Chapitre 11
Lorsqu'il se réveilla, Dorgon sentit une douleur lancinante brûler son épaule. Pour ne rien améliorer, il était secoué sur une route cahoteuse, enfermé dans une cage couverte d'un drap. Il lui était tout bonnement impossible de s'asseoir car le toit de sa prison demeurait trop bas pour lui permettre de se redresser.
Ses gémissements de souffrances attirèrent l'attention des astres qui soulevèrent la couverture.
— Le gnome s'est réveillé, on dirait.
— Vérifiez la force valique des chaines et donnez-lui à boire.
— Oui, maître.
Le convoi s'arrêta. L'elfe devina sans mal qu'il était tiré sur une cariole par un cheval de trait et que ses détenteurs montaient des montures plus fines mais pas moins nauséabondes.
Un bol d'eau lui fut tendu entre ses barreaux. Bien sûr, Dorgon n'y toucha pas.
Le chef s'en amusa et s'adossa à la cage pour lui parler :
— Je ne me suis pas présenté. Je suis Tarcenya, le chef du clan Berserk.
L'elfe se retourna pour lui montrer son dos.
— Je suis habitué à me confronter aux caractères désobligeants de tes semblables, continua Tarcenya, tu n'es pas le premier gamin aux oreilles pointues que je croise.
Dorgon rumina sa rage et força sur ses chaines ; rien à faire, il était étroitement attaché et un sortilège puissant endormait son Vala. L'astre contourna les barreaux pour de nouveau lui faire face et déclara :
— Ta colère se tarira bien assez vite.
Le prisonnier rétorqua en lui crachant dessus.
— Tu es mal élevé... Pourtant, si mes connaissances sont exactes, tu es le fils d'un duc ou d'un marquis. Ta bague ne ment pas.
Dorgon souffla, exaspéré de devoir écouter les paroles de cet homme. À cet instant, ses pensées se portaient uniquement vers Erwon. Son ami à qui il n'avait pu présenter ses adieux. Si seulement il avait pu imaginer ce qui arriverait... Tous les instants partagés avec lui revinrent en mémoire, ses souvenirs à l'académie, ses voyages en Calca, ses conversations sur les toits à contempler les étoiles. Tout cela ne se reproduirait plus. Ce n'était pas une page qui se tournait, c'était le livre entier qui brûlait et se consumait.
Des larmes envahirent sa vision et coulèrent le long de son visage poussiéreux pour tracer des sillons salés. Il ne comprenait pas ce qu'il lui arrivait. Il refusait de croire qu'on le retenait et qu'on l'enlevait loin de Calca. C'était impossible, n'est-ce pas ? Pourquoi, ça lui arriverait à lui, le Soleil d'Aldëon à qui tout réussissait toujours ?
— Ne pleure pas trop ton ami, conclut Tarcenya, dans quelques jours, tu envieras sa place.
Le regard de l'elfe fut plus éloquent que n'importe quelle réponse. Le chef Berserk gloussa et sonna la fin de la halte. Il rabattit la couverture sur la cage et rejoignit ses compagnons.
— Qu'est-ce que tu penses de notre prisonnier, Solsar ? demanda-t-il en remontant sur selle, bonne odeur ?
— Bonne odeur. Pour le reste, faudrait un peu voir à quoi il ressemble. Je ne vous cache pas que je ne serai pas fâché une fois qu'on s'en sera débarrassé.
Dorgon grinça des dents. Que lui réservaient ces ignobles barbares ? Il avait déjà entendu parler des Berserks ; depuis quelques années, ces astres arpentaient les terres de Fanyarë en véritables mercenaires. Anciens soldats d'Arminassë ou de Lombal, ils étaient trop instables et trop violents pour rentrer dans les rangs. Leur forte carrure pardonnait rarement lors des combats, aussi pouvaient-ils se montrer fort utiles pour accomplir les basses besognes.
Ceci-dit, l'elfe ne comprenait pas pourquoi ils évoquaient son odeur. Et que comptaient-ils faire de lui ? Vendre ses organes ? Le corps d'un elfe pouvait présenter des vertus curatives et valiques hors du commun. Le sang des hauts-elfes guérissaient même les pires maladies.
— Il nous as bien amochés, ce bâtard. J'espère qu'Ozanor nous l'achètera à bon prix.
— Combien de temps nous reste-t-il avant Valglace ?
— Une semaine tout au plus, on jette la marchandise, on visite les putes et on s'arrache.
L'information était donc claire : Dorgon allait être vendu. Vivant ? Estropié ? Quand allait-il pouvoir regagner Calca ? Avait-on envoyé des soldats à sa recherche ? Tant de questions qui dévoraient sa conscience.
L'angoisse s'empara entièrement de lui, le paralysant. La douleur à son épaule se réveilla et il consentit à se désaltérer, au moins pour ne pas perdre trop de force.
La journée s'étira et la chaleur devint pénible sous la couverture, voir insoutenable. Sans un Vala actif, la régularisation ne s'opérait pas. Au moins les Berserks avaient-ils eu la bonne idée de lui retirer son armure.
C'est donc avec un maigre soulagement que fut accueilli la fraicheur de soir, accompagné du constat terrible : celui de s'éloigner des siens à chaque minute.
— Baldor, tu as nourri le gnome ? Évitons de le tuer avant la transaction.
— Faut les affamer un peu, ces petites bêtes. Sinon, elles deviennent trop agressives.
La couverture se releva et la face mal rasée de Baldor se dessina derrière les barreaux rouillés. Il jeta l'écuelle fumante sous le nez du prisonnier qui ne put réprimer une grimace de dégoût.
— Tu ne manges pas, le gnome ?
Dorgon n'avait pas la possibilité de manger décemment, ayant les mains liées dans le dos. Quant à s'abaisser comme un chien à sa gamelle, il n'y comptait pas, même si la faim tiraillait ses entrailles.
Le guerrier hirsute commença à s'impatienter de l'autre côté de la grille :
— Finis ton repas, l'elfe.
Les émanations qui parvenaient aux narines du captif ne mentaient pas. De la viande, soit un véritable poison pour son organisme. Des mouches se posaient déjà dessus avant de se noyer dans le bol d'eau croupie qu'on lui avait servi.
— J'ai pas d'herbe ou de pissenlits pour toi, continua l'astre à la corpulence écrasante, j'ai le foin des canassons, si tu préfères.
— Il ne te répondra pas, lui lança Solsar, les elfes sont encore plus racistes que les nains. Nous ne sommes que de la vermine pour lui.
— Il se montrera moins orgueilleux une fois qu'Ozanor aura effectué son travail.
Les deux Berserks éclatèrent d'un rire gras et tirèrent la couverture.
Les jours se succédèrent comme les maillons d'une chaine. Les Berserks, à défaut d'être de véritables barbares sanguinaires, manipulaient excellemment la magie et dissimulaient leur aura avec tant de minutie que personne n'entrava leur chemin. De temps à autres, ils traversaient des villages humains pour se ravitailler et commettre quelques sombres forfaits sur la population sans défense.
Dorgon devinait que lorsque l'envie les prenait, ils pillaient, brûlaient les fermes pour s'amuser et en profitaient pour violer les femmes.
Pour ne rien améliorer la répugnance qu'il entretenait à l'égard de ses geôliers, sa blessure s'était infectée. Le carreau d'arbalète était toujours logé sous son épaule, la même qui s'était fracturée à la suite d'une chute de pierres. Sans la possibilité de recourir à son Vala, il subissait une violente fièvre et la déshydrations comme la faim le tenaillaient. Il n'avait rien avalé depuis son départ du campement elfique et quasiment bu aucune gorgée.
Lorsqu'ils approchèrent de Valglace, les astres arrêtèrent le convoi près d'un fleuve, loin de toute civilisation. Il n'y avait rien d'autres que des maquis et des rochers escarpés à perte de vue sous un soleil écrasant. Quelques cigales et autres insectes chantaient laborieusement alors qu'un vent chaud soulevait la poussière du sol.
Un Berserk ouvrit la cage et précipita violement le prisonnier sur le sol. Dorgon était incapable de marcher après avoir vécu dans sa cellule étroite pendant une semaine.
Sa tête tourna et il cracha de la bile avant que l'astre ne le plonge dans le fleuve. Un instant, l'elfe crut qu'on voulait le noyer.
Mais on le jeta peu après sur les herbes hautes de la berge. Solsar se pencha au-dessus de lui et recourut à un sortilège de guérison pour refermer la plaie et remettre en place l'épaule écrasée. Pendant de longues minutes douloureuses, le mage répara les tissus déchirés, les muscles froissés et les os effrités.
À la suite de ça, deux hommes plaquèrent le captif contre une pierre et le forcèrent à ouvrir la bouche pour que Solsar le nourrisse.
— Je ne souhaite pas que tu meures de faim, grogna-t-il, tu tomberas malade à cause de toute cette charcuterie mais je préfère ça.
Une fois l'estomac rempli, Dorgon fut rejeté dans sa cage.
La fin du trajet fut imprécise pour son esprit embrouillé. Son ventre se retournait, des coups de poignard lui lacéraient les tripes et de la mousse apparaissait continuellement à la commissure de ses lèvres.
Lorsqu'ils parvinrent à Valglace, la lune surplombait la ville astrale. La souffrance du détenu s'était apaisée mais l'angoisse avait remplacé la douleur pour tendre tous les muscles de son corps. Il allait rencontrer ce fameux Ozanor à qui on allait le vendre.
Le convoi s'arrêta devant un entrepôt mal éclairé, à l'écart de la ville. Sans attendre, Tarcenya ordonna à ses hommes de conduire l'elfe à l'intérieur.
Sans ménagement, Dorgon fut trainé sur le sol avant d'être flanqué contre les dalles d'une petite pièce illuminée de torches crépitantes. On sépara les poignets du prisonnier et sans prévenir, les astres le déshabillèrent. Ils ne lui laissèrent pas le moindre vêtement sur le corps et une fois que leur marchandise soit totalement nue, ils lui attachèrent les bras au-dessus de la tête, à une poutre pas trop haute.
Le fils du duc d'Aldëon se sentait humilié, rabaissé à du vulgaire bétail. Comme pour mettre fin à ses ruminations, un sceau d'eau glacé lui éclata au visage. Solsar vint passer un tissu imbibé, à la propreté douteuse, sur sa peau afin de retirer les restes de poussière et le laver. Bien entendu, Dorgon n'apprécia absolument pas cette inquisition et tira sur ses chaines en protestant.
Le mage ne lui prêta aucune attention, et une fois sa tâche accomplie, il appela son maître. Tarcenya apparut, trainant sa lourde cape en peau d'ours derrière lui. À ses côtés, un astre brun, coupé court, s'avança dans la salle. Avec un physique très avantageux, il contrastait fortement avec ses semblables du fait de ses vêtements de très belle facture. Un simple coup d'œil indiquait qu'il ne venait pas de Fanyarë mais de Narraca. Son turban et son pantalon ample rentré dans des bottines souples se paraient de couleurs vives. Seule sa chemise noire brodée d'or rappelait la teinte sombre de ses cheveux.
— Votre proposition coïncide parfaitement avec mes besoins du moment, Tarcenya. Je cherchais justement un elfe.
— Que pensez-vous de celui-ci ? Il est parfait, non ?
Ozanor se mordit les joues et s'avança vers le détenu. Un étrange parfum se dégageait de l'astre, comme filtré des sables mystérieux du désert.
— Il est à peine adulte... Vingt printemps tout au plus.
— C'est plutôt une bonne chose, non ? C'est un officier de l'armée d'Elaglar Fëalocen.
Ozanor saisit la main de l'elfe et inspecta les bagues :
— En effet, et fils de duc. Je ne remarque aucune alliance... Sans doute trop jeune pour être marié.
Un détail retint son attention. L'astre de Narraca sourit en saisissant le collier qui pendait sur le torse nu de l'elfe :
— Même si je devine qu'il allait probablement s'accoupler avec une sylvestre.
Dorgon ne broncha pas davantage mais son sang bouillonnait. Il maudissait ses abominables chaînes qui l'empêchaient d'exprimer sa rage.
— Il nous a tué sept hommes, ce gnome.
— Sept Berserks ? Il sait se battre ! Plus vieux, il aurait fait des ravages sur un champ de bataille... En tout cas, son physique athlétique me plaît bien, même s'il me parait un peu petit...
Cette remarque agaça plus Tarcenya que le concerné :
— De quoi vous plaignez-vous ? Il a un corps parfait, il conviendra parfaitement.
Ozanor fronça les sourcils et contourna l'elfe pour l'observer sous toutes ses coutures :
— Vilaine plaie à l'épaule...
— Elle disparaîtra vite. Vous noterez l'absence de cicatrices.
Ozanor hocha la tête et commença à palper les muscles des bras ce qui provoqua aussitôt un recul de la part de Dorgon.
— Il deviendra une véritable machine à tuer avec un tel corps. Son Vala est bien plus développé que la moyenne pour un elfe.
— N'est-ce pas ! Je n'ai jamais croisé une telle odeur, je peux vous le garantir.
Le marchand fixa les yeux du prisonnier, impressionné par leur éclat solaire. Même les cheveux blond platine glissaient parfaitement le long de la mâchoire bien dessinée de l'elfe. Une inspection dentaire prouva sa bonne santé, à l'instar de l'entretien physique général.
— Je vous le prends pour trois mille écus.
Tarcenya se racla la gorge avec une élégance douteuse :
— Quatre mille. Il m'a coûté cher en soldats. Et regardez-le, il ressemble à un ange.
— C'est trop cher. Je ne me ferais pas de marge suffisante.
— Foutaises. Il a une très jolie queue, ça peut convaincre.
Ozanor haussa les épaules, se laissant tenter. Il dut reconnaître que sa marchandise semblait bien pourvue par la nature, c'en était presque vexant.
Ulcéré par leurs regards inquisiteurs, Dorgon tira sur ses chaînes. Il se sentait humilié, son intimité soumise à l'inspection obscène de ses geôliers.
— Quatre mille. Mais vous ne les aurez qu'une fois l'elfe vendu définitivement.
— Ma confiance est aveugle, Ozanor, il est à vous.
— Parfait. Trouvez-lui des vêtements à lui mettre sur le dos, je ne voyage pas avec des hommes nus.
Tarcenya lança un ordre bref à ses hommes. Dorgon fut détaché de sa poutre pour être conduit dans une soupente adjacente où on lui enfila des vêtements simples qui se rapprochaient davantage du style d'Ozanor.
Ce dernier signa les contrats avec le chef Berserk :
— Quand m'apporteriez-vous une adorable petite elfe ? Je l'achèterais pour mon usage personnel.
— Navré Ozanor, mais les femelles ne s'aventurent pas aux frontières et je ne suis pas assez fou pour rentrer dans les terres elfiques.
— C'est fort dommage... Bien, Tarcenya, c'est une joie de conclure des affaires avec vous !
Les deux hommes se saluèrent et l'escorte de l'astre de Narraca se saisit de l'elfe pour le conduire sur un navire, attaché le long du fleuve.
Dorgon lança un dernier regard haineux à l'égard des Berserks avant de disparaitre dans la cale.
Ozanor, marchand d'esclaves d'Atalantë, astre.
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