Segment 9 - Pierre et rage

 La peur lui tordait l'estomac.

Lorsqu'Harlock se jeta de tout son poids sur son adversaire, il eut l'impression de percuter un sac de ciment. Il avait espéré déséquilibrer l'exosquelette... Hélas, la lourde armature possédait un centre de gravité plus bas que ce qu'il avait estimé. Le berceau oscilla. Les jambes solidement campées sur le sol absorbèrent le choc sans broncher.

Il fut repoussé d'un revers de bras.

— Bàsaich, amadan !

Du néo-humain, analysa Harlock en même temps qu'il roulait de côté pour ne pas être piétiné. Et des mots qui scellaient son sort, pour autant qu'il les comprenne. Le ton était de toute façon sans équivoque : cette foutue otarie montée sur pattes ne l'épargnerait pas.

Le néo-humain braqua son fusil. Harlock rentra par réflexe le cou dans les épaules, se prépara à encaisser – et à mourir, probablement. Serait-ce rapide ?

— Ieeek !

Le coup attendu n'arriva pas.

Déconcerté, Harlock leva la tête. Qu'est-ce que... Sur l'exosquelette, une tempête de plumes se jouait. Le pélican ouvrait et fermait son bec sur les excroissances de l'armature, battait furieusement des ailes, revenait à la charge, nullement effrayé par les moulinets de bras frénétiques.

Et l'envergure impressionnante de l'oiseau obstruait le champ de vision du néo-humain, comprit Harlock en un éclair. Une contre-attaque était possible.

Il n'avait pas d'arme, mais la plage était jonchée de pierres. La plupart n'étaient que des galets ronds, polis par les vagues ; certaines possédaient tout de même des arêtes tranchantes. Celle dont il se saisit sans vraiment réfléchir était de forme semi-sphérique, comme un œuf minéral brisé en deux.

Il bondit.

— Fahr zur Hölle, du Hackfresse !

Il frappa l'autre à la tempe.

— Fahr zur Hölle !

Il frappa au rythme de chaque mot.

— Fahr ! Zur ! Hölle !

Il frappa encore, tenant la pierre à deux mains, les yeux brouillés de larmes de rage, il frappa alors que l'exosquelette basculait sur le côté, il frappa malgré les élancements douloureux de ses épaules.

Il frappa tandis que chaque coup provoquait un craquement sec, il frappa, submergé par une odeur de vase et de poisson avarié. Ses ongles rencontrèrent une substance molle. Ses avant-bras étaient couverts de liquide noirâtre et poisseux.

Il frappa longtemps, jusqu'à ce que plus rien ne bouge, jusqu'à ce que la pierre n'ait plus d'os à broyer, jusqu'à ce que le visage du néo-humain ne soit plus qu'une bouillie informe.

— Pour le major... murmura-t-il.

Il frappa.

Harlock resta hébété de longues minutes à côté du cadavre, à genoux, le souffle court et l'esprit embrouillé. Était-ce lui ? se demanda-t-il. Était-ce lui qui avait été à l'origine d'un tel déchaînement de violence ?

Il tenait toujours la pierre entre ses mains crispées. Elle parut soudain lui brûler les doigts, et il la lâcha avec un sentiment d'horreur.

— Ieeek ?

Le pélican avait la tête penchée sur le côté, le bec entrouvert. Peut-être le jugeait-il. Peut-être s'inquiétait-il pour lui. Harlock répondit d'un faible sourire.

— Ouais, j'suis... désolé. C'est un peu dégoûtant.

Il tremblait.

Peut-être à cause du vent sur ses vêtements humides.

Était-ce lui ?

Il serra les poings, ravala un sanglot. Il connaissait la guerre. Il avait déjà vu des morts, des cadavres éventrés, des chairs déchiquetées. Il avait déjà vu des gens mourir, des blessés agoniser et des innocents être fusillés. Il connaissait la guerre, oui... Mais pas comme ça.

Ne renonce pas, se répéta-t-il. Continue d'avancer quoi qu'il arrive.

Avancer.

Et ne pas regarder en arrière.

Il déglutit. Sa salive avait un goût de sang.

Avancer.

Il tâtonna, força ses jambes tétanisées à se remettre debout, referma ses doigts sur le fusil du néo-humain. La prochaine confrontation se déroulerait à distance, se promit-il. Ce serait... plus propre. Moins barbare.

Était-ce lui ?

Ses yeux se posèrent sur le cadavre désarticulé. Ne regarde pas en arrière !

Il vomit.

Les spasmes incontrôlés lui déchirèrent l'œsophage.

Avance, continue à avancer !

Il serra la mâchoire pour s'empêcher de hurler, serra le canon du fusil pour s'empêcher de fracasser ses poings sur les rochers, ferma les yeux pour chasser les larmes, concentra sa volonté sur le mouvement de ses jambes, tituba, trébucha, glissa dans les graviers qui se dérobaient sous ses pas... et s'éloigna d'instinct.

Lorsque le mort fut hors de vue, que sa respiration se fut calmée, que ses pensées cessèrent de bondir comme un troupeau affolé, Harlock s'adossa à un rocher pour faire le point.

Alors...

Un, il était vivant.

Deux, il n'était... pas trop blessé. Des ecchymoses, des éraflures, une épaule qui le lançait un peu, mais a priori il n'avait rien de cassé.

Et trois... Il fixa l'arme dans ses mains. Le modèle lui était inconnu, mais la taille du canon était de bon augure. Gros dégâts en perspective, songea-t-il. Voilà qui rééquilibrerait quelque peu les forces.

Harlock regarda le ciel. Il ne voyait plus les frégates, pas plus que la barge d'assaut, mais des échos sourds se répercutaient encore jusqu'à lui. De toute évidence, Mabrus soutenait toujours le siège.

Warrius...

Il ignorait comment il allait rejoindre la station. Escalader les rochers ? Non, les éboulis, puis la paroi quasi verticale ne lui inspiraient aucune confiance. S'il longeait la plage, comme l'avait fait le commando qui avait débarqué juste avant l'otarie mutante, déboucherait-il sur une baie plus accueillante, une échancrure dans la falaise, une pente douce vers le sommet ?

Il soupesa le fusil, appréciant machinalement son équilibre. Quoi qu'il en soit, il ne se tiendrait pas à l'écart de l'action !

La vision d'une pierre maculée de sang flotta un instant devant ses yeux. Il ne devait plus y penser, se reprit-il. S'il voulait avancer, il ne devait plus y penser.

« Et si tu continues dans cette voie, ce ne sera pas le dernier... » lui susurra sa conscience. Il réprima un haut-le-cœur. N'y pense plus, se répéta-t-il. Ça n'est jamais arrivé.

Il raidit ses épaules, se redressa. Il allait longer le rivage, rattraper ces salopards qui avaient pourri sa première mission, leur faire leur fête, puis remonter prêter main forte à Warrius. Et après il réclamerait la place de Farrell, décida-t-il. Et une médaille. Et plus personne ne remettrait en cause sa légitimité à être officier.

Aucun nuage n'atténuait les rayons ardents du soleil double lorsqu'Harlock se mit en route. Il grogna. La chaleur restait supportable, mais les roches claires et l'océan réverbéraient la lumière sans le moindre filtre. Il plissa les paupières, replaqua une mèche humide et collée par le sel sur son œil droit. Ses cheveux ne le protégeraient pas des UV, mais c'était toujours mieux que rien.

Le pélican vola sur l'avant, revint le voir, se posa à côté de lui et cala son pas sur le sien. Sa démarche était pataude, voire risible. Il possédait malgré tout une bonne foulée malgré ses palmes !

— Ieeek.
— Ouaip, t'as bien raison, l'oiseau. On forme une super équipe, tous les deux !

Ils allaient sauver la journée, c'était certain.

Harlock s'accrocha à cette idée.

Et baissa le cran de sûreté du fusil.

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