Chapitre 12
Rehtan appréhendait le retour à la Félicité. Lors de ses interventions dans les bordels, il n'avait pas croisé de femmes aussi mutilées que l'elfe d'Hardvar.
C'était la première fois que l'astre croisait une telle créature ; la rencontre l'avait troublé et inspiré une pitié dont il préférait d'habitude s'abstenir.
La pauvre avait été réduite en esclavage et subissait les violences de clients privilégiés qui n'appliquaient en rien les mesures légales. Comment rester silencieux face à une telle injustice ?
Le mage souffla et passa le porche de l'hôtel ; cela ne le concernait pas, il avait juste à appliquer son travail. À peine monta-t-il les premières marches que le maquereau fondit sur lui, totalement paniqué :
— Que le Créateur soit loué ! Tu es un ange envoyé du ciel, Rehtan !
— Que se passe-t-il encore ? grogna-t-il avec un regard déjà fatigué.
— Deux de mes clients sont blessés, l'un a l'oreille arrachée et l'autre est à terre avec un flacon brisé dans l'œil.
— Quoi ? Mais c'est une maison close ou une arène de guerre ?
— Dépêche-toi !
Hardvar lui saisit la manche de son manteau et le tira jusqu'à l'ascenseur avant d'enclencher le levier à son maximum. Rehtan comprit alors que le problème venait de la suite de l'elfe.
Une fois sur le pallier, le mage trouva deux marchands, avachis contre un mur, les visages en sang.
Il se précipita vers eux pour commencer les premiers soins. L'oreille fut sommairement recollée sur le moment. Quant à l'œil percé, le verre logé dans la chair donna du fil à retordre. Mais expert en son domaine, Rehtan parvint à limiter les dégâts avant de se tourner vers le maquereau :
— C'est votre nouvelle acquisition qui les a amochés ainsi ?
— Elle est dans la chambre, neutralisée par deux gardes.
L'astre poussa un long soufflement, comme pour se préparer à jeter un œil vers l'appartement d'où provenaient les cris.
— Elle est blessée ?
— Il me semble que oui... Mes clients se sont fait attaquer : ils ne lui faisaient aucun mal mais ils ont dû se défendre quand elle s'en est prise à eux.
Rehtan se mordit la lèvre : comment ça aucun mal ? Il se leva et gagna la chambre où deux hommes attachaient les poignets de l'elfe dans son dos.
— Vous pouvez partir, je m'en occupe.
— Faites attention, docteur. Elle tentera de vous tuer.
Rehtan se trouva seul en compagnie d'une véritable furie, sommairement ligotée sur le lit. Il s'approcha d'elle avec prudence.
— Calmez-vous, je vais vous soigner.
L'elfe gigota de plus belle, les cheveux défaits sur son corps nu. Le mage nota que des brûlures dévoraient sa peau et qu'un collier antivalique enserrait fermement sa gorge, créant des plaies sur la peau tendre.
Il se pencha au-dessus d'elle et la plaqua doucement pour commencer à la guérir. La blessée cessa de crier et sa rage se transforma en longue plainte désespérée.
Enfin, la résistance cessa et elle laissa l'astre l'aider. Sans doute la diminution de la douleur la ramenait-elle à la raison. Rehtan sourit en la sentant se détendre ; il la souleva et la glissa sous les draps sans la détacher : il connaissait les risques qu'il prenait à côtoyer une telle créature, il fallait rester sur ses gardes. Pourtant, elle semblait si délicate à cet instant, si belle et désirable. Ses épaules frêles tressautaient nerveusement et ses longues oreilles se baissaient vers sa nuque, à l'image d'un petit animal traqué.
— Quel est votre nom ? demanda-t-il doucement.
Bien sûr, il n'obtint aucune réponse, pas même un regard.
— Voulez-vous que je vous apporte quelque chose à manger ?
Cette fois-ci, un léger murmure s'échappa des lèvres de la femme :
— Un vêtement...
Rehtan hocha la tête. On n'avait pas dû la vêtir depuis son arrivée, comme si elle n'était qu'une vulgaire bête. Les rideaux du lit avaient été déchirés par endroit, sans doute parce qu'elle avait tenté de s'en faire une tunique.
— Je vais vous chercher une robe.
La colère commença à poindre dans le cœur de l'homme. Il en voulait à Hardvar. Ce stupide proxénète allait tuer une innocente.
Instinctivement, ses pas le menèrent quelques étages plus bas, dans les appartements de Fûma. À cette heure de la journée, elle ne devait pas travailler auprès de ses clients. La prostituée lisait tranquillement dans une méridienne, seulement vêtue d'un peignoir.
— Tiens, remarqua-t-elle sans lever les yeux de ses lignes, on dirait que « Bourses Pleines » vient quémander mon pardon.
Rehtan se décala la mâchoire, déjà lassé par l'attitude de son amie. C'était bien la peine de le chambrer continuellement avec son surnom en trouvant de nouvelles variantes.
— Je vois que tu m'en veux réellement pour la dernière fois. Je suis désolé, si j'ai manqué de politesse.
L'astre referma son livre d'un claquement sec et se leva avant de le rejoindre de sa démarche chaloupée :
— Que veux-tu, Boubou ?
— Pourrais-tu me rendre un servi...
Il fut contraint de se taire lorsque Fûma lui baissa autoritairement la tête pour l'embrasser langoureusement. Elle lui présentait ainsi clairement ses intentions et surtout sa volonté de lui rappeler son second rôle. À vrai dire, il s'y était attendu. C'était une étape incontournable lorsque l'on traitait avec les filles de joie et que l'on s'appelait Bourses Vides.
Sans savoir comment, Rehtan tomba sur la méridienne, la femme dans ses bras. Il n'était pas venu pour ça, mais il remarqua qu'il était déjà excité. L'elfe et ses phéromones puissants y étaient-ils pour quelque chose ? Rien qu'au souvenir de ce visage parfait, encadré par cette sublime chevelure d'ébène qui cascadait sur ce corps souple, il sentit ses entrailles s'irradier. Un désir nouveau s'immisçait en lui et criait son besoin d'être assouvi.
Fûma lui avait déjà ouvert la chemise sur son torse poilu et lui baissa son pantalon d'un geste expert pour le caresser.
— Boubou, minauda-t-elle, tu te fais du mal à nous éviter. Regarde dans quel état d'impatience tu es.
Malgré la beauté de sa partenaire, le médecin ne pensait qu'à la blessée. Il avait négligé son pouvoir aphrodisiaque lors des soins et maintenant, il fallait évacuer la frustration. Fûma riait toujours pendant ces moments intimes et cette mélodie résonna un peu comme une moquerie aux oreilles de l'homme qui n'était parvenu à obtenir la femme qu'il souhaitait. Il la laissa pourtant le chevaucher hardiment, trop faible pour la repousser. Il aimait ces sensations et surtout, en avait besoin. Il était bien rare que son sexe ne se loge pas au moins dans deux ou trois écrins féminins au cours d'un même journée. Sans doute était-ce les parfums entêtants des bordels qui lui donnaient autant envie ? Le dernier venait d'ailleurs de la plus haute suite de la Félicité et ne le lâchait plus.
Il lui suffit alors d'imaginer une autre conquête à la place de son amie pour ne plus tenir plus longtemps. Après cela, la prostituée se blottit contre lui, entre ses bras imposants. La carrure de Rehtan était un vrai nid chaleureux pour toutes les filles de joie. Elles s'y sentaient en sécurité. Lui, les soignait, les écoutait et les couvrait de sa tendresse.
— Fûma, tu es incorrigible, soupira-t-il en remettant de l'ordre dans sa moustache noire.
Elle gloussa et caressa le torse large de l'homme avant de lui pincer le gras du ventre :
— Tu n'aimes pas ma compagnie ? releva-t-elle d'une moue boudeuse.
Il sourit et déposa un baiser sur le dos de sa main :
— Tu abuses de mes faiblesses, Fûma.
La prostituée enserra la poitrine du mage et y laissa cascader ses courtes boucles blondes :
— C'est ma seule manière de te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi, Boubou. Je serais morte depuis longtemps, sans toi.
— Tu étais en sale état, la première fois que je t'ai trouvée dans cette ruelle, se souvint-il, mais si tu veux me remercier, tu peux aussi m'offrir des cornes de gazelle, j'adore ces pâtisseries.
— Tu as pris du poids, tu sais ? Je préfère te fatiguer un peu à la tâche.
Rehtan pouffa et se redressa avant de recoiffer ses cheveux blancs.
— Fûma, pourrais-tu me donner une de tes robes ?
— Tu es deux fois plus large que moi, tu ne rentreras jamais dedans.
Il roula des yeux :
— C'est pour une amie en difficulté, pas pour moi.
Fûma releva sa lèvre supérieure avec un dédain non dissimulé.
— Tu t'accoquines avec des mendiantes, maintenant ?
— Chérie, je te rappelle que tu en étais une lorsque je t'ai aidée.
— Bien, bien... Elle est aussi fine que moi ?
— Oui... Peut-être un peu plus.
Elle se leva et partit dans sa penderie pour inspecter ses placards. Rehtan en profita pour utiliser sa salle d'eau, le temps qu'elle lui prépare un petit paquet pour le dernier étage.
Il déroba aussi une boite de loukoums, peut-être que l'elfe voudrait-elle avaler quelque chose ?
Un fois prêt, il attendit son amie qui revint vers lui avec un panier bien rempli :
— Une robe, ce n'est pas suffisant pour se couvrir, Boubou, encore moins si c'est une femme. Elle se prostitue ?
— Oui, en quelque sorte...
— Bien, j'y ai laissé aussi des poudriers et des baumes.
— Merci, tu es un ange.
Il l'embrassa et quitta la suite, pressé de retrouver sa petite protégée. Dans l'ascenseur, il se frotta le crâne, dépité par son comportement.
— « Tu ferais mieux de t'occuper de tes affaires, mon vieux, tu cherches les problèmes ».
L'appartement restait vide de clients, heureusement. Hardvar avait dû comprendre que les visites étaient suspendues jusqu'à nouvel ordre.
Sur le lit, il trouva la blessée de dos, à tenter de cisailler ses liens contre le crochet qui retenait les rideaux. Elle n'avait pas remarqué la présence du médecin et continuait de s'acharner en poussant des petits grognements d'impatience. Malgré lui, Rehtan laissa ses yeux dégringoler sur la croupe de l'elfe. Elle lui accordait une vue royale sur ses jolies fesses et il ne put s'empêcher de rougir face à cette situation un peu lubrique.
Bien que le spectacle eût quelque chose de plaisant, il s'éclaircit la gorge pour lui témoigner son retour.
L'elfe poussa un cri de panique et se recroquevilla contre la tête de lit, honteuse d'avoir été surprise.
— J'ai des vêtements pour vous.
Elle ne broncha pas mais son regard se fit insistant sur le panier.
— Voulez-vous que je vous aide à vous habiller ?
— Non, libérez-moi.
Son accent était charmant mais le mage ne se laissa pas duper :
— Pas question, vous allez me crever un œil.
Il s'avança jusqu'à la couche et sortit des sous-vêtements pour commencer à la vêtir.
— Quel est votre nom ? demanda-t-il doucement pour la calmer.
Elle s'écarta de lui avec méfiance sans lui répondre. Ses yeux cendrés l'incendiaient, signe évident qu'elle ne souhaitait pas traiter plus longuement avec lui.
— Bon, ce n'est pas grave... Ne me fuyez pas, je ne vous ferai aucun mal.
Son sourire rassurant parvint à convaincre l'elfe qui cessa de s'éloigner. Il s'assit sur le lit et lui saisit délicatement la taille pour y attacher les cordons de la culotte. Il tenta de ne pas attarder son regard sur l'intimité de sa protégée, car ce ne serait clairement pas dans une optique médicale, cette fois-ci. Les cuisses de l'elfe commencèrent à trembler et il s'écarta pour attraper le prochain vêtement :
— Je peux continuer ?
Elle baissa la tête, embarrassée.
Rehtan l'invita à se redresser pour lui passer une chemise puis un corset mais elle secoua la tête.
— Je ne porte pas de corset.
— Ah bon ? Toutes les femmes en portent à Arminassë.
Il se pinça les lèvres et imagina les petits seins de la femme pressés dans une jolie lingerie. Mieux valait ne pas laisser son imagination trop s'emporter aussi n'insista-t-il pas pour le corset et l'aida à enfiler une longue robe mauve.
— Je vous ai apporté des friandises.
Les oreilles de l'elfe se dressèrent d'intérêt mais elle détourna la tête. Malgré ça, son ventre se mit à gargouiller. Rehtan s'interrogea alors sur le genre d'alimentation qu'on lui avait fourni jusque-là. Sans doute pas grand-chose d'adapté pour sa race.
— Allez, ouvrez la bouche.
Humiliée jusqu'au bout, elle consentit à ouvrir ses adorables lèvres roses et commença ainsi à se faire nourrir.
— Vous aimez ?
Elle haussa les épaules et lui fit signe de continuer après un rapide regard vers les gourmandises.
Le contact de ce visage angélique ne laissait pas le mage indifférent. Pourtant, il avait l'habitude de se trouver dans les bras de jolies femmes. Mais celle-ci était trop différente. Et il fallait avouer que les phéromones dus à sa race compliquaient les choses.
À chaque fois qu'il lui tendait un morceau, il sentait ces lèvres satinées sur ses doigts et il commença à se demander quel goût elles avaient.
Il se ressaisit. C'était n'importe quoi. Pas question de finir comme tous ces hommes ignobles qui abusaient d'elle.
— Merci, murmura-t-elle en se blottissant contre ses oreillers.
— Aurais-je le droit à votre nom ?
— Tchyl.
Il la salua en vue de la quitter.
— Enchanté, Tchyl, je m'appelle Rehtan.
Sur ce, il referma la porte et accéléra le pas dans le couloir avant de s'arrêter contre un mur. Son cœur battait la chamade et son sang bouillonnait dans ses veines. Le parfum de l'elfe lui prenait la tête et l'enivrait. Il avait rencontré une créature sublime et voulait déjà la retrouver. Prenant une grande inspiration, Rehtan s'éloigna, mais une question le taraudait : continuerait-il à retenir son attirance pour elle ?
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