Chapitre 6
- Ça ne sert à rien, chuchota Lilith, toute proche. Tu finiras par abandonner la partie. J'ai déjà gagné.
Et c'était là. Lilith avait commis une erreur, à ce moment précis.
Provoquer Talya était une chose, lui annoncer qu'elle avait perdu d'emblée en était une autre. Dès que la scientifique eut finit sa phrase, l'adolescente ouvrit les yeux, masqua sa surprise - Lilith était bien plus près d'elle qu'elle ne le croyait - et la fixa.
- Non, vraiment pas.
Elle sourit et la femme recula d'un pas, intriguée.
- Vous n'avez pas l'habitude de "briser" des adolescents, si ?
- Pourquoi ?
- Parce que vous avez l'air de croire que vous pouvez nous discipliner.
- Je le peux.
- Vous avez tort.
Elles se toisèrent quelques instants, incapables de se faire une idée précise de la personne qu'elles avaient en face d'elles.
- Je relève le défi, annonça Lilith
- Essayez toujours.
- Tu as déjà blessé quelqu'un ?
Talya, étonnée du changement de sujet soudain, dut d'abord réfléchir à la question avant de formuler une réponse :
- Je ne... je ne crois pas.
- Pourquoi ?
- Vous savez que vous posez des questions très étranges ?
- Je sais. Réponds-y.
La jeune fille soupira et se tordit les doigts, mal à l'aise.
- Parce que... c'est mal.
- C'est mal quand tu le fais sans raison. Mais si c'était pour la bonne cause, tu le ferais ?
- Qu'est-ce que j'en sais ?
Elle ne comprenait pas où Lilith voulait en venir, mais elle savait que la conversation avait pris une tournure pour le moins déstabilisante.
- Tu le sauras si tu essaies.
- Si je... attendez, quoi ?!
- Je vais te laisser le choix : blesser ou être blessée. Tu as dix secondes.
- Mais qu'est-ce que ça veut dire ?
- Sept secondes.
Talya se souvint brusquement d'Elaï, de cette manie qu'elle avait de toujours compter les choses de façon si précise qu'elle en devenait exaspérante.
- Il te reste vingt-neuf minutes.
C'était la dernière chose qu'elle lui avait dit.
- Temps écoulé !
Avant qu'elle ait pu faire quoi que ce soit, elle sentit une douleur vive lui parcourir le poignet et un liquide tiède couler jusque sur ses doigts.
- Vous êtes rapide, constata-t-elle
- Ce que tu m'énerves !
Lilith soupira, s'adossa au mur derrière elle et lança sa lame un peu plus loin.
- Pourquoi tu ne peux pas réagir normalement ?! Ce n'est pas si compliqué d'avoir mal !
- Heu... si c'est ça que vous appelez "avoir mal", vous êtes mal partis.
- Tu peux faire mieux, peut-être ?
- J'en ai la capacité.
- Vérifions ça.
Elle fouilla une vingtaine de secondes sur la table, écartant ses outils étranges et ses fiches. Quand elle eut trouvé ce qu'elle cherchait, elle se retourna d'un mouvement vif - Talya avait raison, elle était rapide - et jeta l'objet à l'adolescente, qui le rattrapa du bout des doigts.
- Qu'est-ce que... ?! s'étrangla-t-elle en identifiant ce qu'elle avait dans les mains
Une dague, au manche fait d'une étrange matière noire et à la lame luisante. Luisante et terriblement dangereuse.
- C'est très peu recommandé de donner une arme à un ennemi, vous savez.
- Tais-toi un peu ! Tu parles beaucoup trop. Agis.
- Je suis censée faire quoi, au juste ? Parce que, "agir", c'est vaste.
- Je te l'ai dit. Tu dois blesser ou être blessée, alors blesse. Ou tu finiras noyée dans ton propre sang, ce n'est pas mon problème.
Talya s'immobilisa, osant à peine respirer. Lilith venait-elle de lui demander de... lui faire du mal ? Ou parlait-elle de quelqu'un d'autre ? Ce serait plus probable. Il serait idiot de s'affaiblir soi-même, non ?
- Alors ? Oh, j'ai oublié de te préciser quelque chose : je ne compte pas t'attendre des heures. Alors fais-le maintenant, ou c'est moi qui le fais. Encore une fois, la balle est dans ton camp.
L'adolescente fixa l'arme pendant de longues secondes et Lilith en profita pour se rapprocher sans qu'elle s'en rende compte. Au bout d'une minute, la scientifique se glissa dans le dos de Talya et appuya sa lame entre ses épaules.
- Il va falloir être plus rapide que ça si tu ne veux pas te faire tuer, lui murmura-t-elle. Garde le poignard. On ne sait jamais, il se pourrait que tu aies envie de te défendre.
- Il y a une différence entre la défense et l'attaque.
- Peut-être mais c'est la meilleure manière de se protéger.
- La peur ?
- Ça, et la douleur.
Lilith fit tourner sa dague dans sa main, très vite.
- Je ne blesserais jamais quelqu'un pour me protéger ! s'indigna la jeune fille
- Tu le feras. Quand tu auras compris.
- Compris quoi ?
- C'est à toi de le comprendre. Ce serait trop facile si je te le disais, tu ne crois pas ?
Talya haussa les épaules. Elle ne parvenait pas à cerner Lilith, et elle savait que c'était réciproque. Et qu'elles en étaient toutes les deux contrariées.
- Dis-moi qui tu es, ordonna soudain l'adulte
- Je... Talya... mais ça, vous le savez déjà.
La scientifique sourit et détailla l'adolescente.
- Je veux te connaître.
- D'accord. Pourquoi ?
- Parce que tu m'intrigues.
- Pourquoi ?
Cette fois, elle n'obtint pas de réponse. Lilith se contenta de prendre sa main - celle qui saignait - et la serra, accentuant la douleur.
- La raison ? demanda Talya en tentant de garder une voix neutre - peine perdue, elle était ostensiblement plus aiguë
- Celle-ci ! Tu te rends compte, au moins, que tu ne réagis pas du tout normalement ? Tu ne devrais pas poser des questions ! La plupart des gens crient puis retirent leur main. Tu n'as même pas essayé ! Ce qui me laisse deux possibilités. Soit tu es stupide et tu as abandonné tout espoir d'atteindre ton but. Ce qui me semble...
Elle pencha la tête et plissa les yeux.
- ... peu probable. Alors j'en conclus que tu es réfléchie... et obstinée. Mais ce n'est que le plus facile, ajouta-t-elle d'une voix beaucoup plus basse, sans doute pour elle-même. Je doutes qu'elle soit simplement... "réfléchie". Il y a quelque chose... je sais ce que c'est. Je l'ai déjà vu. Mais c'est insaisissable.
Elle se redressa soudain et courut littéralement chercher une feuille blanche et d'écrire : "Le reflet du miroir. Opposée ou semblable ?" et de le relire encore et encore, comme pour s'en assurer. Finalement, elle ajouta "entre-deux" et se tourna de nouveau vers Talya.
- Vous êtes quelqu'un de très étrange, constata-t-elle
- Certes. Mais toi aussi.
- Je n'ai jamais prétendu le contraire.
- Tant mieux.
Le silence retomba. Plus le temps passait, moins Talya comprenait ce qu'elle faisait là. Une main tenant une dague, l'autre couverte de son sang. Face à une malade mentale. Dans un bâtiment rempli de malades mentaux.
- Encore une fois, c'est à toi de répondre à ça, dit Lilith, la faisant sursauter
- Comment vous...
- Tu penses à voix haute.
L'adolescente rougit et baissa les yeux.
- Désolée, marmonna-t-elle sous le rire de la scientifique - un vrai rire.
- J'aime savoir ce que les gens pensent.
- Pour mieux les détruire, sans doute ? railla Talya, qui commençait sérieusement à en avoir assez
- Non. Pour savoir ce qu'ils pensent.
Pour une fois, elle paraissait sincère - et saine d'esprit - donc l'adolescence lui accorda le bénéfice du doute. Ce qui ne l'empêcha pas de serrer la mâchoire afin d'être sûre de ne plus étaler ses pensées devant Lilith.
- Et vous. À quoi vous pensez ? demanda-t-elle, curieuse de savoir si l'adulte allait répondre
- Je pense que tu n'est pas un cas désespéré.
Surprise, Talya analysa la phrase trois fois avant de laisser tomber.
- Merci. Je crois. Est-ce que je peux... partir ?
Elle s'attendait à un refus catégorique. Après tout, elles n'avaient que "discuté". Et Lilith l'avait coupée, mais ça ne comptait sans doute pas.
- Tu peux. Et tu vas probablement le faire.
- C'est-à-dire ?
- Que tu peux t'en aller si tu le souhaites. La réaction la plus commune est de courir dans les couloirs en espérant trouver la sortie jusqu'à l'épuisement, sans y parvenir. Puis marcher longtemps jusqu'à se faire repérer par quelqu'un de la Société. Donc, comme je te l'ai dit, tu peux partir.
Talya considéra longuement sa proposition, observant Lilith pour déceler de l'ironie. Qu'elle ne trouva pas. Alors elle sortit en refermant la porte derrière elle pour ne pas savoir comme la scientifique avait réagit - peine perdue, elle sentait littéralement son sourire. Mais elle ne comptait pas faire comme tout le monde. Car on lui avait donné une chance, et des informations.
"en espérant trouver la sortie [...] sans y parvenir."
Donc ladite sortie était difficile à trouver. Ce qui n'était pas impossible, le nombre de portes sur les murs était impressionnant. Mais ce n'était pas un problème. Car elle n'allait pas chercher la sortie, bien au contraire. Elle marcha rapidement, de peur de se faire attraper, et s'arrêta net quand elle se sentit suffisamment loin de Lilith. Et s'adossa au mur, les bras croisés, tentant en vain de réprimer un sourire moqueur.
Elle joua avec sa dague presque inconsciemment, passant ses doigts sur la lame, la faisant tourner sur sa paume. Elle se rendit compte qu'elle imitait les gestes de Lilith, secoua la tête et posa l'arme à ses pieds en réfléchissant à ce qu'avait dit la scientifique.
Et si, au final, elle n'avait pas voulu l'aider ou la nuire mais simplement l'embrouiller ? "Le reflet du miroir". Était-ce elle, le reflet ? Ce ne serait pas impossible, elle avait reproduit exactement ce que Lilith avait fait. Donc c'était sur ça qu'elle devait se concentrer.
Ne pas devenir le jouet de Lilith.
Rester en vie était facile puisque les gens de la Société ne souhaitaient pas les tuer.
Garder son esprit intact, en revanche, demanderait une grande concentration. Et de la détermination. Ce qui serait tout aussi facile.
Talya vengerait Elaï. Et exterminerait tout ces fous à lier.
Quoi qu'il en coûte.
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