Chapitre 13

— Non ! Je ne la détacherai pas !

— Hardvar, je lui en ai parlé hier, elle accepte de ne plus attaquer personne.

— C'est une elfe ! Elle manipule comme elle respire !

Rehtan soupira et insista du regard. Derrière lui, Tchyl était accroupie sur sa couche, les sourcils relevés dans un air innocent.

— Bien ! Après tout, le collier antivalique devrait limiter la casse.

Sur ces paroles, le maquereau tourna les talons. Le mage se tourna vers sa protégée et la détacha :

— Tu es libre maintenant.

Tchyl l'assassina du regard :

— Libre ?

Rehtan avala sa salive et réalisa avec quelle maladresse il venait de parler. Tchyl restait une esclave.

Elle l'ignora et se posa devant sa coiffeuse pour démêler sa longue chevelure noire. Son visage impassible ne traduisait aucune émotion, seulement une froideur effrayante.

— D'où viens-tu, Tchyl ?

— Pourquoi t'intéresses-tu à mon passé ? lâcha-t-elle sèchement.

— Pour rien... Je me suis dit que ça te ferait peut-être du bien de parler à quelqu'un... Tu ne vois personne à part les clients.

Elle frissonna à ce mot et saisit un châle pour envelopper ses épaules.

— Si tu veux m'aider, Rehtan, ramène-moi à la frontière.

— Je ne peux pas...

— Je comprends. Tu serais fou de prendre des risques pour une esclave.

Il croisa les bras sur son torse et murmura :

— Je suis désolé. J'espère que tu n'auras plus à subir de si violentes blessures.

— Tant que ce collier me retiendra, je n'aurais d'autres choix que de me plier à leur convoitise. Je ne lutterai plus, ça ne ferait que m'affaiblir davantage.

Le médecin tira un tabouret et s'assit près d'elle :

— Tu peux me parler des tiens, si tu le souhaites. Ça fait toujours du bien de se confier.

Elle haussa les sourcils :

— Je ne souhaite plus entendre parler de mon passé.

— Personne ne te manque là-bas ?

— Je suis orpheline. J'ai grandi seule. Personne ne m'attend et personne ne viendra me chercher.

Elle avait répondu sans hésitation, avec clarté et dégoût.

Sans crier gare, elle envoya sa brosse percuter la glace, la brisant sur le coup. Rehtan sursauta, peu préparé à ce geste. À la suite de cet emportement, elle retira la bague qui ornait son annulaire et tira violemment un tiroir avant de l'y jeter, comme si l'or lui brûlait la peau.

— Je ne peux compter que sur moi, cracha-t-elle en se levant.

Rehtan fut peiné de la contempler si résignée. Il connaissait ce stade, ce moment où la femme acceptait le déshonneur et la souffrance pour faire face à ses son destin. Tchyl venait d'embrasser son sort. Mais avant tout, elle comptait prendre les rênes de sa vie en mains. Certaines se soumettaient et subissaient. D'autres trouvaient en elle le moyen de tourner ce désastre en avantage.

Tchyl appartenait à la seconde catégorie.

Elle s'avança vers le centre de la chambre et lança :

— Dis à Hardvar que j'ai besoin d'une femme de chambre ainsi que de tenues plus qualitatives. Il est temps qu'il investisse davantage en moi s'il veut du résultat.

— Tu ne crains plus d'être blessée ?

L'elfe pouffa :

— Cette question n'a pas lieu de se poser. Les clients ont tous les droits. Je trouverai le moyen de les adoucir.

Rehtan tressaillit, conscient du pouvoir ensorcelant de la créature angélique. C'était plutôt une sirène, prête à séduire pour échapper à la volonté de ses maîtres.

Il se leva et s'approcha d'elle :

— Je n'aime pas la manière dont tu es retenue contre ton gré, Tchyl. Pour l'instant, je ne peux rien y changer. Mais je veillerai à ce que tu sois le mieux traitée possible.

Elle le dévisagea, comme pour analyser les moindres traits qui marquaient sa face :

— Je lis du désir dans tes yeux.

Ces mots décontenancèrent un moment l'astre mais il répliqua aussitôt :

— Parce que tu es une elfe et que tes phéromones ne sont absolument pas canalisées.

— Je ne peux pas le faire à cause de ce collier.

— Je vais me renseigner pour savoir si tu ne pourrais pas porter un artefact qui changerait ça. Cela devient... perturbant.

Tchyl sourit avec dédain :

— Si ça peut calmer un peu la violence de mes partenaires, je ne refuserais pas. Et puis, tu arrêteras peut-être de baver en me regardant.

— Hein ? Mais n'importe quoi !

Elle le confronta du regard malgré sa toute petite silhouette qui contrastait tant avec la carrure de l'astre.

— Je perçois ton trouble, Rehtan. Tu n'es pas différent des hommes de cette ville. Tu finiras par me violer. Vous ne savez tous faire que ça, on dirait.

— Tchyl ! Je te jure que je ne te forcerai jamais. Je suis médecin et j'ai dédié ma vie à protéger, non à blesser.

Elle haussa un sourcil et se détourna de lui.

— Peu importe.

— Je repasserai dans quelques jours, Tchyl...

La femme s'avança vers la fenêtre. Sa longue chevelure cascadait librement jusqu'en bas de son dos et faisait ressortir ses longues oreilles effilées. Par son apparence sinueuse et hautaine, elle faisait comprendre à l'astre qu'ils n'appartenaient pas au même monde.

Rehtan sentait la haine et le désir de vengeance retourner les entrailles de la femme. Il espérait ne pas figurer dans ses sombres machinations.

— À bientôt, Rehtan, salua-t-elle de sa voix grave, je tâcherai de ne pas blesser trop de clients en ton absence.

À moitié à l'aise, il prit congé. Malgré ce comportement menaçant, le mage ne parvenait pas à rejeter son intérêt pour son petit ange. Il la trouvait tant parfaite.

Mais il savait que s'il ne mettait pas la main sur le fameux artefact capable de retenir les phéromones elfiques, il ne pourrait résister longtemps à la beauté de l'esclave.

La veille, il avait rejoint les filles pour calmer la frustration qui le taraudait. Malgré cela, il n'était pas parvenu à se sortir le joli visage elfique de la tête. Pourtant, elle ne l'appréciait guère, elle le trouvait tout juste utile pour ses manigances.

Le cœur alourdi par ce constat, Rehtan regagna la sortie. Sous le porche, il croisa Hardvar aux côtés d'un de ses clients. Le mage reconnut l'astre de la veille qui avait perdu son œil.

— Comment vous portez-vous, Monsieur ?

— Le fameux Bourses Vides qui soigne autant les prostitués que les clients, rit l'homme en replaçant son pansement, grâce à vous, je récupérerai mon œil dans quelques semaines.

— Vous n'êtes pas trop fâché ?

— Fâché ? non, je suis même pressé de retrouver cette jolie colombe. Hardvar me confirmait justement que vous l'aviez raisonnée.

— En effet...

Rehtan se tourna vers le maquereau et lui murmura à l'oreille :

— L'elfe souhaiterait que vous répondiez à quelques demandes de sa part, dont une femme de chambre et une garde-robe plus adaptée.

— Eh bien, tu sais lui retourner l'esprit, mon ami ! La voilà prête à jouer l'intrigante. C'est parfait, je vais la couvrir des plus belles parures, elle deviendra bientôt mon meilleur poulain ! Encore une chose, Rehtan, essaie de trouver des potions pour stériliser la gnome, je ne compte pas gérer des grossesses et des avortements.

Écœuré par le discours de son interlocuteur, le mage salua les deux astres et quitta la Félicité. C'était stupide que de vouloir trouver des contraceptifs alors que Tchyl ne couchait qu'avec des astres. Les chances qu'elle tombe enceinte étaient nulles, à moins qu'elle ne croise un humain ou un gnome. Dans tous les cas, les bâtards ne survivaient jamais aux croisements valiques.

Une fois éloigné du quartier des plaisirs, il continua son chemin, longeant le cours du Beldeau. Ses pas le guidèrent jusqu'au collège des médecins.

Dans les vastes bibliothèques lourdes de senteurs parcheminées, il retrouva son ami, Viroque. Peu de chances de le rater avec ses atours totalement excentriques et ses abominables sifflements dans ces lieux réputés silencieux.

— Bourses Vides ! Quelle surprise ! Je ne pensais pas te croiser si tôt !

— Peu de malades, ces derniers temps, grâce aux Créateurs.

Rehtan invita son comparse à le suivre à une table, en retrait sous les voûtes de livres.

Le sorcier sourit de cet écart, lourd de promesses en commérages et en propos peu audibles pour la bonne société.

— Tu en appelles à mon expertise, Rehtan ? Tu peux te confesser, je t'écoute.

— Tu es un prêtre défroqué, Viroque. Je ne viens pas pour obtenir une quelconque bénédiction mais plutôt pour entendre les conseils d'un sorcier.

— Ah, oui ! C'est mon nouveau titre, maintenant qu'ils m'ont jeté de l'ordre.

Le mage se racla la gorge :

— Viroque, t'es-tu penché sur des bloqueurs d'aura ?

Le sorcier haussa les épaules et croisa les chevilles sur le plateau de la table :

— Ne sois pas si mystérieux, Rehtan, où veux-tu en venir ?

— Je me penche sur le cas elfique. Existe-t-il des artefacts capables de retenir leur parfum ?

La question plongea Viroque dans une longue réflexion. Il mordait ses joues déjà creuses, comme pour chercher une réponse dans sa cervelle fumeuse.

— Je croise parfois un certain Ozanor, un astre d'Atalantë. Il travaille dans le commerce d'esclaves et j'ai cru comprendre qu'il achetait des elfes de temps à autre, pour les revendre dans son royaume. Il utilise des bloqueurs de phéromones pour éviter les débordements, lors du transport de marchandises.

— Tu as des connaissances bien sulfureuses... Pourrais-tu me fournir un bloqueur ?

Viroque claqua sa langue contre le palais :

— Pourquoi en cherches-tu ? Ne me dis pas que tu tiens à partir en Calca !

— Non, c'est pour étudier ce genre de modèle.

— Mouais... J'espère pour toi que tu ne fouines pas sous les jupes d'une elfe, ça finit mal ce genre d'affaires.

— Que veux-tu dire par là ?

Viroque se pencha vers son ami et lui intima :

— J'ai cru comprendre qu'ils soumettaient des elfes en esclavage là-bas.

— À Atalantë ?

Il hocha la tête :

— Exclusivement des mâles, vu que les femmes ne sont pas vraiment tolérées en Narraca. C'est assez confidentiel, tu t'en doutes. Mais j'ai eu vent par cet ami qu'un des elfes du roi commençait à gangrener le pouvoir. Nous ne sommes pas faits pour côtoyer cette race, elle est perverse et démoniaque. Si par je ne sais quel hasard, tu as croisé la route de l'un d'entre eux, ne t'attarde pas.

— Il n'y a pas d'elfe dans mon entourage, Viroque, nous sommes à Arminassë. Bien folle serait la paire d'oreilles pointues à vouloir s'y aventurer.

— C'est vrai. Et puis, tu as ce qu'il te faut en matière de bonne compagnie, hein ?

Rehtan sourit. Il avait su tirer des avantages de son statut de médecin. Peu d'hommes à la capitale jouissaient d'un tel luxe à pouvoir ainsi se présenter à n'importe quelle maison close sans payer.

Alors, pourquoi ne s'en contentait-il pas ?

— Viroque, t'arrive-t-il de ne jamais trouver satisfaction auprès de tes partenaires ?

Le sorcier s'esclaffa :

— C'est le châtiment de tous les astres. Nous cherchons inlassablement de nouvelles sensations. Nous multiplions les amants et à la fin, il ne nous reste que la Reine Vierge à contempler. Luinil incarne la quintessence de ce que nous n'aurons jamais.

— C'est ta théorie ?

— Peut-être... Le vrai luxe, Rehtan, c'est de lier des sentiments sincères envers nos proches. Mais ça nous est quasiment impossible : les autres races y parviennent grâce aux liens du sang ou l'âpreté de leur existence. Notre peuple baigne dans une prospérité et une individualité qui nous laisse un goût amer en bouche.

— Tu souhaites vraiment t'installer avec une femme pour le reste de ton éternité ? Ça ne te ressemble absolument pas, tu aimes trop te compromettre dans des orgies.

— C'est vrai, et j'assume cette vie. Après tout, je suis comme les autres hommes de ce maudit pays, je veux finir dans les bras de Luinil.

— Bon courage pour lui faire des avances. Le dernier en date s'est fait dévorer par ses monstres.

— Telle est notre malédiction !

Le mage se replia en lui-même, songeur. Il semblait qu'une malédiction d'un tout autre genre s'était abattu sur lui.

— Bref ! lança le sorcier en claquant des mains, je dois avoir un de ces fameux artefact dans mon laboratoire. J'espère que ça t'aidera !

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