Chapitre 2

En effet, le duc et la duchesse d'Aldëon n'accueillirent guère la nouvelle avec beaucoup d'entrain. Le cadet usa alors de toute sa belle diplomatie pour convaincre les parents récalcitrants.

Lanclif n'avait pu s'empêcher de soupirer :

— Heureusement que j'ai un deuxième fils en qui je peux espérer placer l'honneur de ma famille.

Dorgon ne put s'empêcher d'en tirer une certaine fierté. Après tout, sa maison n'aurait pas le même rayonnement sans lui, le Soleil d'Aldëon. À dix-huit ans seulement, il couvrait sa famille de gloire. Et s'il parvenait à bien manœuvrer, peut-être obtiendrait-il la main d'une princesse pour couronner son succès. Lui ne se contenterait pas d'une simple fille de chevalier ou de baronnet.

Un gnome déposa son repas sur le bureau. Dorgon comptait bien dîner rapidement avant de préparer le carrosse pour Elmaril ; avec le départ de la reine Hirilnim, il tenait à se rendre à la capitale pour sonder la température de la cour. Cela faisait maintenant un mois que l'incident s'était produit et une pagaille monstrueuse secouait la Fëalocy et la Sylvestrë. On avait esquivé deux soulèvements populaires et dans la panique, les armées avaient été rapatriées.

— Avez-vous besoin d'autre chose, Monsieur ? demanda le gnome en tirant sur son uniforme.

L'elfe lui adressa un bref signe de la main pour l'ordonner de partir. Dorgon n'aimait pas adresser la parole aux esclaves. C'était comme salir des souliers neufs dans du lisier. Comme d'autres races, les gnomes n'avaient pu se défendre et étaient rapidement tombés sous le joug des elfes. Ces derniers étaient dotés, comme les astres et les nains, d'un Vala actif ; leurs sortilèges étaient dévastateurs et les races sans Vala comme les humains et les gnomes subissaient cette injustice naturelle.

Cela faisait maintenant deux ans que Dorgon avait vu son Vala s'éveiller. Comme ses pairs, il avait suivi un apprentissage rigoureux de la magie pour apprendre à pleinement s'en servir.

Il était d'ailleurs persuadé que ses capacités surpassaient largement celles de la plupart des membres de sa race.

Une fois sa tourte avalée et son hydromel bu, il quitta ses appartements pour gagner la cour où sa voiture l'attendait. Mais avant de passer le porche sculpté, Bazay l'arrêta.

— Nous venons de recevoir des nouvelles d'Elmaril, inutile de t'y rendre.

— Détrompe-toi, mon petit, il est primordial que j'interfère dans les conflits politiques. Cela fait des semaines que je m'y prépare.

Le dernier de famille croisa les bras, mécontent d'être minimisé par son ainé. Il remonta fièrement le menton et redressa sa mèche châtaine d'un mouvement de tête avant d'assurer avec une détermination plus ou moins convaincante :

— Je te rappelle que j'ai quinze ans et que je fais déjà ta taille, nabot.

— Nous sommes dans un escalier et tu es sur la marche du dessus, imbécile.

— Il n'empêche... En réalité, tu es le fruit d'un croisement entre une naine et un gnome. Les parents t'ont adopté par pitié.

Dorgon écarquilla des yeux, lassé par l'immaturité de l'adolescent. Après tout, il n'avait que trois ans de différence. Mais ils ne se ressemblaient guère, physiquement et mentalement. Bazay était déjà plus charpenté et ses cheveux courts viraient sur un châtain foncé. De plus, il était davantage destiné à entrer dans les ordres, à la Maison du Créateur.

— J'imagine, soupira Dorgon, que c'est père qui t'envoie.

— Oui, la situation est critique !

— Mais encore ?

Le jeune elfe grogna en haussant les épaules.

— Je n'en sais rien, il ne m'a rien dit de plus.

— Bon ! Je retarde mon départ. Mais dès cet entretien clôturé, je m'en vais !

— Bon débarras.

Les deux frères gagnèrent le salon d'été où attendaient les parents et Ilnov. La tension crispait les traits des visages et les regards fuyants traduisaient l'importance de la situation.

Erwon ayant regagné Claironval, sa maison, Dorgon n'aurait pas d'appui extérieur en cas de déconvenue. Mais qu'importait, il était le Soleil d'Aldëon.

— Que se passe-t-il ? s'enquit-il en s'asseyant dans une causeuse.

Debout contre la large cheminée de marbre, Lanclif tenait une missive entre les doigts, probablement celle envoyée de la capitale.

— Des arrangements ont été conclus avec la Sylvestrë pour calmer les esprits échauffés.

Ilnov grimaça et détourna les yeux, les mains crispés sur ses genoux.

— Ils n'ont pas le droit de nous forcer à ça.

— Que demande le gouvernement ? s'impatienta Dorgon.

— Afin d'éviter une guerre contre les elfes sylvestres, les deux royaumes ont conclu un pacte où tous les ainés de famille devraient s'épouser.

Dorgon fronça le nez avec incrédulité : qu'est-ce que c'était que ce plan foireux ? Lui au Conseil, personne ne prendrait de décisions aussi stupides.

— Je n'épouserai pas une sauvage ! répliqua violement Ilnov.

À bout de patience, Ganise se leva de sa chaire matriarcale en pointant un doigt accusateur sur son fils :

— Tu vas te plier à cet ordre, articula-t-elle sèchement, tu vas enfin admettre tes responsabilités.

— Vous aviez accepté mon union avec Kylougia !

— La maison Baylor est désargentée ! rétorqua-t-elle sans pitié, oublie cette jeune fille, elle ne nous apportera pas un lopin !

Lanclif hocha la tête silencieusement avant d'ajouter avec calme :

— Tu épouseras Oryana de Lunélac, c'est tout.

Dorgon haussa les sourcils :

— C'est une princesse, de quoi te plains-tu, Ilnov ? C'est inespéré dans ton cas de conclure un tel mariage.

— Tu sais très bien ce qu'on raconte sur cette femme ! Je n'en veux pas et j'ai déjà ma fiancée.

— Pas la peine de me postillonner avec toute ta colère... Oui, j'ai cru entendre que la princesse Oryana était malade, mais rien de grave, je crois.

Le chef de famille se racla la gorge et se pinça les lèvres :

— En réalité, elle a un lourd dérèglement valique qui la déforme sévèrement. Je pense qu'elle ne sera pas présentable à la cour Fëalocen.

Dorgon ne put s'empêcher de s'esclaffer et de venir charrier son grand-frère par derrière en refermant ses bras autour de son cou.

— Bah alors ? Tu vas te marier avec un troll, Ilnov ? Mais il aura un joli diadème sur son crâne dégarni.

— Dorgon, gronda Ganise, inutile de le provoquer.

L'aîné se dégagea de son frère et se leva d'un bond avant de déclarer :

— Il n'y aura aucune alliance avec la Sylvestrë venant de ma part. Je ne me couvrirai pas de honte en épousant une princesse hideuse dont personne ne veut.

Dorgon caricatura muettement la phrase de son frère avec une mimique de mépris avant d'ajouter :

— Tu te couvres déjà de honte au quotidien. Et tu nous salis de ta médiocrité !

Ce fut la phrase de trop et le grand frère avança à grands pas vers l'insolent pour le corriger comme il se devait. L'air commença aussitôt à crépiter par la magie prête à se manifester mais Lanclif leva la main pour clore la dispute d'une autorité sans faille :

— Ça suffit. Dorgon, tu vaux mieux que narguer ton frère. Quant à toi, Ilnov, tu n'as pas le choix, tu dois accepter la main d'Oryana de Lunélac, aussi... repoussante soit-elle.

Ilnov se mordit les lèvres jusqu'au sang. Tout son corps était tendu, ses cheveux blonds ébouriffés et sa veste de brocart froissée.

— Je ne peux pas... Je ne peux pas laisser Kylougia.

Le silence retomba.

— Elle te pardonnera, assura le père.

— Non... Ce n'est pas ça.

— Alors ?

Le regard d'Ilnov se déroba. Cette histoire prenait un tournant très déplaisant.

— Ça sent le polichinelle dans le tiroir, laissa échapper Dorgon.

Tous les regards tombèrent sur le pauvre fils aîné.

— Ne me dis pas que c'est ça, siffla Ganise en serrant la mâchoire si fort que ses maxillaires ressortaient.

— Kylougia n'est pas enceinte, se défendit Ilnov, enfin... Je ne crois pas...

— Comment ça, tu ne crois pas ? Tu as couché avec elle !

Les yeux bleus de Ganise lançaient des éclairs. Ses longs cheveux blancs virevoltaient autour d'elle alors que la colère l'emportait.

— Ilnov ne va pas tarder à avoir la Maison du Créateur sur le dos, remarqua Bazay.

— Personne n'en saura rien ! On étouffe l'affaire et nous évitons le scandale et la punition de l'Église.

Dorgon bâilla avant de chercher un bocal à sucreries dans son champ de vision. Comment son frère pouvait-il se montrer chaque jour plus désespérant que le précédent ? Par son irresponsabilité, il venait d'enterrer la réputation d'une jeune femme et la sienne avec.

— Elle ne pourra jamais se marier si je ne l'épouse pas, rétorqua Ilnov.

— Oui, et c'est ton cas aussi, nota le père, la Maison du Créateur fait désormais passer des tests valiques, elle remarquera que tu n'es plus vierge.

— Alors, comment faisons-nous ? s'exaspéra Ganise, nous prévenons le Conseil et la maison Lunélac que notre fils n'est pas mariable ?

Lanclif joua quelques secondes avec ses bagues avant que son regard ne tombe sur Dorgon comme le couperet d'une guillotine.

— Notre deuxième fils épousera l'elfe sylvestre.

Ilnov, premier fils de la maison d'Aldëon, elfe.

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