Chapitre 3
— Je crois avoir mal entendu...
Lanclif soupira :
— Nous n'avons pas vraiment d'autre choix. Je ne peux refuser un décret royal.
— Mais... Ne voyez-vous pas les conséquences de ce mariage pour moi ?
— Oryana reste une princesse. Sa richesse sera un atout considérable dans l'entreprise de tes projets.
La sueur coulait sur les temps du cadet :
— Vous me sacrifiez sans un remord ! J'ai toujours travaillé pour la maison d'Aldëon et c'est ainsi que vous me remerciez ? En me mariant avec une sauvage difforme ?
Ganise tenta d'apaisa la colère naissante de son fils :
— Dorgon... Nous savons que nous pouvons te faire confiance, nous te serons à jamais reconnaissants pour ton mariage avec cette jeune fille. Elle n'est peut-être pas si... Affreuse...
— Mais...
Dorgon sentait la situation lui échapper complètement. Lui, épouser ce genre de femmes ? Riche mais laide, princesse mais sauvage. Étant politicien dans l'âme, il savait qu'il ne pouvait s'y soustraire et que son intérêt était peut-être là. Le Conseil l'approuverait-il de s'être ainsi dévoué aux ordres du roi ?
Son silence sonna comme une approbation, difficile mais claire. Son regard se posa sur son aîné avec toute la haine possible à exprimer dans ses iris dorées.
— Je suis toujours obligé de réparer tes pots cassés, Ilnov, et celui-ci me coûte très cher.
Bazay ricana, satisfait de voir ses deux aînés empêtrés dans les fils du destin. Lui s'en sortait bien mieux à la Maison du Créateur...
— C'est la dernière fois que tu nous déçois, lâcha Lanclif d'un ton glacial à l'égard de son fils aîné.
— Quand croiserons-nous la famille de Lunélac ? questionna Ganise pour changer un peu l'ambiance pesante qui régnait sur le salon.
Son mari tapota le parchemin dans sa paume avant de déclarer :
— Le temps semble manquer aux gouvernements. Ils nous ont exhortés à partir au plus tôt pour la Sylvestrë afin de rencontrer la promise. Nous devrons la ramener avec nous, accompagnée de sa famille. Les noces auront lieu en Aldëon.
Dorgon frissonna :
— Autant que ce mauvais moment passe au plus vite.
Ilnov ne put s'empêcher de lui envoyer un petit sourire victorieux. Pour une fois que c'était le second de la fratrie qui rencontrait des déconvenues, c'était fort jouissif.
— Nous allons vraiment devoir nous aventurer là-bas ? grimaça Ganise en se rasseyant.
— La Sylvestrë s'est engagée à nous protéger sur leurs terres. Nous ne risquons rien.
Dorgon gardait un goût amer dans la bouche. Parfois, il fallait se contenter de ce que nous servait le destin. Et la pitance manquait quelque fois de saveur.
Tout ça à cause d'un roi qui n'avait su garder sa femme !
Le convoi s'était ébranlé et la famille d'Aldëon avait quitté la côte Est de la Fëalocy pour s'aventurer dans les terres verdoyantes de Calca. Dans le carrosse ducal, aménagé comme une véritable petite maison roulante, le Soleil d'Aldëon s'était comme éteint. Son marasme inhabituel décontenançait un peu sa famille mais elle comprenait aux vues de la situation.
— J'aurais dû faire comme Ilnov, grogna-t-il, forniquer avec la première venue m'aurait évité ce mariage.
— Ne remets pas cet épisode honteux de ton frère sur la table, râla sa mère.
Ilnov souffla et préféra observer le paysage par la fenêtre avec le plus grand désintérêt pour l'intérieur de la voiture.
Heureusement pour Dorgon, son ami Erwon l'avait rejoint pour le soutenir dans cette épreuve. Il en avait grand besoin, surtout quand son petit frère le charriait à longueur de journée.
— Cela me semble juste que le nabot de la famille épouse une femme difforme, vous allez très bien vous compléter.
— Je ne suis pas petit...
— Si tu l'es. D'ailleurs, vos enfants ressembleront à des petits trolls boutonneux et boiteux.
— Je ne risque pas d'en avoir. Si elle est aussi repoussante qu'on le raconte, je pourrais tout juste la regarder.
Ganise se mordit les joues :
— Ton statut social s'améliorera si tu as un fils.
— Je ne suis pas sûre de pousser le sacrifice aussi loin...
Erwon se joignit à la conversation avec son habituel pragmatisme confiant :
— Avons-nous un tableau de la belle ? Elle est peut-être potable ?
— Son dérèglement valique déforme sa masse corporelle, assura fatalement son ami, et nous ne connaissons pas les détails...
— Pauvre jeune fille, s'attrista Erwon, destinée à vivre l'éternité avec cette apparence, rejetée de tous.
— Je n'ai pas pu la rejeter, elle devrait s'estimer heureuse. En plus, je suis un elfe magnifique.
Bazay ajouta :
— Mais petit.
— Sois pas jaloux, toi.
Dorgon repensa à son futur avec appréhension.
C'était un véritable désastre pour l'épanouissement de sa vie privée. Il n'appréciait pas les elfes sylvestres, les trouvait ridicules et faibles. Et concernant sa fiancée, il ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir de salir ainsi sa renommée. Lanclif avait raison : le Soleil d'Aldëon ne pouvait se présenter aux côtés d'une créature monstrueuse.
En se renseignant davantage, il avait entendu qu'Oryana de Lunélac ne parvenait même pas à marcher, que sa peau se décomposait dans des plaques vertes et que des effluves de pourriture émanaient d'elle.
Dorgon en avait conclu que ces informations n'étaient probablement pas toutes vérifiées. Mais elles ne venaient pas de nulle part. Il était hors de question qu'il vive avec cette femme ou même qu'il partage sa couche. D'ailleurs, il n'y aurait peut-être pas la place si elle était si énorme.
— Vous pensez que la famille de Lunélac désapprouve mon idée de reléguer leur princesse dans une résidence secondaire ? demanda-t-il avec désespoir.
— Pas certain que ta femme accepte d'être ainsi écartée, remarqua son père.
— Bon... J'espère au moins qu'elle est cultivée et que nous pourrions avoir des conversations pertinentes ensembles...
Ilnov pouffa :
— Elle va te parler de bestioles et de fleurs, c'est une sauvage.
— Tu ferais mieux de te taire, toi.
Erwon leva les yeux : ce voyage jusqu'en Sylvestrë promettait d'être animé ! Heureusement qu'il y avait d'autres voitures dans le convoi pour s'isoler. C'est ce que firent les deux jeunes gens. L'elfe brun observait son comparse, surpris de le voir si désespéré. D'habitude, Dorgon trouvait en lui la force d'en démordre. Mais son autorité n'était pas sans faille et il devait encore se plier à certaines exigences. Il n'avait que dix-huit ans, après tout.
À chaque lieue qui le rapprochait de la Sylvestrë, il sentait l'angoisse lui prendre la gorge. Son impuissance face aux décisions gouvernementales le rendait fou.
Bientôt, la vaste forêt dense de la Sylvestrë se présenta au convoi. Jusqu'ici, sur les terres des elfes d'acier, ils n'avaient traversé que champs à perte de vue, bois giboyeux ou grandes villes aux murailles aussi hautes que des falaises. La civilisation allait-elle désormais disparaître en franchissant la lisière ?
Dorgon n'avait pas l'esprit si obtus. Il se doutait bien que sa belle-famille n'était pas aussi sauvage qu'on le laissait entendre. Cela restait des elfes.
— De toutes les filles aînées de cette forêt, c'est celle malade qui m'est destinée, râla-t-il.
— Arrête de te plaindre, le sermonna Erwon, pense à cette pauvre femme et mets-toi un instant à sa place ; elle sent bien qu'elle n'est pas désirée. Elle est probablement gênée que tu sois forcée de l'épouser.
— Tu ne te montrerais pas si charitable si ta fiancée ressemblait à un tas de graisse informe.
— C'est toi qui es méchant gratuitement. Je te rappelle qu'elle n'y peut rien.
— Mais ce n'est pas mon problème ! Rien que m'imaginer devoir la toucher, j'en ai des nausées.
— Elle pourrait en avoir aussi en t'entendant...
— Erwon, tu es là pour me soutenir, pas m'accabler.
— Oui et je suis ton ami, pas ton gnome. Je tente juste de t'expliquer que ce mariage n'est peut-être pas si affreux que tu le prétends. Tes enfants seront sûrement en très bonne santé.
— Mais crois-tu réellement que je vais consommer ce mariage ? Je préfère reste vierge pour le restant de ma vie.
— La Maison du Créateur te forcera. Et ce jusqu'à ce qu'un garçon naisse.
— Ce serait bien que l'Église se mêle de ses problèmes et qu'elle cesse son élevage d'aristocrates.
Ses propos furent interrompus par l'arrivée du convoi de Lunélac. L'escorte s'engagea à accompagner et guider les elfes d'acier jusqu'à leur domaine.
Dorgon regarda au travers de l'œil de bœuf et analysa les cavaliers sylvestres. Comme en Fëalocy, ils portaient des armures blanches légères sur cotte de mailles fines. Du cuir végétal couvrait ensuite leurs bras et leurs cuisses, laissant retomber le tissu des tuniques. Leur lourde cape verte venait protéger la croupe de leur monture, harnachée avec une esthétique très florale.
La route ne tarda pas à se transformer en immense collégiale de verdure. Ici, la nature se pliait dans une architecture au service des elfes sylvestres. Leur magie et leur proximité avec elle permettait cette symbiose parfaite, pour le moins surprenante.
C'était comme plonger dans un rêve bucolique, dans un royaume féerique. Les papillons se mêlaient aux lucioles sous les frondaisons et de temps à autre, des rayons perçaient la voûte des chênes séculaires pour inonder une clairière.
Beaucoup de fleuve croisèrent la route du convoi et les ponts de bois grinçaient sous le poids des carrosses. Les elfes sylvestres observaient les étrangers depuis leur maison troglodytes à même les troncs des arbres ou sur les branches tressées. Tous arboraient un air inquiet, mêlé de curiosité. Certains exprimaient leur antipathie mais aucune voix ne vint troubler la quiétude de la forêt.
Enfin, le domaine de Lunélac se présenta à la famille d'Aldëon. Le palais s'inscrivait dans des arbres titanesques, depuis la racine jusqu'aux cimes. On était bien loin de l'architecture très codifiée du duché.
La maison de Lunélac attendait leurs hôtes sur un palier entre deux escaliers de bois.
Dorgon détourna les yeux. Dans un instant, la porte de sa voiture allait s'ouvrir et il rencontrerait sa future femme.
C'étaient peut-être ses dernières secondes de paix avant la réalisation de son cauchemar.
Erwon, maison de Claironval, ami de Dorgon, elfe.
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