Chapitre 15

Le cœur battant la chamade, Dorgon se carapata jusqu'au Harem. Si le roi ne lui arrachait pas ses longues oreilles après ce qu'il venait de faire... Bien qu'il eût le ventre noué d'angoisse, une faim insatiable et incontrôlable l'avait pris. La crainte se mêlant aux quantités d'agrumes dans son estomac avait abouti à une joyeuse plâtrée fruitée sur les pieds de l'intendant.

Il descendit les marches en courant et déboucha dans le vestibule où se tenait quelques elfes dont Silfrig, l'elfe sec qu'il avait croisé peu avant. Tous revêtaient d'étranges costumes chamarrés, relevés par un maquillage très insistant. Aucune femme n'apparaissait à sa vue.

— Tiens, nota Silfrig, le roi a fini plus vite que d'habitude ; il doit être fatigué par la fête de Démonia...

Les regards se posèrent avec interrogation sur Dorgon. C'était la première fois qu'ils le voyaient.

— J'ai vomi sur l'intendant, avoua le coupable encore trop perturbé pour agir rationnellement, le roi m'a renvoyé.

Un silence de mort plana dans le boudoir.

Et puis tous les elfes s'esclaffèrent.

— Je sens qu'on ne va pas s'ennuyer avec le nouveau Caprice du roi ! s'écria l'un.

— Tu parles, Ninkë ira le supprimer dans la nuit après ce qu'il vient de faire.

Dorgon déglutit et traversa le cercle pour rejoindre sa suite. Ses nerfs lâchaient. Il avait manqué de subir un nouvel abus. Comment pouvait-on ainsi se moquer de lui ? Ses semblables ci-présents n'enduraient-ils pas le même cauchemar ?

Dégouté et anxieux, il s'effondra sur le pouf de sa chambre, devant une coiffeuse au miroir ovale. Son reflet le révulsait, il était vêtu comme un gigolo. Son cœur se serra ; il n'était plus qu'un bout de viande exposé à la lubricité des astres. Sa vocation était désormais de les satisfaire sans rien attendre en retour.

Mais allait-il être exécuté ?

— Alors comme ça, tu tourmentes ce pauvre Ninkë ? plaisanta Alimar sur le pas de la porte.

— Le roi va-t-il me tuer ?

Son interlocuteur haussa les épaules comme à son habitude :

— Ninkë n'est pas seulement l'intendant. Il est l'amant attitré du roi. Il a éliminé le précédent Caprice par pure jalousie.

Dorgon le regarda avec sidération :

— Je doute qu'il agisse différemment avec moi...

— Il ne te fera rien. Il ne souhaite pas décevoir une nouvelle fois le roi. Tout au plus, il rongera son frein.

— C'est la faute de Nilcalar. Pourquoi voulait-il me montrer à son amant ? Il devrait plutôt me cacher non ?

— Sans doute voulait-il que son favori passe du bon temps avec toi. Ce n'est pas parce que tu es le Caprice du roi que tu ne vas pas de temps à autre servir d'autres aristocrates du palais.

— C'est ignoble... Tous ces hommes n'ont-ils pas de femmes ?

— Ils ne risquent pas. L'hétérosexualité est proscrite à Atalantë. Tu ne croiseras pas beaucoup de femmes à la capitale...

Instinctivement, le jeune elfe porta la main à son collier. Dans tout cet enfer obscène, le pendentif d'Oryana lui apportait un peu de douceur. Il l'avait vu en traversant le boudoir ; les elfes ne l'épauleraient probablement pas face à ce qui allait suivre. Chacun essayait déjà d'atténuer sa souffrance. N'étaient-ils pas tous scarifiés de la même manière qu'Alimar ?

— Ne prends pas ombrage de la réaction de nos semblables, dit ce dernier en devinant sa pensée, les moqueries cachent bien souvent une douleur plus brûlante. Lorsque tu seras maltraité par les astres, ils seront là pour te soutenir.

— Pas Silfrig. Il m'a rejeté dès les premières secondes.

— Il peut exister des rivalités, même dans un sérail.

— S'il veut réchauffer la couche du roi, je lui laisse ma place.

— Il est trop tôt pour te le dire mais... tu es privilégié.

— Quel privilège !

— Tu seras mieux traiter que nous, les membres de la cour te respecteront davantage et ta position auprès de Nilcalar n'est pas anodine. Sache-le.

— Je risque fort de la perdre après ce que j'ai fait...

Un astre vint interrompre leur conversation. À l'image du lieu, il s'inscrivait parfaitement dans ce style excentrique, bigarré et outrancier. Son crâne avait été rasé comme pour mettre en évidence son maquillage coloré. Dorgon le fixa un long moment : c'était la première fois qu'il croisait un homme à la peau aussi brune, cette caractéristique n'existant pas chez les elfes.

— Alors c'est lui le nouveau Caprice ! lança-t-il de sa voix forte, montrez-moi voir ça.

L'elfe blond eut un mouvement de recul.

— Wimal est l'eunuque en charge du Harem, expliqua Alimar.

— Retire-toi, le rouquin, je dois ausculter ma nouvelle brebis.

Dorgon se retrouva seul avec l'astre, le regard aussi méfiant qu'antipathique.

— Dis-moi, l'elfe, tu as eu des nausées ? Tu vas aller prendre un bain immédiatement, j'en profiterai pour t'inspecter... Pas la peine de me lancer des éclairs, c'est ainsi que ça se passe.

En réalité, l'esclave ne fut pas mécontent de retirer ses vêtements bien qu'il ne se soit pas sali lors de l'accident. Depuis sa nuit avec le roi, il voulait constamment se laver, comme pour faire oublier à son corps le triste événement.

Cependant, il aurait préféré que Wimal ne reste pas avec lui dans la salle d'eau.

— Détends-toi, je ne peux pas te contraindre. L'arabesque sur mon front a beau être noire, je n'ai plus la capacité physique de m'en prendre à toi.

— Me voilà rassuré par tes nobles intentions...

— Tu t'appelles Dorgon, n'est-ce pas ? Je ne suis pas ton ennemi et crois-moi, je n'aime pas le roi et sa cour, et j'ai de bonnes raisons de les haïr.

— Ce n'est pas parce qu'ils t'ont castré que tu vas m'apprécier.

Wimal replaça nerveusement ses bracelets avant de lâcher d'un ton sec :

— Je préfère ma condition à la tienne. Au moins, je ne me fais pas fourrer comme une dinde toutes les nuits... Allez sois gentil, déshabille-toi.

Dorgon ne se donna pas la peine de répondre et retira ses vêtements avant de s'immerger jusqu'au cou. Wimal enfonça sa tête dans l'eau et commença à le laver avec minutie jusqu'à ce qu'il lui ordonne de sortir. Peu envieux de subir une nouvelle fois les conséquences de la marques, l'elfe s'exécuta et partit se sécher.

— Reste, je suis le mage du Harem, je dois vérifier quelques détails.

— Je suis un elfe, râla Dorgon, je ne porte aucune maladie.

— Je vérifie plutôt ta santé. Les marchands d'esclaves adorent esquinter les « oreilles pointues » en leur donnant de la viande.

— Ce fut mon cas... Ça m'a totalement déréglé... J'ai faim en permanence à cause du traitement qu'ils m'ont infligé.

— Les imbéciles... Bon, au moins tu n'as pas été trop abîmé.

L'astre continua son inspection et lui prit les mains :

— Je devine par ton physique athlétique que tu as suivi un entraînement militaire. Mais à en juger le peu de corne sur tes paumes, tu n'as pas dû rester longtemps dans l'armée.

— J'étais destiné à la politique...

— Je passerai des onguents pour retirer les cales. J'ajouterai du vernis sur les ongles ainsi que du henné sur la peau. Mmh... J'ajouterai quelques piercings ici et là.

— Suis-je vraiment forcé de ressembler à un tapin ?

— Arrête de râler, ce sera le dernier de tes problèmes d'ici quelques heures. Tu as déjà couché avec le roi ?

Dorgon garda le silence.

— J'ai ma réponse, soupira Wimal, il n'attend jamais que je fasse mon inspection, le cochon. Dès qu'il y a un nouveau petit elfe qui vient lui chatouiller les narines de ses oreilles pointues, il ne peut s'empêcher de donner un coup de dents.

Dorgon releva ses épaules, mal à l'aise. Son maître lui demanda de s'accouder à un buffet et de reculer le bassin pour examiner son intimité.

— Tes soins valiques me paraissent efficaces, il ne te reste aucune contusion de la nuit précédente. C'est parfait, tu vas pouvoir supporter un rythme soutenu.

Son interlocuteur se mura dans un mutisme pour transformer la conversation en monologue.

— Redresse-toi et va t'asseoir devant la coiffeuse.

Pour vérifier tout le bon fonctionnement physique, le mage recourut à des sortilèges précis qui recouvrirent le corps avant de s'intéresser au fonctionnement interne. La moindre faiblesse aurait été détectée.

— Tu m'as tout l'air d'un elfe d'acier mais je sens que tu as un développement qui ressemble à celui des elfes sylvestres, c'est étonnant.

Les sourcils du jeune homme se plissèrent de tristesse. Il se rappela d'Oryana qui lui apprenait à comment se mouvoir dans la nature. Malgré la distance, il sentait toujours les battements du cœur de sa fiancé, à peine perceptibles... Comment se portait-elle ? Espérait-elle le retrouver ? Et lui, pouvait-il nourrir le moindre espoir de la revoir, de la serrer dans ses bras ?

Il frissonna en imaginant le dégoût qu'elle pourrait éprouver en apprenant les sévices commis par le roi. Pitié et répulsion, voilà les sentiments qu'elle vouerait à son futur mari.

— Je sens un lien valique qui te relie à Calca, remarqua Wimal, c'est la première fois que je vois ça... Lors de nos études magiques nous avons appris à mettre un nom sur ce phénomène. Il s'agit de la « chaîne de l'âme sœur ». Seule la mort peut le rompre.

— Que se passera-t-il si je meurs ?

— Aucune idée... Il y a de fortes chances que ton partenaire décède sur le champ... Ou au mieux, qu'il tombe dans une léthargie éternelle. Vos cœurs ne peuvent battre l'un sans l'autre.

— J'ignorais...

— Si tu tiens à cette personne, tâche de ne pas claquer. En plus, je devrais former un nouveau Caprice.

— Chacun voit midi à sa porte.

— Oui ! Et tu es désormais le soleil que je dois faire rayonner pour rester dans les bonnes grâces du roi !

Un soleil ? La métaphore était ironique.

— Bon ! continua l'astre, au moins es-tu fringant comme un étalon. Je n'ai décelé aucun problème de précocité ou d'impuissance.

— Me voilà tant rassuré...

— Tu apprendras à apprécier ton rôle quel que soit ton inclinaison d'origine. Et plus tôt tu l'accepteras, moins tu souffriras.

Dorgon s'indigna :

— Je ne suis pas une putain. J'ai mon intégrité.

— Tu n'as plus rien du tout. Ton corps appartient désormais au roi. Donc suis mes conseils. Et si tu veux sortir la tête de l'eau, surprends le roi. Démarque-toi des autres.

— Je n'ai pas la tête d'une intrigante.

Wimal partit dans un fou rire :

— N'étais-tu pas destiné à la politique ? Te voilà dans le bain ! Apprends vite !

— Je connais mal le gouvernement astral de Narraca.

— Tu t'y feras. Ce sont tous des hédonistes sans cervelle qui ne pensent qu'à jouir.

Le mage tendit un peignoir à l'elfe et commença à le coiffer et le maquiller.

— Je suis jaloux de ta petite crinière blonde mais ta peau est vraiment pâle, c'est laid. Ceci-dit, le maquillage tranchera d'autant plus.

— Ma couleur est au goût du roi.

— Oui, Ninkë n'est guère bronzé non plus... Arrête de te toucher les yeux tu vas étaler le khôl.

— Ça me gratte !

— Interdiction d'effleurer ton visage, tu gâcherais tout. Voilà ! Je rattrape ton teint maladif !

— C'est maintenant que je suis laid ! Je remportais l'amour de tous mes semblables auparavant.

— Nilcalar se moque de savoir si tu excitais les petites elfes de Calca.

— Que vais-je faire jusqu'à demain soir ?

— Premièrement, rester à la disposition du roi. Et deuxièmement, tu suivras une formation spécifique. Des eunuques t'apprendront à danser, chanter, jouer divers instruments...

Dorgon leva les yeux aussi haut qu'il baissa le menton, lassé par ce quotidien en perspective. Mais comme le répétaient tous les hommes ici, il n'avait plus le loisir de choisir sa vie. En revanche, s'il mourait, Oryana pourrait subir des conséquences néfastes et il en était hors de question.

Son corps entier tressaillit alors qu'il s'imaginait sa prochaine rencontre avec le roi. Ce ne serait pas une partie de plaisir, du moins pour lui. Pouvait-il se corrompre suffisamment pour tirer son épingle du jeu ? Que deviendrait sa pauvre âme dans ce jeu malsain ? Il devrait sacrifier une partie de lui pour survivre et avoir un jour la possibilité de se venger.

Silfrig, esclave d'Atalantë, elfe.

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