Chapitre 9 :

- Leur actuel Pavillon est établi en Argentine, dans les alentours du Mercedario, un des plus hauts sommets de la cordillère des Andes, explique Namak en désignant d'un cercle un endroit sur sa carte. Pour vous rappeler, l'Argentine est ce pays (Il touche la Bolivie par le Nord), juste ici. Leur Pavillon est du même type que celui-là : creusé dans la montagne pour un camouflage optimal, à la différence près que la végétation autour est beaucoup plus sèche et aride, car l'altitude est plus importante, mais les alentours sont si déserts qu'ils sont presque seuls à des dizaines de kilomètres à la ronde. Du fait de leur altitude, la falaise dans laquelle est construite leur Pavillon est à pic et escarpé. Les Pumas doivent apprendre dès tout petit le sens de l'équilibre pour sortir de leur Pavillon. Leur capacité à bondir loin et haut leur est vital dans cet environnement et cela leur garantit aussi une sécurité plus importante que la plupart des autres Pavillons. C'est une vraie forteresse qui ne peut être attaquée que par les airs.

Je m'appuie sur le dossier de la chaise en plissant les yeux. Je me rappelle des leçons de géographie de notre professeur hier, un Cerf gentil mais barbant. Bien que j'aurais dû sans doute être plus attentive durant son cours, vu comment je galère actuellement. La Bolivie, c'est là où on habite. Au moins, je suis sûr de ça... et donc en dessous... c'est l'Argentine. Et nous, notre ville était quelque part dans la cordillère des Andes, au Chili. Ok. Ok.

Je ne me suis jamais senti aussi pleine à craquer. Depuis une semaine, le rythme d'apprentissage est intensif, mais je dois reconnaître, efficace. Je n'aurais jamais pensé être capable d'apprendre tant de choses en si peu de temps. Néanmoins, c'est épuisant. Je suis plus vidée qu'après trois combats d'affilés dans l'Arène.

Je réprime un bâillement. Nous sommes assis dans cette salle depuis deux heures. Deux heures où Ash et moi devons mémoriser tous les clans que Namak nous présente un à un. Les Pumas sont arrivés après les Loutres, les Panthères et les Renards. Je commence à saturer.

- Leur Hamu est Jasiel Chupito, continu implacablement le Cerf. Ils procèdent à un vote tous les deux Printemps pour l'élire, mais Jasiel est le favori depuis 12 ans, date à laquelle ils ont subi leur dernière attaque. Ses parents sont morts en mission, alors il a été élevé par son oncle, bras droit de l'ancien Hamu, Nao. Comme tous les Pumas, il a les yeux bronze-cuivré et il possède trois tendons au lieu de deux dans les chevilles, ce qui leur permet de bondir d'un rocher à un autre en montagne. Leur sens de l'équilibre est parfait, indispensable lorsqu'ils se déplacent à ras de falaise et leurs mollets et leurs cuisses absorbent mieux les chocs que la normale quand ils atterrissent, si bien qu'ils supportent des chutes deux à trois fois plus hautes que la moyenne. Ils sont d'ailleurs réputés pour toujours retomber sur leurs pieds.

- Que se passe-t-il si un Puma a un enfant avec par exemple, un Cerf ? Je demande. Est-ce que les yeux de l'enfant seront totalement bronzes, totalement verts, ou un mélange des deux ?

Namak s'arrête, hausse un sourcil et lance :

- Cela dépend de l'allèle dominant. Il y a beaucoup de schémas sur quel allèle de quel Clan est dominant ou inférieur à quel autre Clan pour savoir si l'enfant sera du Clan de sa mère ou de son Père, mais en général, cela ne fonctionne pas comme cela. Les parents eux-mêmes ne sont pas pur-sang de leur Clan et il y a beaucoup de mélange dans nos ancêtres, alors on ne peut pas vraiment prévoir. Il y a certains Clans, par exemple les Chamois, que nous savons être dominants sur beaucoup d'autres Clans, d'autres, au contraire, qui est plutôt dominé, mais il y a tellement de facteurs qu'on ne peut que faire des pronostics.

- Tu ne nous as pas dit leurs armes, relève Ash en tournant ses pupilles sur Namak, sans bouger du poteau auquel il est nonchalamment adossé.

- Bonne question. Les Pumas n'ont pas d'armes ancestrales comme nous avec les lances ou les Gibbons avec les fouets, mais leurs pieds leur servent d'armes très puissantes... enfin, il y a bien des armes qui les représentent, trois dagues forgées par les Loups en cadeau pour leur premier Hamu, mais elles ont été perdues il y a longtemps et cela revête plus d'une légende, maintenant.

- Autres questions ? (Devant le silence, il reprend.) De leur vie dans les montagnes, ils supportent bien le froid et leur isolation leur donne un grand terrain pour s'entraîner ou faire des tests de fonctionnement, ainsi, c'est le clan qui orchestre la construction de tous nos avions et nos hélicoptères militaires et semi-militaires.

Je fronce les sourcils.

- Tu n'avais pas dit hier que les Yacks étaient ceux qui fabriquaient les pièces des véhicules ?

Namak se tourne vers moi dans une attitude de bon professeur qui me fait sourire. Je sais qu'il apprécie autant que nous d'être enfermée dans cette pièce. Comme tous les Àlfars, il a été élevé dans l'action et le combat. Rester debout à faire un exposé n'est pas son truc. Je pourrais le sentir s'impatienter.

- C'est vrai, mais d'une part, ils s'occupent surtout de la fabrication de véhicules terrestre comme nos voitures blindées et d'autre part, ils coulent aussi dans leur forge les pièces détachées pour les véhicules aériens qu'ils envoient ensuite aux Pumas pour qu'ils les assemblent et y insèrent le moteur, les roues,... chacun ne travaille pas dans son coin, chaque Clan œuvre à une partie d'un but final. Pour fabriquer les avions, les Yacks doivent couler les pièces, les Pumas les assembler, les Ours installer tout le réseau électronique, les Blaireaux doivent ajouter les vitres blindées... la spécialité de chacun est mise en œuvre pour avoir le résultat final.

- Tu veux dire qu'il y a des usines d'Àlfar ? Ironise Ash en se penchant en avant sur son bureau et en relevant un sourcil.

Namak s'appuie de ses mains sur la table.

- Pourquoi n'y en aurait-il pas ?

Le reflet de la lumière extérieur étincelle dans les yeux d'Ash.

- Une usine, c'est gros, pas vraiment du genre à être facilement dissimulable. Au contraire, ça attire l'attention. Cela nécessite de l'argent pour la faire marcher et une telle masse ne passe pas inaperçu dans les banques. Pas quand elle vient de nulle part.

Je me rendosse dans ma chaise et l'étudie du regard en silence. Où le garçon des rues qui se battait dans des combats clandestins a-t-il appris ces notions d'économie ? Namak semble aussi surpris. Le frère de Liban le considère longuement, mais le visage d'Ash reste immobile, l'expression en attente, imperturbable, le regard fixe. Il tourne la tête et son regard croise le mien. On se fixe.

- Je vois que tu as de la ressource, prononce finalement le Cerf. Saches toutefois qu'il y a d'autre moyens que de la cacher pour l'utiliser. Officiellement, nous sommes une entreprise de textile. Toutes nos usines, n'importent ce qu'elle produit réellement, est une usine de fabrication textile de l'extérieur. Nous avons notre propre ligne textile pour faire correspondre le papier à la réalité dans les banques et justifier de gros apports ou dépenses d'argent, qui, en réalité, ne provient que d'un centième de notre marque textile.

Je plisse les yeux et détourne finalement les yeux vers Namak, rompant brusquement le contact. Je serre les lèvres, mais je sens toujours son regard comme une pointe d'acier entre mes deux yeux. Je n'aime pas cette épaisseur dans ma gorge, cette tension dans mes muscles. Et pourtant, je dois me forcer pour ne pas tourner à nouveau la tête.

- Textile ? Je demande. Qu'est-ce que ça a à voir avec vos activités ?

- Rien, justement. Personne ne soupçonne l'une des plus grandes marques de grande distribution textile du monde de ne servir que de couverture à des activités illégales ou qui attireraient l'attention.

- Illégales ?

- Vous croyez qu'on fabrique nos propres armes à feu ? Ou que manipuler du poison et construire des armes chimiques en laboratoire est légal ?

Bien sûr. Je me mordille la lèvre. C'est l'idéal pour couvrir des grosses transactions.

- Il n'y a jamais eu de contrôle ?

Le Cerf hausse les sourcils avec un sourire amusé.

- Il y en a toujours, mais cela fait des décennies que nous nous cachons au nez et à la barbe des hommes, cacher l'activité de quelques usines est largement à notre portée.

Le regard d'Ash glisse sur moi sans que je n'aie à me retourner pour le vérifier et je sens qu'il pense exactement ce que je pense. Je baisse les yeux et étudie Namak sans rien dire. Si une seule usine est découverte par les autorités, toutes les autres sont foutues. S'ils ne diversifient pas leur source, on peut très rapidement remonter à eux.

Je suis sûr qu'ils le savent, cela fait des années qu'ils développent des stratégies pour survivre en se cachant parmi les hommes, ils ont dû forcément le considérer. Alors pourquoi avoir fait ce choix ? J'ai l'impression qu'il y a autre chose.

- Vous êtes prêts ? On doit y aller ! S'exclame Analya en rentrant sans préambule dans la salle, nous interrompant brusquement.

Je fronce les sourcils et me redresse d'un coup, les sens en alerte.

- Où ?

- À la plus grosse réunion de tous les Àlfars du monde ! La célébration anuelle Àlfique.... le Printemps, enfin !


...


Les enfants, à l'arrière, sont collés aux fenêtres en gloussant, surexcités comme des renards devant un poulailler. Eux qui sont isolés toute l'année dans un Pavillon où ils sont forcés de rester loin des autres enfants humains, cet événement est un moment exceptionnel. Amassés contre la vitre, ils me font penser à des chiots qui remuent la queue.

Je jette un coup d'œil à Ash, assis à quelques sièges de moi, le visage impénétrable. Je sais qu'il redoute le moment où il verra sa mère autant que je redoute moi-même la rencontre avec mes parents. Car c'est aujourd'hui que ça va se passer. Qu'on va enfin les voir. Et si ma Lignée me refuse ? S'ils ne m'acceptent pas ? Impossible, je suis comme eux, que je le veuille ou non. Ma gorge n'en reste pas néanmoins moins sèche comme si j'avais une angine. Je n'arrive pas à déglutir sans une onde de douleur immédiate.

J'ai peur, je me rends compte. Le genre de peur que je n'avais pas eu depuis longtemps. Qui te torture l'esprit. Qui te ronge le ventre. Je n'aime pas ça. C'est désagréable.

Ferme-la et concentre-toi. Tu es simplement nerveuse, comme une novice qui entre dans l'Arène pour la première fois.

Je prends sur moi et me redresse. Je ne dois pas m'attarder là-dessus, j'ai autre chose à faire. Ma priorité est de retrouver les miens. Mon Clan. Les rencontrer. Comprendre ce qui s'est passé à ma naissance. Pourquoi j'ai grandi avec des guépards, et pas avec eux. Mais je respire moins bien en y pensant.

Agacée d'être si sensible aujourd'hui, je jette un regard à l'extérieur. Le ciel est saturé d'hélicoptères de tous les Clans. Je balaye le paysage des yeux. Nous sommes au milieu de nulle part, éloignés de la civilisation de millions de kilomètres. L'endroit parfait pour une réunion anonyme de cette taille. Personne sauf les Hamus et les pilotes savent où nous sommes afin de réduire au maximum la fuite d'information. Un événement aussi grand serait une occasion parfaite pour une frappe aérienne. Rapide. Efficace. Meurtrière. Voilà pourquoi les Àlfars Cerfs sont armés. Voilà pourquoi je sais que sous leurs vêtements, ils en cachent d'autres et des protections. Au cas où. Toujours au cas où.

On vire sur la gauche.

- Le trident d'Hast ! Me chuchote Keylan avec incrédulité. Là où sont nés les premiers Elfes, des milliards d'années de là. Le foyer de nos ancêtres. On raconte qu'ils vivaient dans la cime des arbres et passaient de branches en branches comme des écureuils.

Je comprends tout de suite d'où vient le nom de ce lieu. Une falaise fissurée en trois pics surmonte un grand lac qui luit d'une couleur vert-bleu au soleil et se dégrade lentement en un bleu profond au pied de la falaise. Des oiseaux s'y baignent et s'envolent par groupes quand nous les survolons, remontant la cime de la forêt d'arbres touffus qui entoure la falaise et s'accroche à son dos. J'aperçois un ruban bleu sombre qui fend les falaises en deux pour se déverser avec brutalité dans l'eau douce du lac. Une cascade.

L'endroit semble désert de tout individu, laissé à l'abandon à la nature. Il y avait pourtant tant d'hélicoptères dans le ciel ! Où sont tous les Àlfars dans ceux qui ont atterri ? Où est ce Printemps ? Une brusque embardée sur le côté et je faillis tomber sur Keylan.

- Toujours aussi légère que dans mes souvenirs, ricane celui-ci.

- Oh, la ferme.

Keylan aura seize ans cette année. Il s'entraîne pour passer le test d'agent, comme une vingtaine d'enfants Cerf avec qui nous nous exerçons depuis une semaine. Il veut devenir agent spécialisé en soin, si bien que lorsque nous sommes formés à utiliser des fumigènes, démonter des explosifs, tirer au pistolet automatique sur une cible ou repérer des mines, il a de son côté une formation spécialisée avec Leinor, l'une des soigneuses des Cerfs. Nous sommes cependant ensemble dans tous les cours communs.

Il m'avait expliqué que si l'on voulait devenir soigneur, la formation se faisait au Pavillon Chamois, le Clan des Soigneurs, d'où son issue presque tous les agents soigneurs, car ils ont la capacité de sentir une maladie, une blessure ou une tumeur sur un corps proche d'eux. Ils ont un très vaste jardin où ils cultivent des herbes et des plantes médicinales parfois si ancestrales que ce sont les derniers échantillons sur terre. Pourtant, il n'était pas allé apprendre le métier chez eux, car sa petite sœur et lui avaient perdus leurs parents il y a plusieurs années de cela. Il s'était refusé de partir pour la laisser seule malgré les encouragements de Liban. Alors Leïnor lui faisait son apprentissage à la maison.

Keylan, mon guide attitré depuis qu'on passe nos cours ensemble, se penche vers moi :

- Il est temps de voir si ces cours de la « généalogie et histoire des Clans » servent vraiment, il ironise. Peux-tu m'indiquer toutes les caractéristiques physiques du Clan des Gibbons ?

Je relève le défi.

- Leurs sourcils sont blancs, ils ont un tendon en plus dans leur poignet qui leur permettent d'avoir une force des mains décuplée et une très bonne prise des doigts. Ils ont toujours un fouet sur eux, l'arme ancestrale de leur Lignée.

Keylan reste silencieux, en attente, l'œil malicieux.

- .... et... ils vivent en hauteur dans des arbres... ils connaissent n'importe quel nœud ?

- Oui, et...

- Je sais pas ! Je m'exclame. Bon, crache le morceau...

- Enfin, le plus facile : ils ne ressentent pas le vertige !

- Pas étonnant pour des types qui sont transportés sur le dos de leurs parents à trente mètres du sol dès la naissance, intervient Analya avec sarcasme. Je parie qu'à leur place, tu seras aussi serein qu'un enfant qui plonge pour la première fois...

Plonger... j'avais d'abord cru que ce mot que les Cerfs utilisent tout le temps faisait référence à la plongée aquatique... jusqu'à ce que je voie ce que c'était de mes propres yeux. Difficile de décrire l'état de semi-conscience dans lequel ils s'enfoncent alors.

Analya m'avait brièvement expliqué le principe, qui était basé sur une maîtrise de leur respiration si puissante qu'ils arrivaient à se mettre dans un stade de « veille », où leur cœur bat si lentement qu'ils peuvent rester des semaines sans manger ou endurer un froid glacial bloqué dans une grotte, dans un état d'économie d'énergie totale. Ils appelaient cela la maîtrise des « trois souffles ». Cela leur prenait des années à l'acquérir, mais c'était l'origine de la survie de leur Lignée.

Le Clan Cerf est une Lignée que l'on appelle « Défensive », c'est-à-dire qu'ils sont plus doués pour se défendre que pour attaquer. Mais cela fait d'eux des agents qui excellent dans l'espionnage. Les Clans sont séparés en deux types d'agents selon leurs capacités, Défensives ou Offensives. L'équilibre entre les deux permet de maintenir les Àlfars en sécurité. Les Cerfs, eux, sont capables de ralentir tellement leur battement de cœurs qu'ils peuvent passer pour mort devant des agents ennemis et j'ai même entendu des histoires de Cerfs ayant survécu à des hémorragies en ralentissant énormément leur flux sanguin.

Il y a aussi toute la partie des « missions cravate », appelé ainsi car il s'agit de rencontre diplomatique et de négociation envers des grands représentants sur la scène mondiale, mais on n'a pas voulu m'en dire trop dessus. Je sais seulement qu'elles sont dédiées à des Àlfars spéciaux et que ce sont les missions les plus importantes.

Nous plongeons brusquement dans la végétation. j'ouvre de grands yeux et me tiens à mon siège, mais nous glissons fluidement sous le couvert des arbres. Un choc sourd, puis un autre un peu atténué et nous nous immobilisons sur le sol. Les pales de l'hélicoptère ralentissent peu à peu et les portes se soulèvent de chaque côté du ventre de la machine.

- Nous sommes arrivés !

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