Chapitre 16
Les adolescents regardaient le corps - le cadavre - d'Eckarias, les yeux écarquillés. Du sang tâchait son T-shirt clair, cause de la balle qui l'avait traversé. Emira fut le première à se ressaisir et fixa Layla, qui pointait encore son arme sur eux avec un sourire étrange. De toute façon, tout était étrange ici.
- Je vous déconseille de bouger, leur souffla-t-elle tandis que San la rejoignait
- Je ne pensais pas que Lilith le ferait, admit celui-ci en fixant Talya
- Pourquoi ? interrogea l'intéressée
L'homme haussa les épaules et la dévisagea comme si elle aurait du savoir. Elle s'apprêtait à demander davantage d'informations quand Edric attira son attention. Augustus était en train de crocheter les cadenas avec un succès étonnant, et en avait déjà déverrouillé la moitié.
- On dois faire diversion, chuchota l'adolescent
- J'avais compris !
Layla leva les yeux au ciel et se tourna vers Augustus.
- Tu as exactement trois secondes pour t'écarter, lui lança-t-elle
Il fit mine de ne pas entendre et continua de tourner les cadenas dans tous les sens.
- Un...
Adalia tira Augustus en arrière mais il la repoussa gentiment et reprit son ouvrage, concentré.
- Deux...
Il parvint à décrocher le troisième cadenas et s'attaqua au quatrième, les mains un peu tremblantes.
- Trois !
À la dernière seconde, Augustus s'écarta et la balle ne fit qu'érafler sa joue... et détruire la dernière serrure. Le garçon ouvrit la grande porte et s'engouffra dans l'ouverture. Layla, surprise et embarrassée, ne sut comment réagir alors San lui prit le revolver des mains et tira à l'aveuglette.
Augustus, Emira et Talya étaient déjà dehors quand Tao poussa un cri à glacer le sang et s'écroula au sol, la respiration saccadée. Sher se précipita à son chevet mais n'eut le temps de rien dire, interrompu par la cartouche de plomb qui transperça sa nuque.
Dehors, il faisait trop beau pour la scène : le soleil brillait et tapait fort dans les yeux des adolescents qui s'étaient habitués aux néons blancs du bâtiment. Une fois qu'ils eurent recouvert la vue, ils se figèrent tous.
Lilith, jouant comme avec son habitude avec son poignard, les fixant amusée.
Et derrière eux, la porte qui claquait sur Layla et San.
- Où est Troy ? demanda Layla
- Il efface les preuves, lui répondit Lilith
Effacer les preuves. Oui, puisqu'ils comptait les tuer. San ceintura Augustus et colla son pistolet contre sa tempe.
- Le premier qui tente de s'enfuit aura sa mort sur la conscience, déclara-t-il avec un calme horrifiant
Lilith leva les yeux au ciel.
- Les armes à feu sont d'un banal. Je trouve les lames bien plus divertissantes... Talya en a fait l'expérience.
La concernée frémit au souvenir du sadisme - de la folie - dont la scientifique avait fait preuve à son égard.
- Ça dépend si on tient la dague ou si on se fait torturer avec, répliqua-t-elle sèchement
- Bien sûr, mais tu n'as pas su inverser la tendance et c'est de ta faute. Au fait, je suis déçue.
Elle cessa de faire tournoyer son poignard et désigna l'adolescente avec la pointe.
- Je pensais que tu recouvrirait davantage de souvenirs. Mais tu n'as pas eu énormément de déclencheurs...
- Comment ça ? Comment savez-vous pour les souvenirs ? Quels déclencheurs ? s'affola la jeune fille
- Si tu me laissais finir, je te répondrais. Si je te parles de la centrale nucléaire de Cooper, ça te parles ?
Talya allait lui dire que non, et lui demander pourquoi ça lui dirait quelque chose avant de tomber et d'entendre une autre conversation - un autre souvenir.
- Tu vois, Talya, quand tu seras plus grande, tu bénéficiera d'une capacité spéciale.
- Comme un pouvoir magique ?
- Oui... si tu veux. Tu te rappelles quand on est allées voir la centrale de Cooper ? Eh bien, dans quelques années, on va faire en sorte que les ondes radioactives se dirigent vers un orphelinat pas très éloigné. Comme ça, quelques uns des résidents auront des capaci... des pouvoirs.
- Mais c'est pas possible que j'en aie, alors... je suis pas à l'orphelinat.
- Oh, ça... ce n'est pas un problème.
- Comment ça ?
- Je te dis que ce n'est pas un problème, alors tu ne dois pas t'en soucier, d'accord ?
- D'accord.
Talya venait de comprendre. De tout comprendre, du moins elle le croyait. Les radiations n'étaient pas un accident, tout avait été planifié depuis des années. Et sa mère, sans doute une des scientifiques de la Société, l'avait placée à Magniolia Crescent simplement pour qu'elle ait une capacité surnaturelle. Mais pourquoi ? Pourquoi sa propre mère l'aurait-elle abandonnée pour une expérience alors qu'il y avait une bonne centaine d'enfants à Crescent ? Elle allait se redresser et demander des précisions à Lilith quand elle se répondit à elle-même.
- Tu es sûre de vouloir faire ça ? C'est ta fille, pas une cobaye.
C'était une autre voix, celle d'un homme.
- Je sais que c'est ma fille, je ne suis pas idiote. Mais elle est bien trop naïve pour intégrer la Société plus tard. Elle est incapable de faire du mal à qui que ce soit.
- Ce qui ne veut pas dire qu'on doit la tuer !
- Je sais, mais...
- ... maman... ? Qu'est-ce qui se passe ?
- ... je ne t'avais pas vue entrer. Talya, écoute... ça va bien aller. Viens, on va aller effacer tous ces mauvais souvenirs.
La suite se brouillait et des éclats de voix retentissaient, avant le silence, et de nouveau des voix.
- Talya ? Tu es réveillée ?
- J'ai mal à la tête.
- C'est normal, tu... tu t'es cognée, tout à l'heure.
- Non, c'est pas vrai, c'est ta faute, c'est ta faute ! Ça fait mal, ça fait mal, arrête ça !
- Arrêter quoi ? Qu'est-ce que tu as ?!
- C'est ta faute, ARRÊTE DE FAIRE ÇA !
- De faire quoi ?!
- ARRÊTE, ÇA FAIT MAL !
Et le noir. Troublée, Talya cligna des yeux plusieurs fois pour chasser les tâches de lumières qui dansaient dedans. Elle avait reconnu la voix. Elle savait qui était sa mère, sa psychopathe de mère.
Tout le monde s'était tu, et même Lilith semblait étonnée.
- Tu as crié, lui expliqua Edric en lui prenant la main. Vraiment fort.
- Je sais, murmura Talya. Je veux dire... non, je ne le savais pas. Désolée. Je... il y avait... c'était bizarre.
Bel euphémisme ! Quelque chose avait hurlé dans sa tête, quelque chose que l'autre - sa mère - ne pouvait pas entendre. Quoi ? Elle ne savait pas. Mais, à ce moment là, elle s'était tout rappelé. Pourquoi l'amnésie n'avait-elle pas marché ? Et pourquoi avait-elle oublié ces souvenirs par la suite ?
- Talya, tu viens ?
- Où ça ?
- Tu verras.
- Pour faire quoi ?
- On va... on va jouer à un jeu, d'accord ?
- Quel jeu ?
- Tu poses beaucoup de trop de questions. Allez, viens !
Un long silence, durant lequel Talya stagna dans un état quelque part entre son esprit et la réalité. Elle entendait vaguement Edric l'appeler et Lilith le menacer. Elle aurait voulu lui dire qu'elle allait bien et qu'il ne devait pas s'inquiéter mais elle ne parvenait pas à reprendre conscience. Mais... le souvenir était terminé, non ?
- Voilà, on y est.
À croire que non.
- Pourquoi on est là ? Je n'aime pas cet endroit !
- Comment ça ? Pourquoi ?
- Je ne... je ne sais pas. Mais je ne l'aime pas !
- Mmh... tu te souviens sans doute de tes ressentis passés. La dernière fois, ça a un peu dérapé, peut-être que tout ne s'est pas effacé.
- Quoi ? Qu'est-ce qu ça veut dire ? Qu'est-ce qui doit s'effacer ?
- Tes souvenirs, Talya. Une bonne fois pour toutes.
Un sédatif. Le noir. Le jour. Edric. Lilith.
Ah oui, Lilith... Lilith qui était complètement folle, Lilith qui voulait tous les tuer. Layla, à qui il restait encore un peu d'humanité. Et San... une cause perdue, l'incarnation de la violence. La violence, pas la torture - c'était réservé à Lilith.
- Tu peux m'expliquer pourquoi tu a hurlé comme une demeurée ? interrogea Layla, prête à couvrir ses oreilles de ses mains
- Je peux, répliqua Talya en se relevant, un peu chancelante
Elle n'ajouta rien à sa réponse, préférant se concentrer sur son équilibre précaire.
- Est-ce que tu as compris, maintenant ? demanda Lilith presque doucement
L'adolescente hocha la tête et ferma les yeux. Oui, elle avait compris, et au fond, elle le savait depuis longtemps. Lilith et elle se ressemblaient bien trop pour que ce ne soit qu'une coïncidence, autant physiquement que mentalement. Leur déconcertante facilité à mentir, et ce dans toutes circonstances. Leur manie de penser à voix haute, leur façon de réagir au stress. Tout, bien trop de détails, bien trop de souvenirs et un millier de conversations qu'elle avait entretenu avec... avec sa mère.
Talya laissa les larmes couler sur ses joues ; elle avait le droit d'être perdue.
- Maman... souffla-t-elle aussi bas que possible
Elle n'avait jamais prononcé le mot, et l'avait à peine pensé. Comme la plupart des résidents de Crescent, qui n'attendaient plus personne.
Edric pressa sa main. Avait-il entendu ? Peu importait, finalement. Plus rien n'importait.
- Vous êtes ma mère, dit-elle plus fort
Elle voulait se convaincre du contraire, balayer cette histoire d'un revers de mais et ne plus jamais y repenser, elle voulait effacer Lilith, effacer le sang, la peur, la mort, effacer le doute, les secrets, les mensonges. Mais d'un autre côté, c'était plutôt juste, non ? Elle avait été enlevée, séquestrée, torturée et avait appris à contrôler un pouvoir en une demi-heure pour essayer de sauver les autres, alors elle pouvait au moins avoir une famille... alors pourquoi, pourquoi se sentait-elle si mal ?! Pourquoi son sang se figeait-il dans ses veines ? N'avait-elle pas résolu l'énigme de sa vie... ?
À moins qu'elle n'en ait rien à faire. À moins qu'elle ne se fiche éperdument d'avoir des parents. Edric la portait complètement, à présent, seul point se repère dans la tempête qui sévissait en elle.
- Ne pleures pas... c'est bientôt fini, lui murmura Lilith en essuyant une larme
Mais elle ne l'écoutait plus, elle n'écoutait plus rien à part les pensées qui lui emplissaient le crâne, rien à part tout, rien à part sa vie entière qui lui semblait faite d'un immense mensonge.
Et puis tout s'arrêta net. Il lui fallut sept secondes pour comprendre.
Un. Lilith n'avait jamais lâché sa dague.
Deux. Elle s'était approchée et se tenait beaucoup trop proche.
Trois. Elle avait un poignard entre les côtes.
Quatre. Elle ne respirait plus.
Cinq. Edric criait.
Six. Elle tombait.
Sept. Elle souriait.
"C'est bientôt fini". Oui, c'était fini. Elle avait été tuée, par sa mère. Et c'était... douloureux. Mais tellement libérateur... oui, elle était morte. Enfin.
"C'est bientôt fini".
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