Chapitre 1

Dorgon s'interrogeait souvent sur le sort des civilisations antérieures. Il n'en restait guère que quelques ruines éparses à travers une Dimension où tout était à rebâtir.

On savait que différentes races étaient nées de ce cataclysme pour désormais s'approprier les vastes territoires disponibles. Tout d'abord, la dispersion se fit de façon naturelle, en fonction des caractéristiques des peuples. Puis commencèrent les guerres pour la survie et la domination.

Les espèces divisées en leur sein ne tardèrent pas à péricliter.

Au fil des âges, les elfes d'acier, comme Dorgon, forgèrent une alliance avec les elfes sylvestres pour contrer la menace de l'extinction. Cette union, scellée par le mariage de leurs souverains, était une réponse à des siècles de conflits sanglants et de divergences culturelles poussées.

C'était du moins le contexte dans lequel le duché d'Aldëon s'implanta sur la côte Est de Calca, sous l'invitation du Grand Intendant du roi Elaglar. En effet, Lanclif d'Aldëon avait su se montrer digne de confiance durant les récentes batailles ; comme tout elfe d'acier qui se respecte, il avait guerroyé sur les fronts sud, contre les astres d'Arminassë, et la récompense lui permettait d'asseoir son autorité dans le royaume.

Oui, le duc Lanclif était un elfe comblé dans ces temps troublés. Sa femme lui avait donné des terres fertiles ainsi que trois fils au destin tout tracé.

À vrai dire, l'aîné souffrait malheureusement d'un mutisme plutôt gênant malgré ses facultés d'analyse. Quant au dernier, bien qu'il soit très affable, un manque lattant de confiance en lui compromettait sa future carrière.

Mais le second de la fratrie rattrapait largement la donne. À croire qu'il avait raflé toutes les qualités lors de la répartition.

Dorgon était humblement nommé le « Soleil d'Aldëon ». Sa famille et la cour du roi Elaglar plaçaient beaucoup d'espoir en lui et le jeune elfe comptait bien relever les défis avec brio. Déjà, une place de diplomate se dessinait pour lui au sein du Conseil. La politique le passionnait et il savait s'y mouvoir comme un poisson dans l'eau.

Finalement, entraîné dans un cercle vertueux, il travaillait d'arrache-pied pour installer sa situation et cela passait aussi par énormément d'apparitions en bonne société, durant les bals et les dîners guindés de la haute aristocratie.

La dernière fête à la cour l'avait quelque peu fatigué, aussi avait-il décidé de passer quelques instants récréatifs sur les toits du palais familial, à contempler le paysage verdoyant qui s'étendait à perte de vue. Le vent marin soufflait avec gaieté, faisant danser les mèches dorées de l'elfe autour de ses longues oreilles effilées. De temps à autres, des dragons de guerre traversaient le ciel d'été pour revenir à la capitale.

Dorgon sourit d'un air rêveur, s'imaginant chevaucher une telle créature, mais l'attribution des dragons concernait davantage les aînés de famille, ceux destinés au combat.

— « Ce n'est pas demain qu'Ilnov ira se battre, se dit-il en pensant à son grand frère.

Bien souvent, il dénigrait le pauvre Ilnov, concluant qu'il ne parviendrait jamais à sortir son épingle du jeu dans cette société impitoyable.

Erwon le rejoignit d'un pas guilleret et s'assit à son tour sur la corniche. Rencontrés à la prestigieuse académie d'Ur-Nabal, les deux jeunes hommes de dix-huit ans s'étaient rapidement rapprochés pour développer une solide amitié, mue par la convergence de leur ambition.

— Dis-moi que tu es au courant de la dernière nouvelle, plaisanta Erwon.

— Absolument pas, j'ai passé la matinée dans mes codex.

Cette réponse ne surprit guère son ami. Dorgon avait la fâcheuse manie de perdre son temps à déchiffrer des grimoires. S'instruire sur les autres races, connaitre leur culture, leurs points faibles et forts, étaient primordial pour les vaincre. En ce début d'Âge, la défense passait d'abord par l'attaque : les elfes l'avaient immédiatement compris et réduisaient en esclavages les peuples moins puissants. La neutralité était rare.

Erwon ne doutait pas un seul instant que son comparse deviendrait un politicien redoutable, prêt à écraser leurs ennemis pour la gloire du royaume.

— Eh bien, soupira-t-il, sache que la reine Hirilnim vient de quitter le roi Elaglar. Ce matin-même. La capitale est sens dessus dessous et ça pleure dans tous les beaux palais d'Elmaril.

Dorgon écarquilla les yeux.

— Je savais que le couple royal battait de l'aile mais ce départ était inattendu. J'entrevois déjà les conséquences de cette rupture. Les elfes sylvestres ne tarderont pas à se replier sur eux-mêmes.

— Crois-tu qu'ils ouvrent les hostilités contre nous ? Notre jolie reine est repartie gambader dans ses forêts, prête à se venger de notre clan.

— Non, les elfes d'acier sont trop puissants. Nous comptons plusieurs royaumes contrairement à eux. Hirilnim ne sacrifiera pas ce qu'il reste de son peuple.

— C'est le roi Elaglar qui risque de ne pas apprécier. En plus de l'affront causé, il n'aura pas la descendance nécessaire pour que le Conseil lui accorde les pleins pouvoirs.

— Oui, c'est encore le Grand Intendant et la Maison du Créateur qui mèneront le royaume de Fëalocy pour les prochaines décennies.

Voilà une nouvelle pour le moins fracassante. C'était un coup violent porté à la Fëalocy qui risquait bien de perdre son hégémonie auprès des autres royaumes elfiques.

Comme d'habitude, Erwon préférait s'amuser des tragédies sociopolitiques. Dorgon demeurait plus silencieux et observateur dans ce genre de situations.

Il secoua la tête pour oublier l'incident et s'étira :

— Ton séjour au palais d'Aldëon te plaît, Erwon ?

— Ma foi, vos cuisines savent me retenir ici.

— Étonnant... Tu as pu croiser Ilnov et Bazay ?

— Tes frères ne sont guère extravertis et on ne va pas dire qu'ils sont mondains. Même si je croise un peu plus Ilnov en soirée.

— Ah bon ? Je l'ignorais.

— Il a dû se trouver une petite donzelle, je pense...

— Ilnov ? Qui voudrait de lui ? J'oublie qu'il est mon grand frère tant il est mou comme une limace.

— Et toi, tu es un peu dur. Et peut-être un peu jaloux, aussi...

— Moi ? Tout le monde m'aime. Je suis le Soleil d'Aldëon, haha. Les courtisanes s'arrachent déjà ma personne ; je suis un formidable parti.

— Ce surnom vient uniquement de tes cheveux blonds, je dis.

Instinctivement, Dorgon passa la main dans ses mèches claires qui contrastaient avec la chevelure corbeau de son ami. Ce dernier reconnaissait qu'en plus d'être intelligent, Dorgon était diablement séduisant. Il ne mentait pas en disant que les femmes s'intéressaient de près à lui.

Le second fils se démarquait par une peau très claire où ressortaient deux prunelles dorées, aussi étincelantes que des rayons de l'astre céleste. Les traits fins de son visage laissaient flotter un sourire mince sous un nez légèrement retroussé. Cet air innocent étonnait les membres du gouvernement qui le rencontraient pour la première fois. En vérité, Dorgon était le dernier à se laisser berner en politique malgré son très jeune âge.

S'il avait été doté d'une taille un peu plus haute, il aurait sans doute incarné une forme de perfection.

— Tu devrais d'ailleurs en choisir une, ajouta Erwon d'un ton pragmatique, j'ai tenu une liste de potentielles candidates, si tu veux.

Dorgon secoua la tête en levant les yeux au ciel. Il avait tout le temps devant lui et le choix ne manquerait jamais. Il n'avait qu'à se baisser pour ramasser des poignées de soupirantes. L'heure n'était pas au badinage et il préférait ne pas avoir la Maison du Créateur sur le dos ; l'Église savait se montrer particulièrement draconiennes lorsqu'il s'agissait de former des couples.

— Enfin bref, conclut-il en se levant d'un bon, je veux bien être pendu si mon frère me présente une femme !




— Dorgon, je te présente Kylougia, de la maison Baylor.

Le second fils tira la tête au lieu de saluer poliment la jeune elfe brune qui lui faisait face.

— Je vais chercher une corde, déclara Erwon laconiquement.

— En... Enchanté, sourit enfin Dorgon après une courbette et un baise-main un peu expédié.

— Ilnov m'a beaucoup m'a parlé de vous, commença Kylougia, vous l'avez beaucoup aidé au sein de la cour.

Un sourire crispé déforma le visage du second fils. Ça aurait dû être le contraire. Mais comme Ilnov avait toujours eu les deux pieds dans le même sabot, il s'était montré bien incapable d'introduire son cadet. Dorgon ne s'était jamais donné la peine de lui en vouloir mais il s'agaçait plutôt du caractère passif de son aîné. Comment arriverait-il à survivre sur un champ de bataille ?

D'un commun accord, les quatre elfes s'assirent sur les divans du salon. De hautes baies vitrées laissaient le soleil inonder le séjour pour venir taper sur les pierres blanches qui édifiaient le palais.

Dorgon s'interrogea sur la réaction de ses parents quant à la jeune elfe. Selon lui, elle manquait clairement d'intérêt. Mignonne tout au plus, sans qu'il y ait réellement l'étincelle d'intelligence dans son regard, elle paraissait gentille et douce. Finalement, le genre de femme à supporter l'apathie du frère ainé.

Au premier coup d'œil, il nota qu'elle avait fourni un effort esthétique dans la tenue et le maquillage, mariant savamment le rose et le violet dans l'accumulation de tissus onéreux. En revanche, les bijoux manquaient quelque peu d'éclat. Guère étonnant : la maison Baylor était issue de la petite aristocratie. Peu de chance que Lanclif et Ganise d'Aldëon approuvent cette union.

Peu lui importait, après tout. Ilnov rencontrerait une nouvelle déconvenue, ce ne serait pas la première fois qu'une de ses entreprises échoue...

Malgré lui, Dorgon sentit son cœur se serrer pour son pauvre frère malhabile. Peut-être cette future désillusion permettrait de lui donner la gifle nécessaire pour lui rappeler l'exigeante réalité ?

— En vérité, continua Ilnov en prenant la main de Kylougia dans la sienne, j'aimerais que tu me rendes un certain service.

— Encore ? Quand apprendras-tu à te passer de moi ?

Le visage de l'aîné se chiffonna. Il fut vexé d'être rabaissé à sa médiocrité mais il passa au-dessus pour implorer son jeune frère :

— Je t'en supplie, Dorgon, j'ai besoin de ton appui. Je veux ton soutien quand je présenterai Kylougia aux parents.

Le concerné fronça les sourcils. Un esclave en profita pour passer et leur servir quelques douceurs.

— Pourquoi soutiendrais-je ton mariage avec cette jeune fille ? Sans vouloir vous paraître désagréable ou méprisant, mademoiselle, vous toquez au duché d'Aldëon, l'une des plus importantes maisons elfiques de la Fëalocy. Cette union n'est pas vraiment dans l'intérêt de ma famille...

Cette fois-ci, Ilnov grimaça d'impatience. Ses traits d'habitude si lisses se crispèrent.

— Tu ne penses toujours qu'aux calculs et aux profits, Dorgon. Mon engagement auprès de Kylougia est sérieux.

— Mmh... Tu devrais penser un peu à ton devoir de fils ainé.

La jeune femme se pinça les lèvres et détourna le regard, déçue par le caractère dédaigneux du fameux Soleil d'Aldëon. Elle découvrait ainsi l'élitisme et la rigueur pédante du jeune homme et en tirait une antipathie naissante.

— Je ne néglige pas mon travail, se défendit piètrement Ilnov, je veux affirmer que je servirai ma maison avec honneur, aux côtés de Kylougia. Mais j'ai besoin de ton appui une toute dernière fois.

Dorgon roula des yeux. Une toute dernière fois ?

— C'est d'accord, je te soutiendrai auprès de père et mère. Mais si jamais le vent tournait trop en notre défaveur, je me rétracterais.

— Belles valeurs que voilà, murmura Kylougia.

— Ne me jugez pas trop sévèrement, mademoiselle. Si vous parvenez à épouser votre cher et tendre, ce sera grâce à moi !

Dorgon, fils de Lanclif et Ganise d'Aldëon, "Soleil d'Aldëon". Elfe d'acier.

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