Segment 20 - Les griffes de la montagne
Le ronronnement devint un vrombissement, le vrombissement un sifflement aigu. Les vibrations se transmirent au ber, aux superstructures en arceau du hangar d'assemblage, au plafond. Par les vitres en plexiverre de la passerelle, Harlock entraperçut quelques gravats s'écraser sur la coque.
— Amarres magnétiques latérales larguées !
Toujours retenu par les amarres de garde, le vaisseau s'ébroua, s'avança de quelques mètres d'une brusque saccade, stoppa à contrecœur.
Le métal gémit.
— Puissance à cinquante-cinq... soixante...
Tochiro surveillait des sinusoïdes d'un œil attentif.
— Soixante-cinq... soixante-dix...
La totalité du ber grinçait. Les crissements se transmettaient à la coque, la coque se tendait, prête à bondir, la passerelle tressaillait. Les amarres tenaient.
— Soixante-quinze... Seuil critique atteint !
À ce stade, la puissance développée par les moteurs leur permettait techniquement de quitter l'orbite. Et les amarres tenaient toujours. De deux choses l'une, déduisit Harlock : soit le système d'ancrage avait été conçu d'origine pour empêcher le vaisseau de s'enfuir (ce qui était un peu flippant, à bien y réfléchir), soit la force de poussée restait en réalité en deçà du niveau acceptable pour décoller.
Harlock fixa l'horizon absent d'un œil atone. Son regard aurait dû s'égarer dans l'infini d'une piste de décollage, ou s'accrocher aux rails paraboliques d'une rampe de lancement. Il ne voyait que l'obscurité, des ténèbres tangibles qui engloutissaient la proue du vaisseau.
Au-delà, il le savait, il le devinait, se dressait une paroi rocheuse. Combien de mètres de béton, de pierre, de renforts blindés ? Tochiro le renseignerait sûrement... à condition de lui poser la question.
Harlock crispa ses doigts sur la barre. Mieux valait rester dans l'ignorance, décida-t-il. Mieux valait oublier qu'ils n'auraient pas l'élan nécessaire pour franchir un tel obstacle.
— Paré à démagnétiser les ancres sur ton ordre ! annonça Tochiro.
Harlock serra la barre plus fort. Décollage sur freins. Ça fonctionnait avec des jets monoplaces, donc pourquoi pas avec une frégate, pas vrai ? Sa bouche était sèche.
Il déglutit, s'empêcha de justesse de racler sa gorge. Sa voix se devait d'être claire, calme, dépourvue de toute trace de chevrotement ou d'hésitation.
Tu n'es pas...
Bien sûr que si.
— Larguez tout !
Son ordre.
Sa responsabilité.
Des dés jetés.
Tochiro abaissa un contacteur.
— C'est parti ! se réjouit-il.
Le scientifique à lunettes était toutefois seul à afficher un si bel optimisme. Les autres visages se montraient davantage... tendus. Qui ne l'aurait pas été ? Harlock voyait distinctement Osman marmonner devant son pupitre. Les mots prononcés étaient insaisissables. Des prières, des mantras, une incantation ?... Peut-être le maudissait-il.
Peut-être était-ce une erreur.
Peut-être aurait-il dû attendre. Attendre que Warrius reprenne conscience, se reposer sur lui. Attendre des consignes, des renforts, attendre que la situation se clarifie. Il fronça les sourcils. Non, ça ne lui ressemblait pas.
Trop tard, de toute façon.
Le vaisseau bondit sitôt libéré de ses entraves, avec une accélération si soudaine que les compensateurs inertiels ne parvinrent pas à la contrebalancer totalement. Surpris, Harlock fit un pas en arrière, rétablit son équilibre en se raccrochant à la barre. Point positif numéro un, la jauge de puissance n'était pas factice, pensa-t-il.
Une fraction de seconde plus tard, ils percutaient la paroi.
— Surcharge moteur ! cria quelqu'un. Température des chambres en hausse rapide !
Harlock enregistra l'information, la rejeta de son esprit. Une alarme rauque et cadencée émergea du pupitre machine.
Trop tard, de toute façon.
— Pression d'impact à huit cents !
Cette donnée-là fut plus facile à ignorer : il ne savait pas à quoi elle correspondait.
Avancer.
— Déformation structure zéro point deux !
Était-ce une bonne nouvelle ? Annonciateur d'une catastrophe imminente ? Sous les doigts d'Harlock, la barre tressautait. Sur l'écran de sa console, les paramètres de navigation se bousculaient tels un troupeau de mustangs affolés, rapides et inexploitables, erratiques et indomptables.
Avancer tout droit.
Le vacarme envahit la passerelle.
Brutal.
Omnidirectionnel.
Il se superposa aux alarmes, aux comptes-rendus des scientifiques devant leurs postes de quart, aux cris, aux jurons peut-être. Il se fondit en une bouillie auditive qui transperçait les os et annihilait les sens. La montagne empalée se défendait de tout son immobilisme minéral.
Les rocs immenses obstruaient la vue, la coque malmenée résonnait de coups de boutoir forcenés. « Tenez bon ! » lança Harlock. Ses mots se noyèrent dans la cohue.
Avancer.
Avançaient-ils ? Il n'en savait rien. La passerelle était secouée en tous sens, comme ballottée dans le tamis d'un géant épileptique. Ils auraient aussi bien pu être englués dans la roche, piégés dans les strates argileuses, leurs moteurs se débattant en vain.
Les vitres étaient opaques de débris. Si la montagne les broyait, il ne verrait pas venir sa mort. Harlock serra les mâchoires, s'arc-bouta sur les commandes, trouva la manette de puissance, poussa à fond. Jamais.
— Jamais, siffla-t-il entre ses dents.
Il volerait. Pour Warrius, pour Farrell, pour le major. Pour lui. Il volerait pour lui.
— Ieeek ! trompeta le pélican.
Un avertissement, un adieu ? Un cri de triomphe ?
La lumière l'éblouit soudain tandis que le vaisseau s'arrachait à sa gangue de béton. Le sable s'enfuit des vitres, soufflé par le vent. Le ciel bleu remplaça la noirceur aveugle.
L'immensité de l'éther se substitua aux frontières solides de leur prison terrestre.
Je rêve de voler.
— Ouais ! On a réussi ! s'exclama Tochiro.
Le petit scientifique leva le poing en un geste de défi. Sur les écrans des panneaux tactiques, le sarcophage éventré exhalait des vapeurs de poussières, tel un monstre rageant de voir sa proie s'échapper.
Ils avaient vaincu la montagne.
Harlock se permit un sourire pour répondre à celui de Tochiro, caressa machinalement les courbes de la barre. Sa place, songea-t-il. Il ne l'avait pas usurpée, Tochiro la lui avait donnée.
Et tu es trop jeune pour ça.
Il se renfrogna. Tochiro la lui avait donnée, se répéta-t-il.
L'embardée qui suivit le précipita au sol.
— On s'fait tirer dessus ! couina le scientifique assis devant la console radar.
Harlock mit quelques secondes à comprendre.
Les néo-humains.
Bien sûr. Les frégates n'avaient pas abandonné la partie.
Il se redressa sur les coudes, revint à la barre légèrement vacillant. Son front pulsait, et un filet de sang coula le long de l'arête de son nez. Il avait dû heurter le coin d'une console dans sa chute, supposa-t-il.
— Boucliers à quarante pour cent, je ne peux pas faire mieux ! transmettait Tochiro. Pit', j'ai besoin du warp, faut qu'on se tire !
— J'y travaille, bon sang !
Harlock cilla. Il avait l'impression de flotter à l'extérieur de la scène.
— Dix minutes ! Donne-moi dix minutes ! répétait Maji.
La voix tombant des haut-parleurs sonnait comme un décompte macabre. Macabre et irréel, se dit Harlock. Il flottait et sa vision périphérique était floue.
Le vaisseau gîta lorsqu'une nouvelle salve frappa son flanc. Les explosions colorèrent la passerelle de reflets corail.
— Boucliers à dix-huit pour cent ! Un autre tir comme celui-ci et on tombe à zéro !
Ils ne sèmeraient pas les frégates : elles étaient taillées pour la course. Ce vaisseau... Harlock hésita. Pour quoi était taillé ce vaisseau ?
Il chercha un graphique, un holo, des plans sur les panneaux d'affichage. Près de la moitié des écrans étaient éteints. Quelques-uns étaient encore dans leur emballage d'usine. Ceux qui étaient en service ressemblaient à des guirlandes lumineuses démentes.
Des voyants d'alarme. Partout. Sur chaque console. Ce vaisseau n'était pas sorti de neuvage, et ses systèmes, quels qu'ils soient, n'appréciaient pas être brutalisés de la sorte.
Harlock s'efforça d'englober la passerelle d'un seul regard. Dans la fosse, Tochiro partageait son attention entre le pupitre machine et la timonerie. Un scientifique arrosait de neige carbonique une console parcourue d'arcs électriques. Le deuxième s'était recroquevillé au fond d'un siège, les coudes collés à ses oreilles et les yeux écarquillés de terreur hallucinée. Osman était penché sur la radio. Impossible de savoir s'il était parvenu à établir un contact avec l'Hayabusa ou non.
— Nouvelle détection ! cria Tochiro. Huit missiles en approche !
L'Hayabusa pourrait peut-être... Harlock secoua la tête. Non. Si le patrouilleur descendait en atmosphère, il se ferait déchiqueter par les frégates. Seule la fuite les sauverait. La fuite et le warp. La fuite...
— Impact imminent ! Accrochez-vous !
Le chapelet d'explosions s'étala sur toute la longueur de la coque. Le vaisseau pencha encore tandis qu'un panache de fumée jaillissait sur bâbord. Harlock le redressa d'une impulsion des propulseurs latéraux, surpris malgré lui des réactions de l'appareil.
Le vaisseau semblait gros et pataud, et paraissait tenir davantage du cargo que du bâtiment militaire. De ce qu'il en voyait par les vitres de la passerelle, la proue apparaissait plus massive que les nez effilés des frégates. Pas d'aérodynamisme élégant là-devant, encore moins de formes anguleuses agressives. Et pourtant... Il testa un large virage. Pourtant les commandes de barre répondaient au quart de tour, et la manœuvre se révélait aussi fluide que s'il s'était agi d'un astronef de combat léger.
— On n'a plus de bouclier ! Pit', il me faut le warp maintenant !
Seule la fuite... Harlock baissa les yeux. La barre tridi se dressait devant lui, droite et luisante, sophistiquée et provocatrice.
Il sentit une légère bourrade dans le creux des genoux.
— Ieeek, dit le pélican.
L'oiseau toqua du bec contre le pupitre de commande. Harlock ne put s'empêcher de sourire. Seule la fuite, hein ? Sûrement pas. Il jeta un œil sur le panneau tactique central, sur les plots radars, sur les mouvements ennemis estimés, sur sa trajectoire. Puis il resserra son rayon de giration.
— Tochiro, laisse tomber le warp ! Je veux toute la puissance disponible dans les moteurs conventionnels et les armes au paré à manœuvrer ! Dispositions de combat !
Il était temps de faire face.
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