Segment 10 - Un chien dans un jeu de quilles

 Il ne marcha pas longtemps, une quinzaine de minutes tout au plus. Il longea tout d'abord la plage, escalada une première pointe rocheuse, pesta dans un pierrier glissant et déboucha finalement dans une crique deux à trois fois plus grande que celle qu'il venait de quitter. À chaque extrémité, les rochers s'avançaient dans la mer le long d'une ligne incurvée ; le port naturel ainsi créé, protégé de la houle, formait un rectangle quasi-parfait. Une cale bétonnée y avait été aménagée, séparant l'anse en deux et remontant vers la porte fermée d'un hangar creusé à même le roc.

Cette installation appartenait-elle au complexe de Mabrus ? Communiquait-elle avec les autres bâtiments par un réseau souterrain ? Plus que vraisemblable, s'il fallait en croire les néo-humains en train d'y découper une brèche au chalumeau. À moins que le hangar ne renferme du matériel de grande valeur et/ou surpuissant, mais dans tous les cas Harlock n'allait pas laisser ces salopards agir impunément.

Un vétel en lévitation était amarré à un bollard rongé par le sel. Ce n'était pas le même véhicule que précédemment (celui-là était rayé de gris et non pas de kaki). Harlock calcula donc qu'il avait face à lui, en toute logique, au moins seize néo-humains en armure intégrale. Il en compta neuf, plus une otarie sur exosquelette, qui patrouillait le long de la cale dans un bruit de vérins et d'enjambées métalliques. Certains devaient déjà avoir pénétré à l'intérieur du hangar, estima-t-il. Il était en conséquence plus que temps de leur signifier leur erreur.

Il s'allongea entre les rochers, cala la crosse du fusil contre son épaule, ajusta sa visée. L'otarie en premier, décida-t-il.

La détonation le déstabilisa, le recul rejeta le canon vers le haut, et le coup se perdit loin au-dessus de la tête de son ennemi. Harlock rattrapa l'arme à la volée. Scheiße, c'est quoi ce machin ? Ses oreilles bourdonnaient... Fusil sonique. Il en avait entendu parler, mais il n'aurait pas cru que ce genre d'engin rétrograde était encore utilisé.

En face, les néo-humains se réorganisaient : trois d'entre eux progressaient à couvert dans sa direction, quatre étaient entrés dans le hangar, les deux derniers se postèrent en sentinelle de part et d'autre de l'ouverture percée dans la porte. L'otarie l'apostropha au travers d'un amplificateur de voix :

— Géilleadh ! Rends-toi !

Au moins ne souhaitait-il pas sa mort comme son défunt collègue, songea Harlock. C'était déjà un progrès.

... mais il possédait lui aussi un fusil sonique et il le pointait dans sa direction. Si je me prends un tir tendu dans les oreilles, mes tympans explosent, pensa Harlock. Et son cerveau se liquéfierait, probablement.

Il se plaqua au sol, puis galopa à quatre pattes vers l'abri d'un plus gros rocher, tandis que des lasers sifflaient autour de lui. Ah, seule l'otarie possédait un sonique, analysa-t-il. Les autres usaient d'armes plus conventionnelles. En tir nourri. « Rends-toi », sérieusement ?

— Pòg mo thòin ! cria Harlock en retour.

Il y eut un instant de flottement (les néo-humains n'avaient clairement pas l'habitude de se faire insulter dans leur propre langue). Harlock le mit à profit pour riposter.

Salve de deux coups à gauche. Salve de deux coups à droite. Retour à couvert. Évaluation des dégâts. Ah oui quand même...

Le souffle du sonique avait rejeté l'exosquelette en arrière, fauché un des soldats, ébranlé la falaise. Un pan de gravats calcaires s'éboula dans la grève. Sur la cale, l'otarie désormais dépourvue de ses jambes de métal se tordait pour s'agenouiller sur sa nageoire caudale tout en gardant une main plaquée sur la tempe. Était-ce du sang entre ses doigts sombres ?

Le tube du fusil sonique brûlait. Harlock serra les dents. Ne te détourne pas ! Était-ce du sang ? Bien sûr.

Il visa avec soin.

Le torse de l'otarie explosa.

Il tressaillit. Au spectacle des côtes béantes émergeant d'une charpie de chairs et de viscères se superposa l'image du cadavre dans la crique. Une pierre et un crâne, des os et du sang. Ce n'était pas le premier.

Ce ne serait pas le dernier.

C'est plus simple qu'au corps-à-corps, se répéta-t-il. Plus simple. Plus lointain. Plus supportable.

Il avait envie de tout lâcher, se rouler en boule et disparaître. Il courut vers le hangar, tira en rafale pour se dégager un chemin, zigzagua pour éviter les lasers, ne s'arrêta pas, ne se retourna pas.

Avancer.

Lorsqu'il s'accroupit contre le volet du hangar, il s'effraya presque de se trouver encore vivant. « Cinq de plus », lui renvoya sa conscience. Des os et du sang.

Les échos d'une cavalcade lui parvenaient de l'intérieur de la structure, amplifiés par la pierre. Le reste du commando ? Des renforts ? Harlock raffermit sa prise sur le fusil, humecta ses lèvres desséchées. S'il ouvrait le feu à l'aveugle, il courait le risque d'un tir fratricide. S'il attendait d'être encerclé et mis en joue...

— Ieeek, dit le pélican.

Harlock opina.

— J'suis bien d'accord, l'oiseau.

Il tira jusqu'à ce que l'arme surchauffe, par l'ouverture dans le volet roulant, sans vraiment regarder ce qu'il touchait. Il tira et s'appliqua à balayer un angle le plus large possible. Les détonations du sonique se réverbéraient sur les parois internes du hangar ; la résonance révélait des dimensions imposantes.

Combien de coups lâcha-t-il avant que l'alarme de sécurité du sonique ne retentisse, avant que le générateur ne s'éteigne de lui-même, avant que le fusil ne se taise ? Combien de temps resta-t-il ensuite face à la brèche, haletant et suant d'une transpiration glacée ? Il n'aurait su le dire.

Le soleil rôtissait sa nuque. Par le trou, l'obscurité était silencieuse. Un courant d'air apporta une bouffée de fraîcheur et l'enveloppa d'une odeur de moisissure.

Le pélican se dégourdit les ailes d'un ample battement.

— Ieeek !

Harlock s'ébroua. Le long tremblement nerveux parcourut sa colonne vertébrale comme une décharge électrique.

Il fixa le ciel vide, les roches claires, la mer trop lumineuse. S'il restait sur place, à l'air libre, il aurait davantage de chance d'être repéré par une équipe de secours. Il pourrait toujours s'abriter si d'autres ennemis survenaient. Il pouvait tenir, se persuada-t-il.

— T'en penses quoi, l'oiseau ?

La réverbération l'éblouissait. L'ombre du hangar l'appelait. Et le sel qui piquait ses joues avait été déposé par l'eau de mer.

Le générateur du fusil sonique bipa. Sur le corps de l'arme, une diode rouge bascula en vert, clignota, puis s'éteignit. Charge opérationnelle.

Avancer.

Lorsqu'il enjamba le volet découpé pour entrer dans le complexe souterrain, il fut tout d'abord plongé dans des ténèbres impénétrables. Puis, tandis que ses yeux s'habituaient à l'obscurité, il distingua des contours, ici des conteneurs entreposés, là-bas un escalier, plus haut une mezzanine... Au fond, le hangar se prolongeait en un tunnel grossièrement excavé. Au sol, des rails magnétiques étaient repliés en accordéon. Une rampe de lancement, supposa Harlock. Mais à quel profit ?

— Ieeek ?
— J'en sais rien l'oiseau, j'en sais rien...

Les lieux étaient immobiles. Étaient-ils déserts ? Des formes allongées gisaient çà et là. Harlock ne s'en approcha pas. « Ce ne seront pas les derniers... » Il crispa les doigts sur le fusil, fouilla les ombres du regard. Si l'ennemi rôdait encore, il riposterait.

Il était prêt.

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