Chapitre 2

Gris.

Ne sachant trop différencier les rêves de la réalité, Talya divaguait dans son propre esprit. Parfois, un son ou une image surgissait, mais il se faisait aussitôt avaler par les songes ralentis de la jeune fille.

Blanc.

Un éclair de lumière. Une hallucination ? Peut-être. Elle ne savait plus. Des tâches de couleurs qu'elle n'aurait su nommer dansaient devant ses yeux. Elle sentait l'effet des drogues qu'on lui avait administrées se dissiper lentement. Ou bien était-ce sa vie qui s'échappait d'elle ? Peut-être. Elle ne savait plus. Oh, tiens. Vert. Oui, elle s'en souvenait. C'était du vert. Ou bien du bleu ? Peut-être. Elle ne savait plus.

Rouge, bleu, orange, violet. Tout ça en même temps. Ou rien du tout. Ça n'avait pas d'importance. Une seule chose était certaine : rien n'était certain.


Il faisait sombre. Ses pensées étaient encore floues, mais au moins parvenait-elle à réfléchir.

- Elaï ? appela-t-elle d'une voix qu'elle reconnaissait à peine

Elle tenta de se lever, mais elle ne put qu'esquisser un vague mouvement, sûrement à cause de la fatigue sans fin qui lui embrouillait le cerveau, mais aussi... mais aussi à cause des liens qui lui enserraient les chevilles et les poignets.

En remarquant les entraves, les souvenirs lui revinrent en mémoire par à-coups.

Une sortie en forêt.

Elle essayait désespérément de défaire les nœuds qui retenaient les cordes à ses poignets mais ses doigts engourdis ripaient sur les fibres emmêlées.

Des pas.

Sa vision et son ouïe devenaient de plus en plus performantes à mesure qu'elle reprenait ses esprits, mais elle ne parvenait toujours pas à se libérer.

Des gens.

Enfin, elle sentit ses forces affluer. Les liens, noués de façon précaire, ne tarderaient pas à lâcher. Tant mieux, car elle était à peu près sûre de s'être infligé des coupures sur chacun de ses doigts.

Une liste.

Elle entendait des bruits de respiration près d'elle. Qui était-ce ? D'autres enfants venus de l'orphelinat ? Bon, venus... plus ou moins.

Il ne lui restait qu'une seule partie de son souvenir à revisiter, la seule qu'elle aurait voulu effacer.

La peur.

La peur, la peur qui l'avait pétrifiée tandis que ces gens l'emmenaient elle ne savait où. La peur, qui se muait présentement en une terreur écrasante qui remplaçait tout ses espoirs par une profonde noirceur.

- Il y a quelqu'un ? demanda une voix de petite fille

Il y eut un mouvement à gauche de Talya et celle-ci répondit "Oui" en même temps qu'un garçon qui avait déjà mué.

- Vous êtes aussi de Crescent ? interrogea de nouveau la fille

- Oui, répétèrent Talya et le garçon, toujours de concert

- Attendez un peu, je vais essayer quelque chose...

Un craquement et un éclair de lumière fendirent l'espace sombre puis, lorsqu'ils purent voir de nouveau, un orbe de lumière orangée flottait à quelques centimètres de la main de la petite fille, qui ne devait pas avoir plus de dix ou onze ans. Elle avait de longs cheveux noirs, et une frange qui cachait en partie ses yeux bleu clair. Elle se redressa et se débarrassa de ses liens avant de s'avancer vers Talya.

- Salut ! dit-elle en lui tendant la main. Je m'appelle Adalia. Je ne te connais pas. Qui es-tu ?

- Talya, maugréa son interlocutrice en ignorant sa main. J'imagine que personne ne sait quel est cet endroit ?

Adalia secoua la tête tristement mais le garçon, qui se débattait toujours avec la corde, lui répondit :

- Je sais juste que ce bâtiment appartient à la Société d'Études Bradford.

- Et... comment tu le sais ? demanda Talya, soupçonneuse. Tu es qui, d'abord ?

Le garçon sourit et leva les yeux au ciel. Il était très grand, avec des cheveux blonds qui oscillaient entre le bouclé et l'ondulé et des yeux verts.

- Je suis Edric... et je le sais parce que c'est écrit, ajouta-t-il en désignant une plaque métallique derrière lui. Par contre, je ne sais ni où on se trouve géographiquement ni que qu'étudie la... Société Bradford.

Talya et Adalia s'approchèrent. En effet, le panneau annonçait le nom de la société et... rien d'autre. La plus jeune, convaincue qu'il n'y avait rien d'autre à en tirer, haussa les épaules et recula, mais Talya la tira par la manche pour la ramener à la plaque.

- Laisse ta lumière ici, toi, ordonna-t-elle d'une voix plus froide qu'elle ne le souhaitait

Elle resta silencieuse un long moment, cherchant le détail qui lui échappait, ce détail qu'elle avait perçut au premier coup d'œil, lorsqu'elle s'était approchée, et qu'elle n'arrivait plus à raviver.

- Recules doucement, lança-t-elle à Adalia sans la regarder avant de fixer le métal doré

La jeune fille obéit, et s'éloigna à pas lents.

- Stop ! Arrête-toi là !

Elle avait capté le moment, mais ne comprenait pas pourquoi. Avec la lumière si loin, elle distinguait à peine les lettres gravées. Pourtant, elle était certaine que...

- Je l'ai ! Ce ne sont pas des criminels qui ont réemménagé dans un vieux bâtiment abandonné.

Edric et Adalia échangèrent un regard sceptique.

- Eh bien... ce serait le plus probable, dit le jeune homme. Je ne vois pas qui, à part des criminels, pourraient se dire "Tiens, et si on enlevait des gosses". Mais ils ne sont pas logiques. Oui, on est plus faciles à rafler, puisqu'on est une bonne centaine de gamins dans un seul bâtiment, protégés par une dame qui commence à se faire vieille. Cependant... enfin, quand on enlève des gens, on tente d'avoir de l'argent. Or, personne ne va payer pour des orphelins.

- Tu crois ? s'inquiéta Adalia, soudain nerveuse

L'orbe de lumière vacilla, menaçant de s'éteindre, avant de se stabiliser, apportant une luminosité bien plus faible.

"C'est lié aux émotion. Intéressant", nota Talya presque inconsciemment

- Il ne dit que des bêtises pour te faire peur, la rassura-t-elle en tentant de s'en convaincre par le même coup. Mais il a raison, les kidnappeurs visent plutôt les gosses de riches. Mais ce n'est pas ça que je voulais dire : la plaque est quasiment neuve. Et je mettrais ma main à couper que le reste de la pièce, voire du bâtiment, l'est aussi. Donc ce ne sont pas des criminels de banlieue mais bien les membres de la "Société d'Études Bradford". Qui pourrait aussi être une bande de tueurs en série se donnant un nom savant.

Les deux plus grands, perdus dans leurs pensées, remarquèrent à peine qu'Adalia s'en allait avec sa lumière pour observer les autres adolescents, jusqu'à ce qu'elle éclaire une main pâle et des cheveux blonds bouclés.

- Emira ! s'écria Edric en se tortillant plus combativement pour retirer ses liens

Il la rejoignit en trébuchant, la corde encore accrochée à sa cheville droite, et s'agenouilla à côté de l'adolescente, qui devait avoir autour de seize ans.

- C'est ma jumelle, expliqua le garçon avec un grand sourire

- Qui crois-tu que ça intéresse ? grommela Talya

- Tu es de mauvaise humeur ou c'est toujours comme ça ? s'enquit Adalia

L'adolescente lui lança un regard noir et elle se tut, comprenant que les limites de la patience de sa nouvelle connaissance étaient proches de zéro.

- Au lieu de faire les idiots, aidez-moi à retrouver Elaï. Même avec ton truc, on n'y voit rien !

- Je fais ce que je peux ! se défendit Adalia

- Eh ben c'est pas assez !

Elle avait les larmes aux yeux, et les deux autres s'aperçurent qu'ils s'étaient trompés : elle n'était pas une fille impatiente, insolente et hautaine - du moins, pas autant.

Elle avait juste peur. Peur pour elle et pour son amie, qu'ils ne connaissaient pas encore mais qui devait beaucoup compter pour elle.

- Elle ressemble à quoi, Elaï ? demanda doucement Edric

- Elle est... attends... Adalia, tu peux rapprocher ta lumière de là-bas ?

La jeune fille obéit, éclairant trois nouvelles personnes.

- Elaï ! s'écria Talya en se précipitant sur elle

Une fois son soulagement passé, elle fronça les sourcils. Il y avait un problème, mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus, jusqu'à ce qu'Adalia ne laisse échapper une exclamation horrifiée et qu'Edric ne l'écarte en la serrant contre lui.

- Talya, je crois que... commença le garçon

Il ne put se résoudre à prononcer les mots qui rendraient irréversibles l'état d'Elaï.

- C'est impossible, c'est impossible, c'est impossible... répétait Talya, les yeux fermés pour empêcher les larmes de couler

- Talya, viens, dit Adalia en la tirant par la manche. Tu ne devrais pas...

- Tu n'as pas à me dire ce que j'ai à faire ou non ! cria presque l'adolescente

Un lourd silence abbatit sur le petit groupe, à peine troublé par les respirations saccadées des autres captifs, qui se réveillaient peu à peu. Adalia finit par reculer un peu pour laisser davantage d'espace à Talya, qui retenait ses sanglots avec difficulté.

- D'accord, dit Edric à voix basse. Fais ce que tu veux, mais calmes-toi, tu veux bien ? Je ne suis pas très doué pour tout ces trucs, donner des conseils et réconforter les gens, mais je sais d'expérience que pour vivre il faut respirer.

Talya s'aperçut qu'elle bloquait son souffle et prit une inspiration tremblante avant d'annoncer ce que les deux autres savaient déjà :

- Elaï est morte.

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