Chapitre 10
- Dans trois jours, dit Talya de but en blanc
Edric la fixa sans comprendre, à moitié endormi. C'est qu'il était à peine plus de quatre heures du matin.
- Qu'est-ce que... quoi ? fit-il d'une voix pâteuse
- Ne fais pas l'imbécile, Edric ! Dans trois jours, on s'en va. Ce qui veut dire qu'on doit apprendre à contrôler nos pouvoirs d'ici là. Compris ?
Le garçon hocha la tête et fit mine de se rendormir, mais Talya tira sa manche quelques secondes plus tard, n'ayant pas terminé d'interrompre sa nuit.
- Tu l'as déjà manifesté, toi, n'est-ce pas ?
- Pardon ?
- Ton pouvoir ! Suis, un peu !
Il lui sourit, remarquant enfin combien elle était tendue.
- Du calme. Ça va bien se passer.
Elle laissa échapper un rire nerveux, pas convaincue le moins du monde.
- Évidemment que ça va bien se passer, on doit juste faire sortir une dizaine d'ados d'un bâtiment sans doute fait pour qu'on y arrive pas et...
Edric fronça les sourcils et se rapprocha de son amie, se forçant à se réveiller pour de bon. Il entoura ses épaules de son bras et elle appuya sa tête contre son épaule presque par automatisme.
Cela faisait deux semaines que Lilith n'était pas venue, et bien qu'elle apprécia le sentiment de calme qui naissait en elle, elle ne pouvait s'empêcher de se dire qu'elle ne pourrait pas déclencher son pouvoir sans l'aide de la scientifique. Les deux tiers des autres avaient déjà connaissance de leur pouvoir, étant donné que certains l'avaient déjà usé une ou deux fois par le passé mais croyant alors à une hallucination.
Adalia faisait toujours ses orbes lumineux, mais elle avait appris à les modeler de sorte à créer une sorte de bouclier de lumière orangée, qui ne tenaient pas très longtemps mais qui semblaient incassables.
Eilynn avait été une des premières à manifester sa capacité, une des plus utiles du groupe selon Augustus : la télépathie. Elle s'était entraînée sur les adolescents qui étaient d'accord - très étonnamment, Emira avait refusé en première - et pouvait à présent lire les pensées et en transmettre.
Emira, justement, avait pris conscience de son pouvoir exactement en même temps que son jumeau, et ils avaient découvert peu après leur lien : quand Edric pouvait ressentir les émotions des autres, sa sœur en insufflait, ce qui pouvait paraître étrange au premier abord mais qui s'avérait extrêmement avantageux, puisqu'elle pouvait "forcer" les autres à quitter leur nervosité. Elle restait de plus en plus avec Talya, qui était clairement la plus affectée.
Il s'était passé beaucoup de choses, ces dernières semaines. Entre ceux qui avaient développé leurs étranges dons, l'absence prolongée de Lilith, les pouvoirs qui fusaient un peu partout dans la pièce et... ceux qui subissaient San.
Pour une fois, Lilith avait eu raison : San avait soudainement changé de personnalité et la poignée de captifs dont il s'occupait paraissaient de plus en plus faibles, constamment pâles, parlant de plus en plus rarement. À chaque fois plus effrayés lorsqu'il passait le pas de la porte.
- Et si on se faisait attraper ? Ils nous tueraient à coup sûr.
Talya sentit une main sur son épaule et esquissa un mouvement pour la repousser mais Edric l'en empêcha et elle comprit pourquoi : Emira était encore une fois en train de changer sa peur en une stabilité émotionnelle dont elle avait bien besoin.
- Je vais devoir apprendre à me débrouiller seule, tu sais. Tu ne seras pas toujours là pour moi.
L'adolescente haussa les épaules.
- Écoutes, je ne peux pas savoir à l'avance ce qui nous attend, mais je suis certaine que ça va bien se passer. Pour... le tiers d'entre nous.
- Mmh. C'est rassurant, ça.
- Très. Maintenant, dors. Et avant que tu ne dises quoi que ce soit, tu remarqueras que je ne t'ai pas demandé ton avis.
Talya sourit et Emira s'écarta un peu pour lui indiquer qu'elle aussi allait dormir sous peu. Edric ne semblait pas près de relâcher Talya, et de toutes manière, entendre son souffle et les battements de son cœur la rassurait.
- Talya ? demanda-t-il à voix basse. Quelles sont les probabilités que tu me dises oui si je te demandais de sortir avec moi ?
L'adolescente rougit dans le noir et se tourna pour savoir si Edric plaisantait.
- On s'est fait kidnapper et torturer pour obtenir des capacités surnaturelles et on peu tous mourir d'un moment à l'autre et... tu penses à ça ? clarifia-t-elle, confuse
- Absolument. Dois-je en déduire que les chances sont faibles ?
- Je ne sais pas... qu'est-ce que tu déduis de ça ?
Elle se pencha vers lui, hésita une seconde et l'embrassa avant de se dégager brusquement de son étreinte de peur de l'avoir choqué ; mais il arborait un sourire béat.
- J'en déduis qu'il y a de fortes chances.
- Alors tu es un idiot.
- Peut-être, mais un idiot que tu aimes bien embrasser.
- Si tu réagis comme ça je ne recommencerais pas.
- Parce que tu l'envisageait ?
- Peut-être bien.
Elle ne lui laissa pas le temps de répondre et se réfugia contre lui, de sorte qu'elle puisse voir ses yeux. Il leva les yeux au ciel et s'endormit rapidement tandis que Talya se forçait à rester éveillée, habitée une nouvelle fois par le mélange de peur et d'impuissance qui lui gelait les veines.
Elle avait cru, naïvement peut-être, que la conversation qu'elle avait entretenue avec Edric suffirait à la détendre, et cela avait marché. Jusqu'à ce qu'il s'endorme et qu'elle ne soit plus obligée de feindre la confiance. Elle était terrifiée. Pas en général, non. Mais ce soir, cette nuit, chacune des cellules de son corps angoissait. Frustrée de ne pas trouver le sommeil, elle se leva et se mit à faire les cent pas en prenant garde à ne pas marcher sur les doigts des autres adolescents. Augustus marmonnait, fournissant un bruit de fond étrangement rassurant, et les mains d'Adalia luisaient faiblement, comme toujours depuis qu'elle savait créer des boucliers de lumière.
Lilith, Lilith allait venir ce soir. Et c'était parfait, il fallait qu'elle vienne. Parce qu'elle avait besoin d'elle pour déclencher son pouvoir. Accepterait-elle de le faire ? Pas forcément. Techniquement, c'était leur but depuis le début : les pousser à bout jusqu'à déclencher leurs capacités puis mener toutes sortes d'expériences peu recommandables sur eux. Mais si elle le lui demandait directement, elle prouverait qu'elle avait besoin de son aide. Ce qui était vrai. Mais elle ne devait pas lui montrer, ou elle perdrait toute crédibilité. Surtout, bégayer et avoir les mains tremblantes. Paraître désemparée lorsqu'elle entrerait, et la fixer avec de grands yeux effrayés. Ça ne tarderait plus, elle le savait.
Et, comme elle l'avait escompté, la scientifique passa la porte à peine dix minutes plus tard, en silence. Talya souffla un grand coup et s'avança dans la lumière qui filtrait depuis le couloir, les bras croisés dans une soi-disant tentative de ne pas montrer sa peur.
- Qu'est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle de la voix aiguë et hésitante qu'elle savait manier depuis des années
- A ton avis ?
Elle haussa les épaules et esquissa un pas pour lui signifier qu'elle la suivait.
- C'est incroyable ce que deux ou trois jeux psychologiques peuvent avoir d'effet, sourit Lilith
- Taisez-vous.
Le sourire de l'adulte s'élargit et elle poussa Talya devant elle. Celle-ci retint un rire et "trébucha".
- Tu le fais exprès, c'est pas possible ! décréta Lilith en lui tendant sa main
L'adolescente ferma les yeux. Ne pas dire n'importe quoi. Elle devait choisir ses mots.
- Je voulais... vous poser une question.
- Je t'en prie.
- Heu... c'est que je...
Les mots s'embrouillaient dans sa tête et elle ne parvenait plus à former des phrases. Elle secoua la tête et bredouilla encore quelque chose avant de sentir son bras percuter le sol violemment.
- Prends ça, tu veux.
- D'accord. Non, attends ! C'est... c'est un couteau !
- Une dague. Mais on verra ça plus tard. Je vais t'apprendre à t'en servir.
- Quoi ? Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ?
- Tu ne veux pas apprendre à te défendre ?
- ... je... je ne sais pas...
- Ne t'en fais pas, ça va bien se passer. Regardes, tu dois la tenir... comme ça. Enfin, ça dépend si tu veux tuer ou juste blesser. On va s'en tenir à blesser, d'accord ?
- Tuer... ? Je ne veux faire de mal à personne...
- Talya... sois gentille et fais ce que je te dis.
Pendant une seconde, elle sut à qui appartenait la deuxième voix, mais elle ne parvenait plus à s'en souvenir, ni à se souvenir de quoi que ce soit d'autre. Elle entendait vaguement Lilith lui parler et elle sentait qu'on la secouait et que ça lui faisait mal à la tête. Elle avait beau ouvrir les yeux elle ne voyait rien d'autre que le noir, et elle avait du mal à respirer.
- Qu'est-ce qui se passe ? souffla-t-elle
- Réveilles-toi, bon sang !
Elle était réveillée... du moins jusqu'à ce que Lilith parle, moment auquel elle replongea dans sa transe déroutante.
- Maman, est-ce que c'est mal de tuer des gens ?
- Ça dépend. Dans quel contexte ?
- Comme ça. Juste... tuer quelqu'un.
- Alors c'est mal.
- Pourquoi ?
- Bon sang, Talya, c'est mal et puis c'est tout !
"Maman" ? Comment ça, "maman" ? Elle n'avait conservé aucun souvenir d'elle. Ou bien si ? Quoique ce n'étaient pas vraiment des souvenirs, elle entendait juste des bribes de conversations épars. Mais... "maman". Qui était-ce ? Elle avait déjà entendu sa voix, loin dans le passé et plus récemment.
- TALYA ! hurla Lilith, la ramenant dans le présent
- Qu'est-ce que...
Elle s'adossa au mur, les membres parcourus de frissons désagréables. Elle était glacée, elle le sentait à ses doigts engourdis.
- Je suis désolée, je ne...
- C'était quoi, ça ?
Talya ferma les yeux à nouveau. Lilith parlait fort et vite, tout ce qu'elle aurait voulu éviter.
- Je ne sais pas, c'était...
- C'est déjà arrivé ? la coupa la scientifique
- Juste une fois, mais...
- Pourquoi tu fais ça ?!
- Vous croyez vraiment que c'est volontaire ?
Elle se tut et serra les dents pour ne pas tomber une fois debout. Lilith recula d'un pas et se tordit les doigts, insondable.
- Je voulais vous poser une question... encore.
- Si cette fois tu restes consciente, tu peux le faire.
- Comment... je veux dire... qu'est-ce qu'il faudrait faire pour déclencher un pouvoir, exactement ?
Lilith agrippa son bras et l'entraîna dans le dédale de couloirs sans répondre à sa question.
- Vous pouvez me répondre ?
- Oh, je peux. Mais j'ai déduit de ta question que tu veux provoquer l'apparition d'une capacité surnaturelle. Donc c'est ce que nous allons faire.
- Sérieusement ?
- Sérieusement. Au fait, n'oublie pas que tu peux encore te défendre, ce n'est pas interdit. Au contraire. Mais cette fois je ne te laisserais pas agir, alors tiens-toi prête. Ou ne le fais pas, d'ailleurs, ce serait amusant. À toi de voir.
Talya, troublée, ne chercha même pas quoi répondre à ce genre de commentaire et préféra garder le silence pour réfléchir. À coup sûr, Lilith allait user de la douleur pour qu'elle manifeste son pouvoir. Sinon elle ne lui aurait pas suggéré de se défendre. Elle avait encore sa dague, cachée bien au fond de sa poche. Mais même si il en était de sa vie, pourrait-elle en user ? Et si, par mégarde ou dans un accès de colère elle tuait Lilith ? Elle le méritait, bien sûr, mais...
- Elle sait déjà que je n'en suis pas capable. Alors pourquoi a-t-elle essayé ? Plusieurs fois, qui plus est ? Ça ne s'apprend pas, c'est simplement de l'audace. Et du sadisme, et un net manque de limites et de connaissance des lois. Mais je dois bien pouvoir faire quelque chose, n'importe quoi. Comme...
Elle avait beau savoir que Lilith serait amusée de sa tendance à penser tout haut, elle ne réfléchissait jamais mieux qu'en ces conditions et elle tenta donc d'effacer la mine satisfaite de la scientifique tandis qu'elle se concentrait.
- Comme quoi ? la pressa Lilith qui, évidement, avait tout écouté
- C'est ce que je suis en train de déterminer.
- Eh bien détermines plus vite, parce que nous y sommes.
Talya laissa échapper une insulte à l'égard de Lilith, de l'endroit ou même de tout les scientifiques du monde, elle ne savait pas très bien.
- Bon. Je dois quand même te prévenir, Talya : tu as quatre-vingt trois pourcent de chances de mourir. Il est encore temps de revenir sur ta décision mais après, il sera trop tard.
- Vous croyez vraiment que c'est mon genre, d'abandonner au moindre obstacle ? répliqua-t-elle en laissant de côté son rôle de gamine apeurée. Si c'est la cas, retenez que non.
Elle resta un moment silencieuse, rassemblant son courage avant de lancer clairement :
- Allez-y.
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