Chapitre 29
Dorgon s'étira, le ventre enfin plein. À cette heure avancée de la soirée, le dîner se transformait en orgie et les courtisans avinés commençaient à adopter une attitude plus lubrique. Les danseurs se produisaient déjà entre les sofas et les divans alors que les premiers elfes apparaissaient pour contenter les proches du roi.
Le Caprice préférait rester sur place afin de vérifier que ses congénères ne se faisaient pas blesser. Avec le temps, il s'était habitué à les voir dans ce contexte si particulier où ils se faisaient souiller sans même s'en rendre compte. Les pilules bleues restaient très efficaces...
De tout ce triste spectacle, Dorgon serait le seul elfe à se rappeler des abus commis. Il était porteur de ce lourd poids, d'une mémoire porteuse de honte.
Cependant, il était rare qu'il demeure jusqu'à la fin de l'orgie car Nilcalar le ramenait dans ses appartements pour la suite des festivités.
— Dis-moi, Dorgon, remarqua ce dernier en s'avachissant dans ses poufs, tu n'aurais pas égaré tes bijoux pendant la journée ?
L'accusé s'étonna qu'il note l'absence peu fortuite de ses ornements. Le temple de la Basse-Ville avait dû apprécier cet oubli... Mais inutile que le souverain découvre cette charité spontanée pour de potentiels ennemis de la couronne.
— Majesté, je me suis battu dans l'arène, j'ai dû les perdre à cet instant.
— Mmh...
L'air sceptique du roi amusa l'esclave. Il sauta du divan où il était allongé et partit danser. Au moins, aurait-il un peu la paix lors de sa représentation. Mieux que quiconque, Dorgon dansait sous la musique rythmée des orgies. La chorégraphie prenait une tournure bien plus suggestive lorsqu'il se hissait sur les anneaux aériens mais au moins était-il loin de tout cet étalage de débauche. En revanche, il avait une vue imprenable sur la salle et ses invités.
De sa hauteur, il reconnut l'astre entiché de Davyan. L'elfe albinos avait tapé à l'œil de ce marchand d'art mais ce dernier n'avait pas toujours l'autorisation de toucher l'esclave. Il était fréquent que ce genre de liaisons se tissent et la fin se révélait bien souvent tragique pour l'amoureux éconduit.
En cette nuit, la majorité des convives était représentée par les hauts gradés de l'armée. Dorgon se rappela qu'il serait très judicieux qu'il se rapproche d'eux pour occuper une place centrale dans la vie militaire d'Atalantë.
Et puis, la petite silhouette de Talvy apparut entre les carrures développées de officiers. Lestement, le Caprice abandonna ses danses aériennes et rejoignit le chambellan.
— Dorgon, gronda-t-il en forçant sur sa voix, avez-vous oublié notre accord ?
— Ne m'accablez pas, Talvy, je sors d'une semaine éprouvante ainsi que d'un combat dans l'arène. Je n'ai pas pu me pencher sur les dépenses du roi. Même si je pense que cette orgie entamera quelque peu les économies que vous faites pour les caisses de l'État...
Le fonctionnaire souffla de désespoir. Nilcalar en profita pour se joindre au duo :
— Dis-moi, Talvy, tu comptes finir la nuit avec mon Caprice ? lança-t-il avec sa jovialité habituelle.
Le chambellan rougit sur le coup. Apparemment, il n'était pas insensible aux charmes de Dorgon. Qui aurait pu l'être ? Même Ninkë avait fini par céder.
— Ça ira, Majesté, je ne convoiterai pas votre esclave.
— Tu sais, Talvy, gloussa Nilcalar, des bruits courent dans les couloirs du palais que tu serais eunuque.
Le concerné leva les yeux, excédé par la bassesse de la cour. Pour ne rien améliorer Polcamitraï se joignit à la discussion.
— Des paris ont été lancés, assura-t-il en replaçant sa ceinture sous son ventre énorme.
— Ah oui ?
Le roi enchaîna :
— Si mon intendant affirme que tu es toujours intègre, j'ai parié cinq cents écus que tu avais perdu ta virilité.
— Vous savez placer votre argent, Majesté, grimaça le chambellan.
Le Grand-Prêtre ricana grassement :
— Moi, j'ai parié que tu étais une gonzesse, ça me permettrait d'enfin te pendre !
Sur cette déclaration, le religieux cala sa main boudinée entre les jambes de Talvy qui ne put s'empêcher de rétorquer en brisant son verre dans la face de l'impertinent.
— Votre gouvernement part à la dérive, murmura Dorgon à son maître.
En effet, les deux hommes s'étaient engagés dans une lutte violente et ne lésinaient pas sur les coups. Le plus gros avait déjà perdu l'équilibre et une fois à terre, ne parvenait plus à se relever.
— Ça ne t'amuse pas de les voir se battre ? Parfois j'imagine des affrontements dans l'arène avec les membres du Conseil.
— Vous prenez la gouvernance de votre royaume trop à la légère. Déjà que l'État fait banqueroute...
À cette image, le chambellan se trouvait sur le Grand-Prêtre et le frappait de ses poings. Javar dut intervenir pour éviter que Polcamitraï ne soit blessé et sépara les combattants.
L'elfe reconnut donc qu'Alimar avait raison : le courtisan s'était diablement rapproché du pouvoir religieux, sans doute pour d'autant mieux placer ses pions et éliminer les siens.
— Tu me le paieras, sale pute ! éructa Polcamitraï à Talvy, je te ferai exécuter.
— Cesse de me diffamer, prêtre défroqué !
La dispute s'était bien envenimée mais rien d'anormal pour une orgie, finalement.
— Majesté, susurra Dorgon, renvoyez un peu le Grand-Prêtre, il est affreusement vulgaire et bruyant. Les accusations qu'il porte à votre chambellan sont très graves, vous ne devriez pas accepter qu'un fonctionnaire représentant votre autorité soit traité de la sorte.
Nilcalar partagea cet avis. Après tout, l'influence de Polcamitraï l'avait toujours inquiété. Lui donner une sommation ne serait pas de trop.
— Retirez-vous avant de vous couvrir de honte, ordonna-t-il, vous nous fatiguez par vos excès de violence.
— Ce minable m'a frappé ! hurla-t-il en pointant un doigt accusateur sur son opposant, ma personne est sacrée !
— Vous n'aviez pas à le provoquer de la sorte. Et puis, mon Caprice ne vous encadre pas, c'est suffisant.
— Sale gnome ! Je finirai par te baiser. Je me ferai un collier avec tes oreilles pointues et tes...
— Ne finissez pas votre phrase, le coupa Dorgon, déjà que votre simple vue me donne des nausées, je préférerais épargner mon ouïe.
Polcamitraï fulminait et cherchait à répondre à cet esclave insolent mais la rage lui prenait tellement la gorge qu'aucun propos cohérent ne sortit de sa bouche.
Satisfait, Dorgon prit congé. Si le roi le désirait pour la nuit, il n'aurait qu'à faire appel à lui. Pour l'heure, il voulait s'assurer que toute sa ménagerie avait bien été entretenue durant son absence. À son arrivée, Topaze quitta son panier et rejoignit joyeusement son maître avant de lui sauter dessus.
— Du calme, voyons !
Le tigre lui repeignait le visage, effaçant le maquillage et ronronnait de plus belle. Sous le poids du félin, Dorgon avait été forcé de s'asseoir pour ne pas tomber à la renverse.
Au moins Topaze semblait en excellente santé, peut-être un peu trop car il était encore plus gras que la semaine précédente.
— Tu manques d'exercice !
Pour ce soir, le gros chat serait rationné. Comprenant qu'il n'obtiendrait pas sa pitance, Topaze regagna son panier d'un pas dodelinant, déçu.
Dorgon s'assit sur son pouf, face au miroir brisé et appliqua un linge sur son visage afin de retirer ce qu'il lui restait de maquillage. À quoi ressemblait-il sans ce masque fardé ? Il ne savait plus vraiment puisqu'il refusait de confronter son reflet.
Une lourde mélancolie s'abattit sur lui. Il n'aurait pas dû quitter l'orgie, ses semblables risquaient d'en payer le prix fort. Mais rester lui aurait valu la colère du Grand-Prêtre, surtout après avoir pris si explicitement le parti du chambellan.
Lentement, il retira ses piercings et ses bijoux onéreux. Malheureusement, il ne pourrait ôter les prothèses dentaires dorées ainsi que les tatouages qui se dessinaient dans une harmonie macabre avec ses cicatrices profondes.
Il laissa son pendentif mais se garda bien de l'ouvrir. Ce serait comme souiller Oryana en exposant son image au contact de cet univers malsain.
La volonté lui manquait et comme pour l'accompagner dans sa fatigue, les oiseaux exotiques et les singes de son pavillon s'étaient endormis malgré les quelques flambeaux qui continuaient à éclairer son île paisible.
Lourdement, il se renversa sur les draps de son large lit, parmi les coussins damassés. Avec un peu de chance, la nuit se déroulerait sans visites.
Ses pensées revinrent à Talvy. Le chambellan devait absolument trouver le détenteur premier de la marque. En supprimant la source même de sa soumission, il pourrait s'échapper et rejoindre Calca. À la suite de ça, il préviendrait les royaumes elfiques de l'esclavage à Atalantë. Les souverains viendraient-ils à leur secours ? Déclareraient-ils la guerre à Narraca alors qu'ils subissaient déjà les assauts de la Reine Vierge ?
Mêmes soudés, les nations elfiques de Calca n'étaient pas encore assez puissantes pour faire face aux astres. Surtout que Wendu comme Luinil pourraient se rallier à Nilcalar et former un front indestructible.
Tout portait à croire que Dorgon subirait encore longtemps son rôle de Caprice. À moins qu'il ne meure dans l'arène ou dans la fausse de l'incube. C'était hors de question. L'humiliation devait être réparée avant. La justice devait être rendue.
Et Oryana ne survivrait probablement pas à sa mort à cause de leur lien particulier.
La même question revenait à l'esprit : comment traitait-elle l'absence de son fiancé ? Était-elle parvenue à étouffer les battements de son cœur et épouser un autre aristocrate à la lignée stratégique ?
Après tout, ils s'étaient côtoyés pendant à peine quelques semaines... Mais ni les sentiments ni l'attirance ne disparaissaient. Dorgon pensait encore à elle. Peut-être était-ce pathétique mais il en était ainsi.
Un frisson le prit : il refusait qu'elle fasse sa vie sans lui alors qu'il souffrait autant. Il y trouvait une injustice terrible et surtout, n'envisageait pas un instant qu'elle aille dans d'autres bras que les siens. Mais il fallait se rendre à l'évidence : même si le fils de Lanclif regagnait la Fëalocy, jamais il ne pourrait oser revendiquer sa belle. Elle ne voudrait pas de lui et tous la soutiendraient dans son choix en apprenant de quelle manière il avait vécu à Atalantë. Oryana serait bien folle de persister dans ses premiers sentiments pour lui.
Tout cet aspect amoureux de sa vie avait volé en éclat le jour où Nilcalar l'avait violé. La douleur de l'abandon retourna ses tripes ; l'impuissance d'agir le torturait. Il l'avait bien vu dans l'arène : son niveau surpassait la plupart des guerriers ci-présents. Mais il ne pouvait user de sa force pour rejoindre Calca ; c'en était tragiquement frustrant.
Il profita de sa solitude inespérée pour laisser ses pensées s'égarer à nouveau dans les territoires verdoyants de Calca ; dans le silence de la nuit, il lui semblait sentir la douceur du vent frais dans ses cheveux blonds ainsi que le parfum enivrant des forêts. Peut-être la « chaîne de l'âme sœur » comme l'appelait Wimal lui permettait de sentir cette proximité avec son pays. Le visage d'Oryana se gravait encore nettement dans son esprit, surtout depuis la nuit licencieuse avec Fayra. Pour la première fois de sa vie, il avait réellement aimé un rapport même s'il n'était pas tout à fait consenti.
Son corps gardait ce souvenir stimulant et exigeait une seconde expérience similaire, comme pour tenter de contrebalancer avec les sévices qu'il subissait au quotidien.
Comme il était remis de sa semaine de captivité, il n'hésita pas longtemps avant de s'enfoncer dans les coussins de sa couche pour s'accorder quelques instants agréables. Il délassa le haut de son pantalon et s'abandonna à un imaginaire érotique. Les arabesques tordues de son ciel de lit captaient son regard vide pour mieux le déconnecter de la réalité. Il n'avait qu'à entretenir une pensée licencieuse sur la pauvre petite elfe sylvestre pour sentir son sang bouillonner et ses reins s'enflammer. Pour la première fois, il se représenta Oryana sans le moindre voile, uniquement destinée à lui. À mesure qu'il empoignait son membre déjà tendu, il s'imagina bien des obscénités avec elle. Si seulement elle pouvait aussi le caresser, le lécher et le sucer de ses adorables lèvres roses, il aurait ensuite tout le loisir de la culbuter vigoureusement, de la soumettre à des orgasmes répétés. Il rêvait ses mains palper la chair de sa compagne et son sexe mêler ses fluides à ceux de la femme.
Avec pareils élucubrations, Dorgon ne tarda pas à gémir le nom d'Oryana. Il aurait voulu qu'elle entende sa plainte indécente jusqu'en Calca.
Quelques instants plus tard, il jouit et se déchargea.
Il ne fallut pas longtemps pour qu'il regrette son acte. Oryana ne méritait pas d'être salie de la sorte mais il n'avait pu s'en empêcher. Il se trouvait misérable.
Après avoir calmé sa respiration, il rejoignit sa cuve pour se laver.
— « Quelle vie de chien. »
En plus de cela, il savait qu'il recommencerait à utiliser sa fiancée pour se donner du plaisir. Allait-il devenir un détraqué sexuel comme les hommes d'ici ? Pire, ferait-il du mal à Oryana si jamais leur route venait à se recroiser ? Il en frémit, visualisant l'instant où il pourrait la violer. Malheureusement, cette scène l'effraya autant qu'elle lui plut.
Désespéré par l'état de son corps et de son esprit encrassé, il se mit à pleurer. La mort eut été bien plus douce mais elle ne lui était pas offerte.
Même sur sa propre existence, il n'avait aucune liberté.
Le son de pas fit dresser ses longues oreilles. Pour couronner le tout, Nilcalar le rejoignait !
Mais il ne lui fallut pas longtemps avant de comprendre qu'il ne s'agissait pas du roi, ce n'était ni sa démarche, ni son odeur et ni son aura.
L'elfe sortit de son bain et enfila une tunique avant de rejoindre le salon du pavillon. Quelle ne fut pas sa surprise en apercevant Javar, campé sur ses positions. L'escorte de la tour Soleil l'aurait-elle fait entrer ? Probablement pas.
Avant que le Caprice n'ait pu appeler la garde, une douleur foudroyante le terrassa. Le courtisan arborait une arabesque noire, il pouvait le tuer à tout moment.
— Alors, le gnome ? Tu ne fanfaronnes plus ?
Dorgon tentait vainement de respirer mais ses poumons se comprimaient autant que sa boîte crânienne sous le sortilège de l'astre.
— Je trouve que tu prends trop de place à la cour. Ça tombe bien, ce détestable chambellan aussi ; il sera aisé de l'accuser de ton meurtre. Après tout, tu as toujours coûté une fortune à la couronne.
L'esclave ne répondit que par un râle de souffrance. Devait-il mourir cette nuit ? Aussi lamentablement ?
Il restait un esclave, sa vie résidait dans le creux d'une main, prête à se faire broyer.
Sentant le danger qui guettait son maître, Topaze bondit de son panier et se jeta sur Javar. Cette nuit prit alors un tournant effroyable.
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