Chapitre 31
Nilcalar ne put condamner le Grand-Prêtre en raison du statut de Dorgon. Quoiqu'on en dise, l'elfe restait un esclave et Polcamitraï le deuxième membre le plus important du royaume d'Atalantë. Le Conseil des mages refusa catégoriquement d'amender le coupable ce qui laissa une colère sourde dans le cœur du roi ainsi qu'une amertume sans pareille. Pourquoi, lui, l'homme le plus puissant de Narraca ne pouvait exercer son titre comme il le souhaitait ? Il avait l'impression d'être tout aussi enchainé que les gnomes du Harem.
Dorgon se remit lentement pendant les jours qui suivirent ; ses oreilles avaient été recollées avec adresse et ses plaies se refermaient sans laisser de trace.
Topaze ne quittait plus son maître, couché à même les draps. Tous les animaux du pavillon semblaient vouloir soutenir le blessé. Le canari jaune se posait toujours sur la chevelure blonde afin d'entamer son chant aigu pendant que les singes cueillaient les fruits des arbres pour venir les porter à l'elfe.
Wimal tentait vainement de chasser cette ménagerie, mais sans succès.
— Dis-moi, mon petit soleil, comment te portes-tu, ce matin ? demanda-t-il en remuant le pilon dans le mortier.
— Mieux qu'hier...
— Ton visage reprend une forme normale, je suis satisfait...
Il chassa un caméléon qui venait de s'accrocher hargneusement à sa jambe et ajouta :
— Dès que tu seras remis, Nilcalar partira au front. Il souhaite que tu l'accompagnes.
— Si je suis loin de Polcamitraï, tout me va.
— Celui-là... Nilcalar prépare une vengeance salée, tu peux en être certain.
— Javar n'est pas innocent non-plus...
— Le Grand-Prêtre le couvre. Et puis, ce gigolo est bien résolu à te remplacer auprès du roi.
L'elfe haussa les épaules. Il ne considérait pas Javar comme un rival. L'astre pouvait bien partager la couche du monarque, il s'en moquait bien tant qu'il ne le convainc pas de se débarrasser des elfes.
Péniblement, il se redressa contre ses coussins et se hasarda à se lever pour effectuer quelques pas ; après tout, ses jambes avaient été épargnées par la torture. Comment Talvy avait-il réagi dans l'affaire ? Le Grand-Prêtre avait tout bonnement tenté de l'impliquer dans le meurtre du Caprice.
Justement, le chambellan se pointa accompagné d'un serviteur chargé de panières bien remplies.
— Dorgon, asseyez-vous, lança-t-il d'un air inquiet, vous êtes encore blessé.
L'elfe ne fut qu'à moitié surpris de sa présence. Par ailleurs, il ne cracha pas sur sa venue car il amenait avec lui des réserves considérables de nourriture.
— Je vois que vous savez me faire plaisir.
— Oui, j'ai compris que vous aimiez vous goinfrer. Autant que ce soit avec mon argent et non celui de l'État.
— Pourquoi ce cadeau ?
— Pour m'excuser de ce que vous avez subi. Vous avez pris ma défense et vous en avez payé le prix.
— Et alors ? Je suis un esclave, vous ne me devez rien.
Talvy ne sut quoi répondre à ces mots. En réalité, Dorgon devinait bien qu'il était amoureux de lui et qu'il voulait gagner des points. Sa manière de faire différait des autres hommes d'Atalantë. D'habitude, les hauts fonctionnaires qui le désiraient se contentaient de le violer quand le roi le leur permettait. Si le chambellan l'avait souhaité, Nilcalar lui aurait donné son accord pour s'amuser avec le Caprice. Mais il préférait aussi obtenir le cœur de l'elfe, peut-être parce que ses sentiments étaient sincères ? Dorgon peinait à identifier les intentions de Talvy ainsi que ses pensées.
— Vous allez le faire grossir, râla l'eunuque à la vue des paniers regorgeant de sucreries.
— Les elfes ne grossissent pas.
Talvy aida Dorgon à s'asseoir, ignorant la proximité de l'énorme félin qui ronronnait sur le lit.
— Je comptais me rendre au Harem, expliqua le Caprice en caressant le pelage roux de son tigre, cela fait un moment que je n'ai pas croisé mes semblables.
Le chambellan passa distraitement la main dans sa chevelure noire et soupira :
— Je comprends votre inquiétude.
Dorgon tendit le cou pour vérifier que Wimal s'affairait à ranger les coffres et murmura :
— Je n'ai pas beaucoup contribué à ma part du marché, Monsieur. Cependant, vous pourriez ramasser quelques jolies babioles entreposées ici : elles valent de belles fortunes.
— Je ne prendrai pas le risque de voler le Caprice du roi, Dorgon... Cependant, je devine que le bijou sur votre torse ne vient pas de lui.
Le fonctionnaire saisit le pendentif entre ses doigts gantés et l'examina. De cette façon, il était particulièrement proche de l'esclave et ses joues basanées s'empourprèrent légèrement. L'elfe nota que son interlocuteur se maquillait les sourcils pour les épaissir et se donner un air plus viril. Était-il tant complexé par son aspect androgyne ? Tous ses traits de visage avaient été durcis par des artifices cosmétiques qui n'échappèrent pas à l'esclave sexuel.
L'inquisition sur le collier déplut à Dorgon ; il n'aimait pas confondre un passé heureux avec un présent désastreux.
Surtout qu'avec ce rapprochement, Talvy subissait les phéromones elfiques de plein fouet ; le parfum aphrodisiaque avait beau être retenus un maximum, il transperçait bien souvent les barrières valiques pour enivrer l'entourage.
Talvy papillonna des yeux comme pour se réveiller. Il caressa la lèvre de Dorgon puis retira sa main avant de prendre ses distances.
— Je vous laisse, Dorgon. Nous ne nous reverrons pas avant un moment si vous partez au front.
— Merci pour les paniers.
Talvy envoya un bref salut de la main et prit congé, la démarche maladroite.
— Dorgon, c'est bien ce que je pense ? le chambellan te compte fleurette ? ricana Wimal.
— J'ai l'impression...
Quelle sensation étrange pour l'esclave : c'était la première fois depuis son incarcération qu'un homme intéressé lui accordait un peu de respect. Comme le reste de la cour, Talvy avait été séduit par la beauté du Caprice mais il refusait de le soumettre violemment à ses envies. Les sentiments de l'astre et son pacifisme laissèrent Dorgon troublé.
— Enfin, ajouta l'eunuque en caressant son crâne chauve, s'il n'a pas le même souci physique que moi, il requerra ta présence dans sa couche sous peu : il te désire plus que quiconque et parvient mal à le cacher.
— Tu crois que Talvy insistera si je me refuse à lui ?
— Je n'en sais rien, le chambellan me paraît assez sentimental dans sa manière d'être. Mais ne te fais pas d'illusions, il est suffisamment déterminé pour arriver à ses fins.
Le Caprice se mordit la joue avant de piocher une nouvelle fois dans ses provisions. Talvy ne manquait pas de charisme malgré sa petite taille et il ne paraissait pas pervers ou violent comme beaucoup d'aristocrates à Atalantë. Et surtout, il désapprouvait l'esclavage des elfes. Malheureusement, cela ne suffisait pas pour en tomber amoureux, il restait un astre et surtout, un homme.
— Il y a peu de chances que je vienne vers lui de mon plein gré, il ne peut pas me séduire.
— Quelle importance ? Il t'apprécie : réchauffe sa couche et fais-t'en un allié. Tu n'as qu'à lui donner ce qu'il veut, ce ne te sera guère compliqué de feinter les sentiments. Tu pourrais même y trouver du plaisir si tu te décoinçais un peu, il est loin d'être laid.
— S'il est eunuque, il ne souhaitera pas coucher avec moi.
— Je suis l'exemple qui te prouve le contraire.
— Ce n'est pas pareil. Tu es exposé à mes phéromones en permanence et tu trouves du plaisir à m'abuser. Ça n'a pas l'air d'être le cas du chambellan.
Wimal grommela, mécontent d'être accusé de la sorte :
— Tu me considères donc de la même manière que les courtisans qui te montent sans vergogne ?
— Y a-t-il seulement une différence ? Tu t'amuses autant avec mon corps, je te rappelle.
— Continue tes reproches et je t'enferme par mégarde dans la fosse de l'incube. Tu oublies vite ton statut d'esclave. Ta présence ne se justifie que par le plaisir que tu peux nous donner.
Dorgon roula des yeux : il détestait le mage qui n'avait jamais raté une occasion pour le toucher.
— Ne tire pas cette tête et laisse-moi te remaquiller : tu ne sortiras pas du pavillon sans ton allure de Caprice.
Le camériste s'attela donc à refaire les pansements, réinsérer tous les piercings et les bijoux pendants avant de donner les atours dorés et blancs qui caractérisaient si souvent la tenue de l'esclave.
— J'espère que tu feras des merveilles sur le front, mon petit soleil, et que tu ne rentreras pas dans un trop sale état.
Lassé par sa présence, l'elfe se leva et claudiqua jusqu'au couloir qui menait au Harem. Topaze l'accompagna pour l'aider à avancer.
Lorsqu'il parvint au séjour, plusieurs elfes se regroupaient autour d'un divan. Dorgon comprit rapidement que toute cette attention se portait sur Davyan. L'elfe semblait inanimé.
S'apercevant de sa présence, Alimar se retourna et se précipita vers lui, alarmé par l'état de son ami.
— Dorgon ! Nous ne savions quand tu réapparaîtrais. Ton visage...
— Je me remets à peine.
Topaze gronda pour acquiescer et se colla contre son maître comme un chat l'aurait fait.
— Que s'est-il passé ? Nous croyions que tu agonisais encore quelque part.
— J'étais à la tour Soleil à guérir de mes blessures causées par le Grand-Prêtre. Lui et Javar ont tenté de me tuer...
L'elfe roux écarquilla les yeux. Depuis le décès tragique du précédent Caprice, personne n'avait osé attenter à la vie de l'esclave privé du roi. Les ruses de Dorgon ne restaient pas sans conséquences et certains le lui faisaient savoir par une vengeance sanglante. On ne gagnait pas toujours dans les jeux politiques. L'inquiétude se lisait dans les yeux bruns d'Alimar. Il savait qu'on ne ressortait jamais indemne d'un conflit avec le Grand-Prêtre. L'astre avait tout de même réussi à retourner le Conseil des mages pour pendre la reine. Si Dorgon était dans le collimateur du culte de Démonia, des jours encore plus sombres s'annonçaient pour lui.
— Comment te sens-tu ? s'enquit Alimar, je me fais du souci pour toi, tu sais.
Le Caprice sourit tristement, touché de cette sollicitude constante, et passa nerveusement les doigts derrière ses oreilles pour en tâter les cicatrices.
— J'ai pu passer une semaine plutôt sereine après la tentative de meurtre... Je n'arrive pas à croire ce que cet énorme porc m'a fait. Mon dos se rappelle encore son poids, en tout cas...
— Ton visage est encore contusionné.
— Rien de très grave, cela disparaîtra. Mais qu'en est-il de Davyan ?
— Il s'est réveillé ce matin dans la suite de Javar avec plusieurs lames dans le corps. L'astre a profité de l'emprise des pilules bleues pour le torturer.
— Je dois vraiment convaincre Nilcalar de supprimer cet homme.
Alerté par les grondements du tigre, Silfrig se détacha du corps blessé pour rejoindre les deux elfes. Son déplacement attira l'attention des autres esclaves, intrigués par l'échange qui allait suivre.
— Voilà le Caprice qui apparaît après plusieurs semaines d'absence.
L'intéressé plissa les yeux, déjà irrité par la présence de son semblable.
— Est-ce un reproche, Silfrig ? L'état de mon visage et de mon corps témoignent assez explicitement la raison de mon retirement.
— Pauvre petit soleil, tu aurais été torturé ? C'est notre quotidien à tous, dans le Harem !
— Tu vas m'accuser des actes de Javar sur Davyan ?
Silfrig l'attrapa par le col de sa tunique et lui cracha :
— Tu es censé œuvrer pour ta race ! Mais tu te complais dans tes petites machinations sordides ! Notre condition est sur le point de basculer à cause du Culte de Démonia qui pense à nous évincer comme les femmes de ce royaume et toi, tu t'amuses à provoquer le Grand-Prêtre !
— J'en ai payé plutôt cher le prix...
Alimar envoya un bref regard vers Silfrig pour lui intimer de se taire mais ce fut peine perdue :
— Tu as été choisi par le roi pour être l'elfe le plus puissant d'Atalantë. Et voilà comment nous récoltons le fruit de ton influence !
— Parce que Norfiel a fait mieux à ma place, peut-être ?
— Ne t'avise pas de mentionner mon frère ! Contrairement à toi, il ne prenait pas du plaisir avec le roi et ses hauts-fonctionnaires.
La patience de Dorgon s'éclipsa aussitôt :
— Évite de me diffamer. Je suis tout autant victime dans l'affaire.
— Non, la vérité est que ça te plaît bien de jouer les intrigantes et que tu ne voudrais en rien changer ton petit confort. Je suis certain que tu adores contenter le roi et ses sujets. En fin de comptes, tu préfères te faire enculer, surtout lorsqu'il s'agit du chambellan.
Les griffes du Caprice se déclenchèrent d'un coup mais plutôt que de lacérer le visage de son ennemi, il le plaqua contre un mur, écrasant son bras sur sa gorge.
— Tu veux retourner l'opinion des nôtres contre moi en me faisant passer pour un vendu ? siffla-t-il, quel est ton problème ? J'ai suffisamment de pouvoir à la cour pour qu'une transaction malheureuse t'envoie directement dans l'hôtel d'un courtisan plus dénaturé que les autres.
— Alors c'est ça ton rôle ? ahana Silfrig, nous menacer parce que tu es le fameux Caprice de Nilcalar ?
Alimar les sépara :
— Ça suffit ! Nous sommes las de votre querelle permanente.
Silfrig se massa la gorge et lâcha :
— Tu vois bien que nous sommes toujours au même point, Alimar ! Tu le vois se donner pour les siens ? Tout ce qui l'intéresse est son influence !
— Nous sommes tous impatients de fuir cette réalité. Mais que notre hâte ne nous aveugle pas. Divisés, nous resterons esclaves.
Dorgon acquiesça et s'avança vers les autres elfes sans la moindre hésitation :
— Vous ne m'appréciez pas, je le sais. Pour être honnête, je m'y suis fait à l'idée. Cela ne change rien de mes objectifs. Je trouverai le détenteur de la marque. Je libérerai notre peuple des fers dans lesquels les astres nous ont plongés.
— Nous t'écouterons lorsque tu auras supprimé Javar, s'interposa un elfe, prouve-nous donc tes talents puisque tu sembles si confiant.
Le Caprice sourit, loin de se dégonfler. Il acceptait le défi avec joie ; c'était l'opportunité parfaite pour commencer à contrôler les elfes du sérail. Alimar comprit sans mal la machination perverse qui animait son protégé : Dorgon allait tout bonnement exercer une forme de chantage sur les siens. En échange de sa protection, ils devraient se soumettre à lui et reconnaître sa valeur.
Conscients de la chose ou pas, tous finiraient par l'aimer et espérer en lui.
— Avant la prochaine lune, déclara-t-il, Javar ne sera plus. J'en fais le serment.
Les elfes acquiescèrent, pressés de connaître le dénouement de cette entreprise.
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