LE PERCECLAIR - Partie IV : Alliances
— Garmin, mon garçon, tu viens ?
Anthéa tendait une main vers le jeune homme, la paume ouverte, le regard inquiet. Il n'avait plus parlé depuis qu'ils étaient arrivés à l'aéroport international de Paris. Le voyage allait durer plus d'un jour et demi. Accompagné de son frère Elliot et de la meilleure amie de leur mère, il ferait escale à Singapour, puis à Auckland, avant d'arriver, enfin, à Dunedin. C'était leur destination, celle indiquée grâce aux coordonnées écrites sur la carte que lui avait donné Turms. Pendant plusieurs jours, il avait espéré avoir rêvé de cette rencontre, avoir imaginé retrouver Nyla, son amie défunte. Pris de panique, il avait déchiré le petit carton beige, puis l'avait jeté dans une poubelle du centre ville. Malheureusement pour lui, lorsqu'il rentra à l'appartement, la carte était revenue. Cassandre, sa colocataire, l'avait trouvée sur la petite table du salon. Il lui avait tout expliqué et, avec surprise, constata qu'elle le croyait. Après leur petite expérience autour de la planche Ouija, ses amis ne semblaient plus étonnés du comportement parfois étrange de Garmin. Sa petite amie, en revanche, rejetait tout en bloc. Effrayée et pensant que le garçon devenait fou, elle lui avait interdit de revenir chez elle et ne répondait plus à ses appels.
Pourtant, il n'était pas le seul à raconter des choses bizarres. Près d'une semaine après avoir parlé à Turms, Garmin reçut un étrange message. L'indicatif du numéro lui fit remarquer que l'expéditeur résidait en Nouvelle-Zélande. En lisant le court texte, et sans savoir pourquoi, le jeune homme frissonna.
"Elles t'attendent au château. Anthéa t'accompagnera. Joji."
Il se demandait qui était ce Joji, et ce qu'il, ou elle, voulait de lui. Une chose était certaine, il connaissait la femme qui l'avait vu grandir. Il ne savait plus, à ce moment-là, s'il pouvait lui faire confiance. Cependant, il repensa à Turms et Nyla. Il ne pouvait mettre en doute leurs engagements ; et si eux prétendaient que le devoir de Garmin était de se rendre à l'autre bout de la planète, il le ferait.
Alors qu'ils patientaient dans un immense hall avant l'embarquement, le jeune homme observa une femme, à l'autre bout de la pièce, tenter de maintenir en place ses enfants. Deux garçons et une fille couraient d'un bout à l'autre de la gigantesque salle, toute en longueur. Le plafond de verre était recouvert de dalles en bois espacées régulièrement pour laisser entrer la lumière du soleil, pourtant peu visible dans le ciel pollué de la métropole parisienne. Le sol était composé de plusieurs lames de parquet lustré rouge vif et bordeaux. Le bruit ambiant était assourdissant, entre les roulettes des chariots, les bavardages enthousiastes, les publicités criardes passant dans les téléviseurs, les mécaniques des escalators et, bien sûr, les enfants surexcités.
La petite famille lui faisait penser à la sienne. Ses yeux s'embuèrent en pensant à sa jumelle Eil, qu'il laissait derrière lui mais qu'il avait eue au téléphone quelques heures plus tôt. Elle le soutenait, tout en étant très sceptique sur la médiumnité de son frère. Il se remémorait surtout la réaction virulente de Damezia, leur mère, quand il lui apprit vouloir quitter le pays sous l'influence de personnes inconnues. Anthéa avait avoué connaître ces gens depuis ses dernières vacances. Elle leur avait expliqué avoir été approchée par deux femmes, s'intéressant au surnaturel. L'une d'elle parlait français, avec un vieil accent et lui avait dit savoir qu'elle connaissait un garçon présentant d'étonnantes aptitudes. Depuis toujours Anthéa croyait que Garmin était différent. Depuis sa naissance, d'ailleurs ; elle l'avait dit à Damezia. Celle-ci reçut le soutien de son amie envers la folie de son fils comme un coup de poignard. Pour elle, c'était une trahison, voire un acte criminel, de vouloir entraîner Garmin dans ses délires.
— La magie ça n'existe pas ! avait-elle hurlé, avant de fondre en larmes.
— Ce n'est pas de la magie, je sais pas comment l'expliquer ... avait répliqué le jeune homme en lançant un regard à Anthéa. Il cherchait à obtenir de l'aide de sa part, pour convaincre sa mère.
— Ma chérie, je vais y aller avec lui. Je vais tout faire pour le protéger, je te le promets. Je suis certaine que là-bas il se trouvera.
— De toute façon, on n'a pas les moyens de payer un vol aussi cher !
En prenant une grande inspiration, Anthéa avait ouvert son sac à main et en avait sorti trois billets d'avion.
— Je les ai reçus ce matin, leur avait-elle expliqué. Ce ne sont que des allers, pas de retours. Mais je suis sûre que si tu veux rentrer, Garmin, à tout moment elles nous paieront le trajet pour revenir ici. Je ne sais pas d'où elles sortent leur argent, mais ça a l'air de ne pas être un problème.
Effectivement, le garçon s'était renseigné ; le vol coûtait presque deux mille euros. Une somme qu'il n'avait jamais dépensée, bien évidemment. Damezia finit par céder, tout en obligeant Elliot, peu volontaire, à se servir du troisième billet. Le grand frère avait pour mission de tenir informée sa mère de chaque détail du voyage. Anthéa comprit, à ce moment, avoir perdu la confiance de sa meilleure amie.
Alors qu'une hôtesse commençait à laisser passer quelques passagers vers une nacelle qui menait à l'avion, Garmin décolla ses yeux de la longue vitre à travers laquelle on pouvait admirer quelques engins au sol. Il sortit son téléphone d'une poche de son jean et relut les trois derniers messages envoyés par le mystérieux Joji. L'un était en japonais, d'après la reconnaissance intelligente d'un traducteur en ligne, le second en maori et le dernier en breton.
"単数に参加する
Hono atu ki nga Singulars
Keneren Amc'hizoù"
C'était la première fois qu'il prenait l'avion. Son angoisse était élevée et son cœur tambourinait dans sa poitrine. Une fois installé dans un siège peu confortable, au fond d'une rangée, la tête penchée contre le hublot, il réussit à retrouver la parole. Il se tourna soudainement vers Anthéa, à sa gauche, assise entre les deux garçons.
— Est-ce que je suis en danger ? lança-t-il avec un regard inquiet.
— Non, bien sûr que non, répondit la femme d'une voix douce. Elles veulent simplement t'aider, développer ton don. Je pense que tu peux être utile au monde entier !
— Je vois pas pourquoi j'aiderais le monde entier, quand le monde entier m'a tourné le dos toute ma vie ...
— Ne sois pas aussi grognon. Ce voyage, c'est une chance.
— C'est pas une secte, hein ?
— Mais non ! fit Anthéa dans un éclat de rire tellement fort, qu'elle fit sursauter un steward qui passait dans l'allée centrale.
Toujours stressé, Garmin enfonça des écouteurs dans ses oreilles et reposa sa tête contre la petite vitre embuée, au son d'une playlist berçante. Il fronça les sourcils quand une notification interrompit son moment d'introspection. Il observa l'écran tactile de son portable et cliqua sur une icône avec son pouce droit. Il venait de gagner un nouveau follower sur un de ses réseaux sociaux. Le fait lui aurait paru anodin en temps normal, mais ce compte semblait spécial. Son image de profil était en effet le logo étrange, circulaire, qui était également représenté sur la carte que lui avait confiée Turms, quelques jours plus tôt. Il remarqua que le compte n'avait rien posté, à part une vidéo, tout autant mystérieuse. Il aurait souhaité faire quelques recherches en ligne, en lien avec cette vidéo, mais à ce moment-là, l'hôtesse lui demanda de couper son téléphone et de le mettre en mode avion.
instagram.com/singuliers_dunedin/channel
Le vol fut très long, près de treize longues heures d'angoisse pour Garmin, dans le ciel européen et asiatique. Il passa tout ce temps à imaginer l'endroit où ils seraient hébergés, ainsi que les personnes qui les accueilleraient. Heureusement pour lui, la courte escale à Singapour ne lui laissa guère de temps pour continuer à réfléchir aux pires scénarios, donnant raison à sa mère. Lorsque le second avion décolla, le jeune homme réussit enfin à s'endormir de fatigue, bercé par une application de relaxation. Finalement, dix heures plus tard, ils atterrirent à Auckland, la plus grande ville d'un pays antipode à celui de Garmin.
Anthéa entraîna les deux garçons dans une fastidieuse marche à travers la cité, jusqu'au port. Leur hôtel était un vieux bâtiment en briques, avec un certain charme. Il dénotait avec les architecture modernes qui l'entouraient. La nuit allait être courte, puisqu'il leur fallait se lever tôt le lendemain pour embarquer dans un troisième et dernier avion, vers Dunedin. Cependant, Elliot en avait décidé autrement et fit une proposition à son frère.
— Tout à l'heure, en remontant la rue, j'ai vu qu'il y a une boite de nuit, on y va ? dit-il en s'affalant sur un petit lit.
— Quoi ? répondit Garmin en s'asseyant sur le sien.
— C'est juste à quelques centaines de mètres.
— Si Anthéa s'en rend compte ...
— On entend tout à travers ces murs pourris, fit remarquer l'aîné. On n'a qu'à attendre qu'elle s'endorme et on passe en silence devant sa chambre.
— J'avoue que ses ronflements sont de bons indicateurs.
Les deux frères s'exclamèrent de rire et se préparèrent donc pour leur petite soirée. Vers vingt-trois heures, ils sortirent délicatement dans le couloir faiblement éclairé par des néons grésillants. Par chance, la moquette démodée dissimulait le bruit de leurs pas. Plus ils descendaient vers le cœur de la ville, en s'éloignant du port, plus les rues étaient animées et les passants agités. Les bars étaient bondés et, sans surprise, l'entrée du night club était obstruée par une file d'attente. Ils ne réussirent à pénétrer dans la boîte qu'aux alentours de minuit. Le videur leur indiqua l'accès ; ils descendirent une rampe en pierres, dans un tunnel qui s'engouffrait sous l'immeuble. Là, Garmin poussa une lourde porte et fut directement happé par les flashs et la musique électronique. Un très long bar couvrait tout le mur de gauche, illuminé par une myriade de petites ampoules blanches. Dans le fond, une estrade servait aux danseurs les plus extravertis. Elliot tenta de convaincre son petit frère de le suivre sur la petite scène, mais celui-ci refusa, préférant se fondre dans la masse. Il l'observa s'éloigner, se faire engloutir par la foule, puis en ressortir de l'autre côté. Garmin le vit danser au milieu d'un groupe de jolies jeunes femmes et eut un sourire en coin. Il se posta sur le côté du bar et commanda un verre de vodka aromatisé à l'orange, avant de se mêler lui aussi aux fêtards.
A force de danser et de boire, le temps passa très vite. Vers trois heures du matin, sans que lui-même ne puisse savoir à quel moment de la nuit il en était, Garmin se lia à un jeune couple. Ils gesticulaient tous les trois en rythme. C'était la première fois qu'il se laissait aller à ce point et il se rendit compte qu'il adorait ça. L'inconnu, qui d'habitude lui faisait peur, l'excitait finalement, sublimé sous les traits de deux néo-zélandais parfaitement inconnus, en sueur et visiblement sous l'emprise de quelconques stupéfiants. La fumée qui s'échappait de la cabine du DJ, juste derrière eux, leur conférait une aura mystérieuse. L'homme, la vingtaine, blond et élancé s'approcha vivement de Garmin, l'attrapa par la nuque et l'embrassa langoureusement. Quand il se recula, sa copine, une rousse aux yeux verts, l'imita, tout en se dandinant au rythme d'un son trance néerlandais. L'européen avait la tête qui tournait. Il ressentait à la fois une plénitude qu'il n'avait jamais connue, une sensation de bien-être et de passion, mais aussi un trouble et de nouvelles questions qui se bousculaient dans sa tête. Un nouveau paradoxe dont son esprit était expert. Il sourit au couple et leur fit un signe qui signifiait qu'il retournait vers le bar.
Pourtant, il ne réussit pas à le rejoindre. Sur son chemin, au milieu des jeunes qui se déchainaient, un enfant le fixait. Il le reconnut aussitôt ; il avait déjà vu sa houpette rebelle et ses yeux suppliants.
— Jamie, souffla-t-il.
Le petit garçon ouvrit grand la bouche, son visage se tordit en une grimace horrifiante et hurla à plein poumons. Garmin tomba à genoux ; sa vue devint trouble et la piste de danse se mit à tanguer autour de lui.
— Pourquoi ?! cria Jamie. Pourquoi moi ?!
Le jeune homme, désespéré, se prit la tête dans ses mains et ferma les yeux.
— T'es pas là, c'est pas réel, t'es pas là !
— Toi t'as eu Turms ! Pourquoi pas moi ? continuait de vociférer le garçon à la peau pâle. Personne m'a aidé ! Personne m'a protégé !
Garmin se mit à pleurer, comme lors de la séance de Ouija. La foule s'écarta de quelques mètres lorsque les fêtards se rendirent compte de ce qu'il se passait.
— A qui tu parles ? lui demanda un videur qui venait d'accourir.
— Il est là, juste là, indiqua-t-il en pointant un doigt devant lui et en rouvrant les paupières. Je veux qu'il me laisse tranquille !
Soudainement, il vit le garçon tomber, la face contre le sol, s'arrêtant un instant de crier. Les yeux exorbités, il hurla à nouveau, avant de se faire traîner brusquement par une main invisible et disparaître derrière les jambes des danseurs. Garmin ne le distinguait plus, mais il l'entendit une dernière fois.
— Aide-moi !
Enfin, le jeune homme leva la tête, s'apercevant qu'Elliot l'avait rejoint et que la musique s'était arrêtée. Ses yeux roulèrent, puis il perdit connaissance.
***
Les frères avaient été raccompagnés en ambulance jusqu'à leur hôtel, très tôt dans la matinée. Les secours avaient conclu à une crise de panique et une hallucination causée par la consommation d'alcool. Garmin s'était bien gardé de leur raconter le moindre détail troublant de sa vie. Cependant, Elliot, qui avait eu la peur de sa vie en voyant son frère dans cet état, avait tout avoué à Anthéa. Celle-ci était furieuse, mais soulagée que son protégé aille bien. Elle avait voulu connaitre tous les détails, ce que Garmin ne comprenait pas. Il se disait qu'il ne pouvait rien faire pour aider le pauvre Jamie. Tout ce qu'il espérait était qu'il arrête de le hanter. Il retourna dans son mutisme le temps du vol qui les emmenait vers la partie méridionale de l'île du sud, cette région du monde qui se situait quasiment sous un globe terrestre.
L'aéroport de Dunedin était minuscule. L'unique hall était suffisant pour le million de départs et d'arrivées à l'année. Quand ils sortirent du bâtiment, les trois étrangers virent s'arrêter à leur hauteur une élégante berline. Un chauffeur en sortit et se présenta.
— Bonjour, dit-il dans un parfait français, malgré un vieil accent. Vous devez être Anthéa, Garmin et ...
— Elliot, monsieur. Je suis le grand frère.
— Ah, très bien. Je m'appelle Charles, je suis le propriétaire de votre prochain lieu de résidence.
— Enchantée, salua Anthéa. Vous êtes ... le Charles ? Celui de la fameuse photo ... d'elle ?
— Ahah, ria l'homme. Oui, c'est bien moi. Je suis bien plus vieux qu'il n'y paraît, ajouta-t-il avec un clin d'œil.
Garmin et Eliott ne comprenaient pas cette discussion, mais ne cherchèrent pas à la décoder. Ils montèrent à l'arrière du véhicule, pendant que leur chauffeur chargeait les valises dans le coffre. La route dura moins d'une heure et fut riche en paysages à couper le souffle. Ils traversèrent d'abord la ville, aux monuments impressionnants, avant de changer radicalement de décors sur une voie bordée d'un côté par les grandes collines néo-zélandaises et de l'autre par les eaux claires de la péninsule d'Otago, formant une superbe isthme. Ils finirent par pénétrer dans un sous-bois et s'arrêtèrent un instant devant un portail vert, qui s'ouvrit tout seul. En le dépassant, Garmin se rendit compte qu'il ne semblait pourtant alimenté par aucune source d'énergie. La voiture avança dans l'allée et se stationna dans une cour, face à un majestueux château de style écossais. Au milieu de la cour, un parterre rond abritait une petite fontaine, où s'abreuvaient des canards blancs d'Aylesbury. L'aspect très symétrique du domaine et la bâtisse plut beaucoup à Garmin. Une grande tour carrée s'élevait en son centre. Tous les quatre montèrent les marches de pavés provenant de Marseille du grand escalier menant à une lourde porte, faite en bois du sud du pays. De chaque côté, de grandes vérandas en verre de Venise fermaient la façade, maintenues par d'élégantes colonnes de basalte.
— Bienvenue à Larnach Castle ! annonça fièrement Charles. Ne vous inquiétez pas pour vos affaires, je vous les apporterai lorsque Joji sera rentré.
— Joji ? intervint Garmin. C'est de lui dont venaient les messages ...
— Oui, c'est lui. Pour l'instant, il est en mission, il plonge au large de la Tasmanie. Allez-y, entrez donc.
Le vestibule, selon Garmin, était décevant. Il s'attendait à un hall d'entrée volumineux, mais ce n'était rien de plus qu'une toute petite pièce. Charles montra une porte sur le côté.
— Anthéa et Elliot, je suppose que vous avez faim. Il y a de quoi vous sustenter dans la cuisine, juste ici. Garmin, tu peux monter à l'étage ? Attends dans le salon de gauche, elles t'y retrouverons dans quelques instants.
— Mais ... moi aussi, j'ai faim !
— Ça devra attendre, j'en ai peur.
Le jeune homme tenta de trouver du soutien en fixant Elliot, qui lui lança un regard surpris, haussa les épaules et passa la porte de la cuisine. Dépité, Garmin monta lentement l'escalier grinçant et, à l'étage, ouvrit la porte de gauche. La pièce était recouverte d'un papier peint rouge et semblait ne pas avoir été changée depuis le dix-neuvième siècle. De vieux bibelots trônaient un peu partout, une armoire en chêne renfermait des assiettes peintes, un piano droit était ouvert dans un coin. Des plantes mortes étaient figées sous des cloches de verre, une cheminée était fermée dans le fond et un lustre en cristal pendait au-dessus d'une table carrée en bois, derrière laquelle étaient disposés deux fauteuils sombres. Des tableaux représentaient la demeure au fil des siècles et d'autres étaient des portraits. Sur le premier, une jeune femme aux cheveux gris posaient à côté de leur hôte, Charles. Pourtant, sur le cadre, une année était gravée : 1898. Garmin fronça les sourcils et observa le second portrait. Il s'agissait d'une jeune femme asiatique qui tenait une longue lance ; la date était 1954. Sur le troisième cadre, aucune année n'avait été gravée. Il représentait deux femmes assises dans les mêmes fauteuils qui se trouvaient derrière lui. Quand le jeune homme approcha son visage un peu plus prêt de la peinture, il constata que derrière les femmes se tenait un garçon, qui lui ressemblait fortement. Traversé par de puissants frissons, il se retourna brusquement et sursauta en voyant les deux femmes assises exactement comme dans le tableau, lui tournant le dos. Il les contourna, leur faisant face et se posta de l'autre côté de la table. En les dévisageant, il constata qu'elles n'avaient quasiment pas changé, ni vieilli, identiques à leurs représentations sur les portraits.
— Bonjour Garmin, dit l'une d'elles, celle aux cheveux gris.
— Bon ... bonjour.
— Nous sommes ravies que tu aies accepté notre invitation.
— Je ... moi aussi.
— Nous avons besoin de toi, fit l'autre femme, d'une voix plus sèche et avec un fort accent asiatique.
— Pourquoi ?
— Tu connais un enfant en danger, n'est-ce pas ?
— Oui. Jamie.
— Jamie ... chuchotta Naia.
— Il y en a d'autres comme lui, ajouta la seconde femme. Nous devons les aider.
— Est-ce qu'ils sont ... spéciaux ? Comme moi ?
— Non. Mais les gens comme nous doivent aider les personnes plus faibles, comme eux, les simples humains. C'est notre but, ici. Est-ce que tu veux en faire partie ?
— Je sais pas, franchement ...
— Ce n'est peut-être pas le bon, suggéra la femme asiatique.
— Je suis sûre que si, Takeda. Tu as vu l'au-delà, n'est-ce pas ?
— Oui. Mon amie Nyla. Et le vieux marin, quand j'étais petit ... et aussi les chuchotements dans le jardin de ma grand-mère.
— Tu es le Perceclair, tu as ce don.
— Et Jamie, mais c'est pas pareil, il n'est pas mort, je crois.
— Nous l'espérons, en effet.
— Il m'a reproché de ne pas avoir eu de protecteur, comme moi. Mais j'y peux rien si Turms m'a aidé quand j'étais plus jeune ...
— Vraiment ? D'où vient-il ?
— Je sais pas, moi. IL est apparu un jour, comme ça. Vous le connaissez ?
— Il est venu ici, oui, expliqua Takeda. Il nous a raconté avoir cru qu'en grandissant, tu devenais plus fort et que tu n'aurais plus besoin de lui.
— Mais c'est faux ! cria-t-il.
Les deux convives se regardèrent, comme si elles communiquaient entre elles par télépathie. Il tira une chaise en osier et s'assit.
— Pardon ... C'est juste que ... J'avais besoin de lui.
— Il a voulu se consacrer aux autres enfants, devenant un ami imaginaire.
— Il m'a abandonné.
— Il t'aurait sans doute suffi de le faire revenir, si tu le souhaitais.
— J'ai ce pouvoir ?
— Je te repose la question, Garmin. D'où vient-il ?
— J'en sais rien.
— Tu es le Perceclair, tu détiens la vérité de toute chose. Tu connais les vérités de la vie et de la mort, des souffrances et des peurs, des joies et de l'amitié. Au fond de toi, tu sais. Dans ton cœur, tu as enfoui cette vérité. Alors, Garmin, cet homme qui existe sans exister, d'où vient-il ?
— La première fois que je l'ai vu, il m'a dit qu'il venait de naître. Est-ce que ça signifie que ...
— Oui ?
— Je l'ai créé ?
— Effectivement.
— Mais ... comment ?
— En tant que Perceclair, tu perces la réalité à jour. Mais tu peux aussi la manipuler, l'altérer, en faire une matière à travailler. Tu avais besoin d'un protecteur, alors tu en as créé un.
— C'est impossible.
— Ahah, ce mot n'existe pas pour nous, ricana Takeda.
— Tu peux nous montrer l'étendue de ce pouvoir dès maintenant, enchaîna Naia.
— Comment ?
— Ferme les yeux. Concentre-toi sur un lieu apaisant, que tu aimes. Ressens sous ton corps cet endroit, la mousse qui pousse sur les arbres, entend les animaux qui s'y agitent, les grenouilles qui coassent, les papillons qui virevoltent, reconnait les odeurs familières, boisées.
— Comment le savez-vous ...
— Où sommes-nous ?
— Dans le marécage de Suscinio, au sud de chez moi.
— Ouvre les yeux.
Le jeune homme et les deux femmes avaient quitté la pièce rouge et venaient d'être transportés dans un marais bien connu de Garmin. Ils étaient assis sur des troncs qui plongeaient dans une eau verte, des oiseaux volaient au-dessus de leurs têtes en formation et de nombreux insectes fusaient tout autour. Au loin, par-dessus les branches les plus hautes des arbres se dressaient les tours d'un château fort.
— Très impressionnant, constata Takeda.
— Est-ce que c'est réel ?
— Quelle importance ? répondit Naia. C'est ta réalité, ta vérité.
— Et avec ça, je peux vous aider à sauver Jamie ?
La pièce rouge se reconstitua autour d'eux et ils se retrouvèrent à nouveau assis autour de la petite table en bois.
— Si tu acceptes de combattre à nos côtés, oui, garantit Takeda.
— Je suis pas un combattant.
— Ma chère acolyte est une guerrière, pardonne lui son lexique. Disons que tu peux nous ... épauler.
— Et pour Anthéa et mon frère ?
— Ils peuvent rester ici tant qu'ils le veulent. Le château possède quatorze chambres, ce n'est pas un problème.
— Alors, d'accord. Comme vous l'avez dit, nous devons aider ceux qui n'ont pas nos dons pour se défendre.
— Exactement ! s'enthousiasma Naia. Je te souhaite donc la bienvenue parmi les Singuliers de Dunedin !
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