Chapitre 28

La vue depuis la loge convenait totalement à Javar. C'était bien la première fois qu'il était convié auprès du roi et de ses proches.

Et pour couronner le tout, ce Caprice exécrable allait se faire massacrer dans l'arène. Avec un peu de chance, un accident malheureux le supprimerait d'une manière fort divertissante.

Le courtisan avait souhaité trouver un soutien auprès de l'intendant, notamment par le partage de sentiments antipathiques envers les elfes, mais Ninkë restait très possessif à l'égard du roi. La place ne serait pas aisée à occuper.

Il s'occuperait de lui plus tard, la priorité était de se débarrasser d'un Caprice qui accaparait bien trop l'esprit du roi alors qu'il n'était même pas un astre. L'ordre devait revenir au Palais des Sables.

En raison d'un Vala particulièrement faible, Javar avait commencé sa vie dans les bas-quartiers d'Atalantë. Grâce à son physique avantageux, il avait rapidement gagné les hôtels des grands bourgeois où il avait vite développé un esprit littéraire et artistique plutôt apprécié. Dans cette fange de la société refusée aux orgies royales, il avait su se faire un nom et seuls les plus riches parvenaient à s'offrir ses services.

Ses talents ne tardèrent pas à s'ébruiter jusqu'au palais et beaucoup de mages du Conseil le fréquentèrent.

L'avantage de Javar demeurait son récent statut de courtisan ainsi que son appartenance à la race astrale. Autrement dit, on pouvait lui demander davantage que du sexe, l'escorte royale ne serait pas à exiger un rapatriement à la fin de chaque passe comme c'était le cas avec les elfes du Harem qui étaient contrôlés pour éviter les enlèvements.

L'astre avait ainsi commencé à se faire inviter aux soirées de la cour. Là, il avait remarqué à quel point ces gnomes occupaient une place si importante. Les hauts dignitaires en étaient tout simplement dépendants et le roi en premier.

Comment un esclave pouvait-il mieux vivre que lui ?

Mais Dorgon n'était pas seulement un esclave. Il était aussi une véritable machine à tuer.

La foule hurlait d'excitation face à la boucherie qui prenait forme dans l'arène. Le Caprice massacrait les gladiateurs sans même réagir aux blessures infligées. Un véritable chaos régnait dans le cirque où toute intervention valique était impossible.

Il ne restait plus grand chose des techniques de combat Fëalocen. Ne subsistait que la violence et la rage. Les chairs s'ouvraient béantes, les hommes tombaient pour agoniser sur le sable chaud.

La suite du spectacle intéressa tout particulièrement Nilcalar.

Son Caprice avait indéniablement gagné la partie mais plutôt que de recevoir les ovations du peuple, il s'acharnait à démembrer et éviscérer ses opposants blessés. Il leur crevait les yeux, leur fracturait la mâchoire jusqu'à l'arracher de la tête.

Le sang continuait de gicler, les entrailles se déversaient sans retenue comme si la mort elle-même actionnait sa faucheuse tranchante.

— J'aurais dû le laisser croupir plus longtemps, observa le roi, Dorgon n'en a fait qu'une bouchée.

Javar se redressa sur le sofa et insinua :

— Ne craignez-vous pas qu'il trouve un moyen pour attenter à votre vie, Majesté ?

Nilcalar éclata de rire :

— Mon cher ami, sache que tant que le signe de Démonia marquera mon front, aucun elfe ne pourra m'atteindre.

— Puisse cette arabesque ne jamais vous quitter, Majesté. L'homme qui s'acharne sur les corps mutilés des gladiateurs ne vous accordera pas un sort préférable.

Loin de s'en inquiéter, le roi gloussa :

— C'est justement ce qui m'excite. Savoir que l'homme que je soumets puisse être capable de telles atrocités mais que je le tiens en laisse comme un chien, cela me procure une satisfaction incroyable.

Ninkë roula des yeux :

— Ce n'est pas un chien mais un véritable tigre. Il a déjà sorti ses griffes métalliques.

— J'aime cette invention mécanique, assura Nilcalar, elle lui sied parfaitement. Plus le temps passe et plus je devrais considérer les paroles de notre chère Fayra : Dorgon nous serait utile sur d'autres terrains.

— Il ne faudrait pas que son identité fuite, Majesté...

— Tu as raison, mon ami. Mais l'absence de mon Caprice durant les campagnes me coûte. Il a prouvé par le passé qu'il me défendait mieux que quiconque.

— Sa présence vous déconcentrerait, osa Javar avec insolence, sa place est dans un sérail.

— La tienne n'en est pas si loin quand on y pense !

Cette phrase moucha l'importun. Javar se mordit la lèvre jusqu'au sang, furieux de devoir accepter un tel affront. Loin de s'en préoccuper, le roi continua :

— Dorgon est un elfe d'acier, le chant de la guerre coule dans ses veines. Et vu le spectacle qu'il nous offre, il deviendra rapidement une arme dissuasive sur un champ de bataille !

En effet, la représentation prenait fin sous les regards d'une foule survoltée. Des gladiateurs, le Caprice en avait fait un amas de chaire informe et répugnant.

L'intendant frissonna : un désagréable sentiment s'empara de lui. Il se sentait menacé non pas pour son statut auprès du roi mais pour sa propre sécurité. L'homme qui avait plongé ses griffes dans les entrailles palpitantes des astres avait déjà perdu son âme et plus rien ne le retiendrait. C'était tout simplement un monstre tenu en laisse mais tirant perfidement sur sa corde pour s'en libérer au moment propice.

Un flash affreux traversa l'esprit de Ninkë ; il y voyait la salle du trône s'embraser avec les corps décharnés des astres cloués sur des chevalets. Le siège du roi demeurait vide, abandonné sous la chute de la voûte.

Un jour, Atalantë tomberait. Dorgon aurait sans nul doute sa part de responsabilité dans cette tragédie.

L'elfe abandonna la scène sanglante où il s'était produit sans la moindre retenue et grimpa le mur qui le séparait de la loge royale avec une surprenante aisance. L'agencement des pierres ne laissait quasiment aucune prise mais il s'en accommoda avant de rejoindre les bras de Nilcalar.

Le spectacle n'aurait pas manqué d'émotions. Voilà de quoi alimenter les jeux pour les prochaines semaines. Les investissements allaient se précipiter...

Le souverain repoussa doucement son esclave après le baiser langoureux qu'ils avaient offert au peuple.

— Tu es couvert de sang, Dorgon. Et tu empestes !

— Mille excuses, Majesté.

— Tu auras au moins eu le mérite de remporter la partie.

— Je ne tenais pas à contenter d'autres hommes que vous.

Nilcalar se racla la gorge pour corriger ce propos :

— Tu aurais été enchanté de retrouver Fayra.

— Vous savez qu'il n'en est rien, votre espion m'a empoisonné pour arriver à ses fins.

Le roi décida de laisser passer. Son Caprice jouait toujours sur les mots. Inutile d'être très perspicace pour deviner qu'il n'avait en rien oublier ses penchants pour la gent féminine, surtout celle venant de Calca. Qui était cette fameuse Oryana ? Probablement une aristocrate de la Sylvestrë dont Dorgon s'était entiché bêtement.

Nilcalar trouvait les relations hétérosexuelles tellement bestiales, trop terre à terre car conditionnées par la reproduction, à l'instar de tous les animaux. À Atalantë, les relations allaient au-delà de ce schéma, elles étaient tellement plus détachées de ça, tellement supérieures. Oui, en cela, la race astrale surpassait les autres. Les membres de son peuple apparaissaient directement par la pensée parfaite du Créateur et non par la naissance sanglante entre les cuisses souillées d'une femelle.

Paradoxalement, les elfes montraient une certaine forme de perfection esthétique, particulièrement son Caprice.

— Peu importe, conclut le roi, ce soir, tu dineras à ma droite.

Dorgon jeta un rapide coup d'œil à Ninkë et surtout Javar. Une lueur de défi luisait dans les yeux sombres du courtisan blond comme s'il lui faisait savoir son ambition auprès du roi.

L'elfe lui sourit simplement ; il se moquait bien des aspirations de l'astre. L'antipathie était partagée mais pas pour les mêmes raisons. Le premier jalousait l'un et le second désirait punir l'autre pour les exactions infligées aux siens.

Après une rapide toilette pour retirer les reliefs du combat, Dorgon se hissa dans le carrosse. Ses blessures récentes se refermaient alors qu'il prit place en face du roi. Wimal soufflait en épongeant son crâne luisant de sueur. Son « petit soleil » aurait pu disparaître, et sa renommée avec.

Heureusement, le Caprice se portait comme un charme.

— Majesté, lança l'elfe en se collant au bras du roi, et si nous visitions la Basse-Ville ?

Nilcalar haussa les sourcils :

— Quelle idée saugrenue ! Tu ne souhaites pas rentrer pour manger ?

— Je n'ai jamais vu la cité dans son entièreté, se plaignit Dorgon.

Ninkë grinça des dents :

— Le Caprice qui se rappelle le sens de son surnom...

Javar observa l'esclave susurrer ses envies au souverain. C'en était répugnant. Comment ce misérable gnome pouvait-il convaincre le roi avec tant de facilité ? En réalité, le Caprice apportait une touche de folie que Nilcalar adorait. Il accepta la requête, emballé par la perspective hasardeuse d'une telle aventure.

— Ninkë, je te laisse rentrer au palais avec Wimal et Javar.

— Vous nous quittez ? Nilcalar ! La Basse-Ville est dangereuse.

— Personne ne nous reconnaîtra, cette expérience me fera bien rire !

Sur ce, le carrosse s'arrêta exactement à l'entrée d'une venelle déserte et le couple s'y engouffra.

— Je remarque que tu as retrouvé toute ton énergie, remarqua l'astre en rabattant la capuche de sa cape.

Dorgon en fit autant. Ces vêtements sombres étaient toujours stockés dans les voitures royales afin de permettre l'incognito lorsque cela devenait nécessaire.

— Le combat me revigore, Majesté. Je suis un elfe d'acier.

— En effet. Tu les as massacrés alors que je t'avais laissé dans un piteux état.

L'esclave garda le silence. Les souvenirs de la semaine lui revenaient tristement en mémoire.

À mesure qu'ils descendaient entre les murs élevés des bâtisses, la ruelle s'élargit et les artisans se mêlèrent à eux sans les remarquer.

— Heureusement que ton aura elfique est camouflée, nota le roi, tu ne ferais pas long feu ici.

À la place, une forte odeur de déjections et de viande avariée attrapait la gorge alors qu'une fumée âcre s'immisçait jusque sous les capes.

Les boutiquiers alpaguaient les passants pendant que les agriculteurs tentaient vainement de se frayer un chemin avec leur chargement.

Malgré la puanteur et la crasse qui s'accumulaient, Dorgon saisit la main de Nilcalar pour le conduire facétieusement plus loin dans les quartiers insalubres.

— Si tu souhaites me tirer dans un coupe-gorge, tu risques d'être déçu, Dorgon, plaisanta le roi.

— Vous avez le Vala le plus puissant de Narraca, personne dans cet endroit nauséabond ne peut vous nuire.

— Où m'emmènes-tu donc ?

Le Caprice sautilla sur place et pointa du doigt le temple qui siégeait sur une petite colline de la ville :

— Découvrons ce sanctuaire, je l'aperçois à chaque fois que je me rends à l'arène.

— La Maison du Créateur est soupçonnée de comploter avec les Vers d'Ombre argua le souverain sceptique.

— S'il-vous-plaît !

Le regard suppliant de l'elfe remporta le débat. C'était toujours la même chose. Nilcalar craquait. Il voulait craquer pour son jouet préféré, le bichonner et le mettre en valeur.

Et puis, ce goût d'aventure ne lui était pas désagréable...

Avec entrain, ils gravirent les marches qui conduisaient jusqu'au sanctuaire délabré. Quelques fidèles voilés se glissaient d'un pas furtif sous le porche ruiné de l'architecture séculaire. Un silence mortuaire, bien loin de l'agitation vulgaire des bas-fonds, régnait en maître dans le lieu saint.

Des bancs de pierre à moitié brisés jalonnaient la nef jusqu'au chœur où une statue du Créateur surplombait un autel maigrement fleuri.

— Comment peut-on participer à un culte aussi misérable ? murmura le roi, leur dieu n'est qu'un bout de bois à moitié rongé par l'humidité et les mites.

Dorgon sourit. Malgré cette misère, le souverain d'Atalantë respectait le silence du sanctuaire, il ravalait son orgueil et s'écrasait face à la sacralité de l'église.

— Ce n'est pas une idole, Majesté, mais une simple représentation.

— Qu'est-ce que tu en sais ?

— C'est mon ancienne religion.

Nilcalar se pinça les lèvres, curieux de découvrir les moindres recoins obscurs du temple. Dorgon l'abandonna et s'avança jusqu'à l'autel.

Après un moment de contemplation, l'elfe s'assit sur un siège et observa ce qui restait du Créateur. Son dieu ne différait finalement pas de cette sculpture dépouillée ; il en était du moins tout aussi efficace. Jamais au cours de ces trois dernières décennies, le fils du duc d'Aldëon n'avait senti une aide surnaturelle.

La solitude et la turpitude l'accompagnaient sans autre soutien.

Malgré la rancœur qui habitait son âme, malgré le sentiment d'abandon et de désespoir, Dorgon voulait encore croire que son cauchemar prendrait fin. Il voulait retrouver sa famille, sa terre, sa vie d'avant. Seul cela comptait.

Mais désormais, la vengeance gangrénait ses pensées, les calculs perfides l'animaient et la violence se banalisait dans ses gestes.

Il n'était plus le même homme. Il était sale et s'en accommodait, trop torturé pour se redresser.

La statue de Créateur rappelait ce qu'il restait de lui-même.

Des moines passèrent silencieusement sans troubler sa prière.

Dorgon écouta alors les battements de cœur qui provenaient se Calca. Ils étaient sereins à cet instant. Oryana se portait probablement bien... Du moins l'espérait-il. Elle avait dû sentir les accélérations cardiaques dues à l'adrénaline des combats...

Le Caprice ignorait si la petite sylvestre pouvait ressentir ses troubles. Mieux valait qu'elle ne soit pas éclaboussée par ce qu'il subissait et que surtout, elle ne sente pas ce que lui éprouvait dans sa chair quotidiennement.

Avec discrétion, il détacha ses bracelets et ses bagues et les laissa au pied du banc, en maigre offrande à son dieu.

Que feraient les moines de cette belle fortune, il s'en moquait bien.

D'un pas faussement léger, il rejoignit Nilcalar qui l'attendait sous le tympan de l'église.

— J'attends autant de dévotion de ta part pour la fête de Démonia ! s'exclama-t-il.

— Je serai plus engageant, Majesté.

— C'est sûr qu'on s'amusera plus que dans ce caveau... Rentrons au palais, maintenant.

— Excellente idée, Majesté, je meurs de faim !

Sur ce, les deux hommes quittèrent la Basse-Ville, laissant derrière eux une communauté de moines pour le moins intriguée.

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