Chapitre 12

La méthode d'Ozanor pour neutraliser sa nouvelle propriété différa de celle des Berserks. Bien sûr, des chaînes ensorcelées l'entravaient. Mais pour limiter au maximum les possibilités de fuite, un breuvage particulier avait plongé l'elfe dans une lourde torpeur. Une sorte de drogue puissante l'empêchait de prendre ses repaires ; tous ses sens se mêlaient dans une cacophonie sans nom.

La seule réalité qui s'imposait à lui demeurait la faim. Des marins le nourrissaient mais toujours de viande, comme pour l'affaiblir.

À un moment donné, le navire prit le large et navigua pendant plusieurs jours sur la mer d'Encre, longeant les côtes de Fanyarë.

Dorgon perdit la notion du temps, plongé dans une semi-conscience. La crainte de l'avenir parvenait à s'imposer dans tout ce mélange de pensées contraires. Des hallucinations venaient troubler son sommeil. Ilnov venait le narguer, satisfait de le voir misérablement détenu dans la cale d'un bateau. Parfois, le doux visage d'Oryana apparaissait. Sa silhouette gracieuse dansait parmi les poissons, sa longue chevelure blonde glissant sur son corps nu et frémissant. Et puis, le cadavre sanglant d'Erwon entachait ses rêveries.

Même lors du débarquement, dissimulé dans un long cercueil de bois, l'elfe ne parvenait à reprendre ses esprits. Les échos des villes assourdissaient ses longues oreilles sensibles. Des effluves d'égouts et d'épices assaillaient ses narines sans parvenir à couper son appétit. Les humains à l'extérieur de sa boîte parlaient un dialecte oriental et paraissaient se réunir autour d'étalages marchands.

Ce périple fut si déboussolant que Dorgon ne reprit ses moyens qu'une fois dans une cuve tapissée d'un drap blanc. Son corps était immergé jusqu'aux épaules par une eau parfumée à la rose. Les fragrances ne donnaient pas moins mal à la tête mais au moins, il était seul et surtout, sans chaînes.

Abasourdi, il regarda autour de sa baignoire. Pas âme qui vive. Seules quelques bougies sur les appliques aux murs projetaient des ombres dans l'espace exigu. Des teintes mordorées glissaient sur le mobilier restreint. Sur une chaise, des vêtements blancs l'attendaient patiemment.

Instinctivement, il porta la main à son épaule mais aucune cicatrice n'entamait sa peau. Il était entièrement guéri.

Après une rapide inspection, il découvrit une étrange marque noire sur son poignet. Le symbole tatoué échappait à sa compréhension mais la charge valique ne manqua pas de le surprendre.

Toujours sur ses gardes, il sortit de la cuve et enfila le pantalon ainsi que la chemise. Il s'agissait probablement d'habits de nuit du fait de leur légèreté. Aucune chaussure n'avait été mise à disposition. En revanche, il remercia le Créateur que le collier d'Oryana pende toujours à son cou. Avec sa bague, c'était le seul souvenir qu'il gardait de Calca.

Dorgon sortit de la salle d'eau, craignant croiser les propriétaires des lieux. Car c'était évident, à présent. Il avait été acheté pour cette demeure. Dans quel but ? Il l'ignorait encore.

Avec précaution, il gravit un mince escalier en colimaçon et s'avança dans les vastes couloirs déserts. Des céramiques de toutes couleurs sertissaient les murs et les baies s'ogivaient avec grâce dans des arabesques légères. Il poussa le premier voile de fenêtre pour découvrir où il se trouvait.

Le souffle lui manqua. La ville apparaissait une vingtaine d'étages plus bas. Il était retenu dans un palais titanesque. Le soleil se réfléchissait sur les coupoles vertes et dorées avant de glisser ses rayons dans les vastes jardins verdoyants. Des bassins artificiels apparaissaient derrière les murs du château pour traduire un luxe indéniable. Pourtant, derrière l'enceinte de la ville, jouxtant le désert, des conglomérats d'habitations insalubres s'étendaient à perte de vue.

Pour la première fois de sa vie, Dorgon respirait l'air lourd de Narraca, foulait le sol du palais royal d'Atalantë, la capitale resplendissante du roi Nilcalar.

Un mince filet d'espoir anima son cœur : Calca n'entretenait aucune guerre avec les astres de Narraca, au contraire, ils gardaient une neutralité toute réfléchie.

Avec un peu de chance, on le relâcherait.

Le cœur battant la chamade, il continua la découverte des appartements. La richesse abondait, bien plus qu'en Aldëon. Se trouvait-il dans la suite d'un haut dignitaire ? Personne ne croisait son chemin pour le renseigner.

Lorsqu'il passa la porte d'un salon, son regard se posa immédiatement sur une table basse. Un panier de fruits l'appelait, il l'invitait à calmer sa faim.

Sans plus réfléchir, il se précipita pour avaler les mangues, les pommes et les abricots qui s'y trouvaient. Jamais rien ne lui avait semblé si délicieux.

— Ce serait gentil de ne pas chaparder dans mes réserves.

Pris en flagrant délit, Dorgon se releva immédiatement pour faire face à l'homme qui venait de lui adresser la parole. Comme il s'y attendait, c'était un astre, de haute stature avec une carrure développée. Une barbe de quelques jours courrait sur sa mâchoire et sous son nez droit. Ses longs cheveux châtains étaient retenus dans une longue queue de cheval qui battait le creux de son dos.

Comme le marchand Ozanor, sa peau présentait une belle couleur mate. Parfaitement lisse, elle faisait ressortir les prunelles gris clair de l'homme. En revanche, une étrange arabesque noire s'inscrivait sur son front, assez similaire à la marque sur le poignet de l'elfe.

Les vêtements de l'hôte étant décontractés, Dorgon ne put deviner sa place dans la hiérarchie. D'ailleurs, il ne savait quoi dire.

— Qu'est-ce que je fais ici ? lâcha-t-il enfin en langue astrale.

L'astre d'Atalantë s'amusa de la méfiance dans le regard doré et croisa les bras sur son large torse.

— Tu es ici chez moi, au palais des Sables d'Atalantë.

Dorgon plissa les yeux :

— Qui êtes-vous ?

Cette fois-ci, son interlocuteur s'esclaffa :

— Je suis le roi Nilcalar. C'est un comble qu'on ne me reconnaisse pas dans mes propres murs !

L'elfe écarquilla les yeux : le roi ! Dans cette tenue et sans le moindre courtisan pour l'accompagner ? Cela ressemblait à une farce.

— Pourquoi suis-je retenu ici ? demanda-t-il, nos peuples ne sont pas ennemis. Les conséquences seraient graves si la Fëalocy apprenait que j'ai été enlevé ici.

Nilcalar sourit. Malgré sa tunique simple, son charisme ne trompait pas. C'était un souverain diablement beau qui devait en profiter pour séduire son peuple.

— Oui, ce serait une catastrophe diplomatique, gloussa-t-il, mais crois-moi, aucun elfe en Calca ne saura jamais que tu es ici.

Il s'avança vers l'elfe et l'observa silencieusement pendant de longues secondes.

— Je pense que je vais bien rentabiliser les six mille écus que j'ai payés pour te faire venir ici.

La poitrine de Dorgon se comprima :

— Pourquoi suis-je là ?

— Pour ça.

La poigne du roi se referma comme un étau sur la gorge du jeune homme. Il le tira vers lui et l'embrassa.

Dorgon se dégagea aussitôt, choqué par ce geste. Il s'essuya les lèvres, écœuré.

— Ne me touchez pas !

L'hilarité du roi ne s'apaisa pas. Il s'adossa à une colonne et assura :

— Tu n'es pas sans savoir que ton odeur elfique est un aphrodisiaque extrêmement puissant pour les autres races. Malheureusement, les tiens ne se montrent guère ouverts au sexe lorsque leurs partenaires n'ont pas d'oreilles pointues.

Dorgon recula vers la fenêtre. C'était ça, son rôle ? Finir dans la couche du roi ? Une nausée le prit tant le dégoût retournait son âme.

— C'est pourquoi nous avons trouvé une manière très efficace d'en profiter, continua Nilcalar, tu as dû remarquer le tatouage sur ton bras ? C'est une marque de domination. Si tu tentes le moindre acte violent contre moi, tu en subiras aussitôt les conséquences. Je peux contrôler ton corps comme je le souhaite, tu ne pourras rien y faire.

La panique s'empara de l'elfe. La fenêtre ne lui donnait aucune issue par sa hauteur.

Son regard se posa sur un plateau dont les pans coupés lui semblaient suffisamment tranchants.

— Je sais que tu vas te débattre malgré ce que je viens de te dire, soupira l'astre, vous le faites tous avant de comprendre votre vraie place.

Dorgon saisit le plat et se jeta sur le roi. Avec un sort, Nilcalar n'eut aucun mal à envoyer l'arme improvisée contre le mur. Mais Dorgon n'en resta pas là ; dans la seconde qui avait suivi, il avait brisé une carafe pour enfoncer le verre dans le visage de son ennemi.

L'astre eut juste le temps d'éviter l'éborgnement. Il ne riposta même pas car déjà, le jeune homme voyait avec stupeur ses bras se nécroser.

— Je t'avais prévenu, tu ne peux pas m'attaquer sans en subir les conséquences.

Décidé à finir l'affrontement, il saisit son esclave et le traina par la gorge jusqu'à son lit. Dorgon tentait de se débarrasser de lui mais la marque illuminée propageait des douleurs abominables dans sa tête, ses poumons se comprimaient et du sang ne tarda pas à s'écouler de ses narines et de ses lèvres.

Amusé par le mal qu'il faisait subir à son nouveau jouet, Nilcalar le regarda se tordre de douleur. Les gémissements du garçon l'excitaient ; il lui attrapa les hanches et lui baissa le pantalon pour découvrir ses fesses.

Dorgon comprenait très bien ce qu'il l'attendait s'il ne s'échappait pas immédiatement. L'air se rarifiait dans ses poumons et son cœur pulsait à toute allure, prêt à exploser. À peine fit-il un mouvement pour fuir qu'une sensation de brûlure intense pulvérisa ses quatre membres. Ses râles s'étaient transformés en cris jusqu'à ce que la douleur soit si aiguë qu'elle l'abrutisse. Il voulait que tout s'arrête, qu'il se réveille et qu'il se retrouve dans les jardins verdoyants d'Aldëon, parmi les siens.

Les draps se déchirèrent entre ses doigts crispés. Abattu, il préféra enfoncer sa tête dans l'édredon pour taire ses plaintes. Il avait perdu, sa vie avait basculé pour de bon.

Nilcalar, roi de Narraca, astre.

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