

Quand il eut fini, il glissa l'elfe sous des draps propres.

Épuisé par cette dépense trop importante de magie, il regagna le bureau du maquereau. À mesure que l'ascenseur le descendait, il réfléchissait à l'identité de cette femme. Son pays devait tant lui manquer... Et peut-être aussi sa famille, le mage ne comprenait pas les liens du sang du fait de son appartenance raciale.

Il rejoignit donc Hardvar qui l'attendait assis à son bureau, le nez dans ses comptes. La prostituée qui lui massait les épaules fut congédiée.

— Alors ? As-tu sauvé mon petit oiseau ?

— Ce ne fut pas une mince affaire. Hardvar, tu dois convaincre tes clients de ne pas la maltraiter de la sorte. Je ne serai pas toujours là pour la guérir.

— Tu as raison. Mais cette garce se défend sauvagement à chaque fois et les hommes n'aiment pas quand les femmes sont droguées. Ils préfèrent la soumettre, d'où son état.

— Elle continuera de se battre. Le viol n'est jamais une perspective très engageante.

— Toi qui connais si bien la psychologie féminine, tu ne voudrais pas la raisonner ? Qu'elle accepte un peu de collaborer.

— Je parle très mal l'elfique.

— Elle connaît notre langue. Essaie de la convaincre que son sort n'est pas si terrible.

— Vos plans me semblent compromis. En plus, je ne connais rien de la culture de Calcienne.

— Ce n'est pas compliqué : les elfes sont racistes et pédants. Ils nous détestent et ne veulent qu'une chose : asseoir leur domination sur la dimension.

— L'entente sera merveilleuse... Bien ! Hardvar, je te laisse, je vais saluer les filles et partir. Rappelle simplement tes clients à l'ordre et tout se passera bien.

— Tiens, attrape.

Il lui lança une bourse en velours débordant de pièces d'or.

— N'hésite pas à repasser, Rehtan, c'est toujours un plaisir de collaborer avec toi.

Il avala sa salive, pressé de clore la conversation et s'éloigna de l'astre comme on s'échappe d'une mauvaise odeur.

Il traversa les couloirs et pénétra dans un vaste boudoir où les filles se préparaient et se restauraient.

— Boubou ! s'exclama la première, cela faisait longtemps !

Voilà comment son surnom s'était transformé.

— Toutes ces jolies dames vont bien ?

Une prostituée avec un élégant carré blond et à peine vêtue le rejoignit avant de lui prendre le bras sensuellement :

— Je crois avoir quelques démangeaisons sous ma lingerie, minauda-t-elle avec une fausse inquiétude dans la voix, ce serait bien que tu y jettes un œil.

— On verra ça une prochaine fois, Fûma. Je viens seulement pour vous saluer avant de m'éclipser.

— Quoi ! s'écria une autre, tu nous abandonnes, Boubou ?

— Je suis fatigué, mille excuses...

Fûma grinça et saisit la bourse pleine d'or qui pensait à la ceinture de l'homme.

— Tu préférés désormais l'argent à notre amour ? Disparais, malotru !

Les prostituées rirent de leur déconvenue et saluèrent leur médecin. Rehtan leur envoya quelques baisers de la main et se hâta de sortir.

Voilà une journée bien particulière. Le sort de cette elfe le taraudait, aussi se promit-il de repasser dans les prochains jours afin de s'assurer de sa santé.

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