Chapitre 50 :
L'écran s'allume et une image très nette des quarante-deux Voix assises sur des gradins apparaît sur la plus grande télé accrochée au centre du mur, en face des sièges des Hamus. Je me tiens debout derrière eux, Nathan ayant quitté les lieux avant que la réunion ne commence. Un sentiment de chute libre me fauche. Quarante-deux Voix, quarante-deux bouches qui n'ont aucun scrupule à voter pour engrosser des filles pour le bien d'une Lignée ! Mes mains tremblent. La rage brûle dans mon gosier.
- Bienvenue à vous, les salue le Hamu Lion. Merci d'avoir pris le temps de nous entendre.
Le Hamu Yack hoche la tête.
- Le Clan Yack exprime également sa reconnaissance pour votre disponibilité.
Une Voix aux cheveux blancs avec des caractères inconnus marqués en encre noire dessus se lève et s'incline.
- Le conseil des Voix vous salue et vous remercie pour votre temps en pleine période de trouble. Nous vous écoutons comme nous avons écouté les dix-neuf autres Hamus, afin de décider si nous proposons une alliance officielle de tous les Àlfars aux services secrets Américains. Cette réunion fait suite à différentes réclamations de plusieurs Hamus pour que l'on prenne une position claire sur cette thématique.
Je réprime un grondement et rabaisse difficilement mes lèvres sur mes crocs. Parlent-ils toujours aussi étrangement ? Bien qu'ils aient fait l'effort de parler en anglais et pas en Lilith, je dois rester concentré pour comprendre les sous-entendus de ce qu'il dit. Le font-ils exprès pour essayer de m'entortiller dans ses formules ? M'empêcher d'y voir clair ? Un souffle brûlant me dévore les tripes. Ils n'y arriveront pas !
- Mais d'abord, vous avez quelqu'un à nous présenter, je crois, dit une Voix aux cheveux rasés sur les côtés et long au-dessus avec deux tresses courtes qui encadrent son visage, en se redressant sur son siège.
En y regardant de plus près, il a l'air du Clan des Loutres. La même peau parfaite, presque lisse, la même couleur de cheveux gris pâle presque bleu-gris. C'est un des Clans les plus sociables et les plus tolérants. Je me demande s'il est de notre côté... s'il a voté pour leur règle. Je sens la chape d'Akan stabiliser mes mains et me souffler de rester calme. Je baisse les yeux pour ne pas croiser aucun de leur regard et trahir la haine acide pour eux qui ronge mes pupilles.
Harry hoche la tête.
- Nous vous présentons Shari, dont vous avez sans doute entendu parler, car c'est la dernière représentante Guéparde. Il semble finalement qu'elle n'est pas la seule, puisqu'elle a un jumeau toujours vivant, mais vous le savez également vu que vous avez tous entendu parler le Hamu Gibbon avant de nous avoir contactés à notre tour.
Un Alfar de haute taille avec une marque noire sur le nez en forme de griffe, fait une moue modeste.
- Effectivement... un Alfar agent des services secrets, qui plus est Guépard, on peut dire que cette situation est... inédite.
Mes lèvres se serrent les unes contre les autres. Ils en parlent comme d'un objet, comme d'un pion. Je me bats pour ne pas froncer le nez et garde la tête baissée. Des bulles éclatent en gros bouillon dans mon ventre. Ils ont trop pris l'habitude de considérer les gens comme des pions !
- Trop inédite, dit son voisin qui plisse les paupières et baisse la tête en détournant le visage. Nous ne parlons pas d'une association humanitaire là, nous parlons d'un des services secrets les plus puissants du monde. Un Alfar dans leur rang n'est pas le fruit du hasard. Le rapport indique qu'il est conscient de sa vélocité et qu'il a bien les yeux dorés. Considérer que la CIA ne connaît pas sa nature alors que c'est elle qui l'a élevé serait naïf. Ils nous traquent depuis des années, nous pouvons nous voiler la face, mais c'est sûr qu'ils savent plus de choses sur nos Clans et leurs caractéristiques que ce que nous soupçonnons déjà.
Un Alfar svelte de teint clair portant des boucles d'oreilles miel et une queue-de-cheval basse hoche la tête, faisant écho à tous les murmures d'approbations autour des gradins. Il se penche en arrière et croise les bras.
- La CIA ne prend pas n'importe quel garçon dans son programme d'entraînement. Je ne vois qu'une seule raison pour sa présence là-bas : étudier et essayer de comprendre le fonctionnement de nos organes et nos capacités physiques et mentales. Ils ont dû mener beaucoup d'études sur lui depuis qu'il est enfant, qu'il s'en soit rendu compte ou non. Pour ce que l'on en sait, il a peut-être même coopéré de son propre chef...
Mes dents se serrent. Ils n'ont aucune confiance en Nathanael et ça semble de pire en pire... il est la cible de tous leur soupçon. Comment les persuader du contraire ? Comment changer leur vision ? Une Voix avec des cheveux roses et une salopette marron en tissu qui se prolonge en deux jambes de pantalons amples opine du chef.
- Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de persuasion de la CIA. Il est très facile pour eux de vider la tête d'un enfant pour la remplir de toutes leurs conneries hypocrites. Le danger est qu'il pourrait très bien se faire passer pour un allié en profitant de notre nature commune pour leur envoyer des informations en cachette en leur restant fidèle au bout du compte. On ne se détache pas de la CIA juste parce qu'on en a marre. Le fait qu'il ait proposé si facilement de retourner sa veste est vraiment très suspicieux. Le piège est droit devant nous.
Mes sourcils se froncent de plus en plus. De la sueur froide coule dans ma nuque. Je sens d'ici la position d'infériorité de Harry et Akan. Nous encaissons les attaques coup sur coup, sans avoir le temps de répliquer. Ils profitent de leur supériorité numérique pour essayer de noyer les Hamus sous un tsunami de faits et de questions. C'est très TRÈS mal parti.
À ce stade, ils sont presque tous contre, malgré l'action de sauvetage de la CIA pendant l'attaque. C'est un cauchemar ! Ils pensent probablement que c'est encore une manœuvre stratégique pour nous duper sur leurs intentions. J'essuie rageusement mes mains sur mon pantalon. Les convaincre semble impossible !
- Vous avez vu ce qu'il s'est passé lors de l'attaque de notre Pavillon. La CIA risquerait-elle ses troupes et son matériel pour maintenir une apparence ? Demande calmement Akan, les yeux mi-clos.
- Cette apparence pourrait leur rapporter bien, bien plus que quelques hélicoptères et troupes perdues, rétorque une Voix tatouée de nombreuses inscriptions blanches comme des tourbillons sur sa peau noire.
Harry s'agite sur son siège.
- Le frère de Shari ne se serait pas déplacé pour le rendez-vous s'il ne voulait pas des informations sur sa nature, intervient le Hamu Yack. Il a été isolé depuis tout petit des siens, il ne s'est jamais senti entièrement à sa place. N'importe quel lavage de cerveau ne peut pas faire oublier à un individu la solitude. La CIA l'a élevé, mais il n'y a que nous qui pouvons le comprendre.
Akan hoche la tête et le soutient :
- Durant des années, il a été bridé et obligé de taire ses instincts. Il est assoiffé de réponses sur ce qu'il est et il vient de découvrir qu'il a une jumelle qui l'attend de l'autre côté ! On peut dire ce qu'on veut sur la formation de la CIA, mais elle présente un défaut : elle ne donne aucune attache humaine à l'organisation, c'est-à-dire qu'il n'a aucun lien tangible auquel se rattacher, or nous avons tous besoins de liens forts autour de nous. Il est affamé d'amour, de chaleur humaine. De plus, il a besoin de nous pour comprendre ce qu'il est. (Ses yeux se durcissent.) Et les besoins sont nos moteurs d'actions les plus puissants.
Une Voix avec un turban et un œil mécanique croise les bras.
- Et dans le cas où il est venu sur ordres ? Il a très bien pu reporter du rendez-vous à ses supérieurs. Ils auraient alors pu profiter largement de la situation et l'envoyer avec comme but de vous convaincre qu'il est de votre côté pour récolter des informations sur nous.
Le Hamu Yack se penche et serre les lèvres.
- Sans escortes cachées ? Sans renfort ? Et ils auraient laissé Shari, la dernière Guéparde, repartir sans rien faire ? Ils connaissent très bien sa valeur commerciale.
Les Voix se regardent entre eux et même à travers de milliers de kilomètres, je sens qu'un frisson d'excitation les parcourt à la mesure qu'ils considèrent vraiment ce que nous proposons. Mes poumons sont contractés d'angoisse. J'ai la sensation d'être en apnée, le dos tendu au maximum.
Ma gorge est asséchée. Nous devons les convaincre, nous n'avons pas le choix ! Que vont-ils décider ? Avons-nous persuadé assez d'entre eux ? Je me doute bien que certains avaient déjà pris leur décision finale en concertation avec leur Hamu avant que la réunion ne commence. Mais si certains changent d'avis...
La Voix avec des inscriptions blanches sur la peau baisse la tête vers la caméra.
- Nous vous avons écoutés, maintenant, il nous revient de faire une décision. Nous en annoncerons la teneur à tous les Hamus de chaque Clan demain.
Je bascule la tête en arrière. Il n'y a pas assez de Voix de notre côté ! Même si certaines semblent reconsidérer leur position, il reste beaucoup plus de Voix sceptiques, malgré tous les arguments que nous leur avons opposés. Ils vont clore cette vidéo et notre avenir à tous sera dans leurs mains, dans des mains qui semblent avoir déjà décidé à l'avance ce qu'ils allaient faire !
Des bouffées de chaleur me montent à la tête. Le résultat du vote ne fait aucun doute, il se voit dans leurs yeux. On fonce dans la gueule du Loup ! S'ils ne font rien, on va tous mourir un par un ! Mes dents crissent. Une boule lourde s'amuse à cogner dans mon estomac. Ils vont nous anéantir ! Ma bouche se serre, puis je lâche brusquement en m'avançant :
- Si vous avez des doutes, pourquoi ne pas organiser une rencontre sécurisée entre leurs dirigeants et les nôtres ? (La main de la Voix s'immobilise au-dessus de la caméra et j'en profite pour enchaîner aussitôt.) Nous pouvons les contacter par radio en sécurisant notre position et nos informations grâce aux Antilopes. Dans ce cas, nous pourrons réellement savoir quelles sont leurs intentions sans éveiller leur soupçon, je déballe phrase sur phrase, électrifiée par l'énergie que je ressens à mesure que le schéma se dessine dans ma tête. S'ils nous cachent des choses, ils accepteront facilement nos conditions et n'en poseront presque aucune. (Mes yeux glissent sur Akan et Harry, qui se sont tournés vers moi.) En revanche, s'ils sont honnêtes, ils voudront nous imposer des conditions réelles en échange de leur alliance et négocieront les nôtres.
Le Hamu Lion masque un sourire et se retourne face à la caméra en se redressant.
- Qu'en pensez-vous ? Les Antilopes peuvent mettre cela en place, n'est-ce pas Yasmine et Maya ?
Deux Voix aux yeux cerclés de blancs hochent la tête. Celle de droite sourit.
- Ce serait un jeu d'enfant.
Les Voix se tournent entre elles, haussent un sourcil, plissent les yeux, mais le murmure qui nous parvient semble positif. La plupart acquiescent ou hochent la tête. Une femme vêtue d'une robe en biais avec les épaules dénudées et une capuche qui masque à moitié un visage qui parait fait de céramique tourne ses yeux dégradés de bleu au blanc en passant par le vert clair sur nous.
- Reste une question : comment comptez-vous communiquer pour installer le rendez-vous ? La CIA est un service secret, elle ne laisse aucune trace derrière elle qui permet de la tracer ou de la contacter.
- Je m'en charge.
Les têtes du Hamu Lion et Yack se tournent à nouveau vers moi – avec indétermination, cette fois, le genre de tête qui dit "euh, tu es sûr de ton coup, là ?". Je relève la tête et leur rend un regard direct. L'Alfar encapuchonnée me fixe.
- Très bien, mais on veut savoir comment. C'était ça, la réelle question.
Comment ? Ah bah ça, ah ah... ah... euh...
- Nathanael m'a donné un numéro qui s' auto-détruit dans deux jours pour des situations d'urgence comme celle-là.
Et sur ce, je viens de mentir à l'entièreté des Voix. Ils font la moue, mais semblent avaler la soupe et la soupière avec. Les Voix Oryx ne peuvent pas entendre l'accélération de mon cœur par vidéo et la qualité de l'image ne permet pas à la vision implacable des Lynx de s'apercevoir du mensonge sur mon visage. Je n'en étais pas sûr, mais ça vient d'être confirmé.
La Voix en salopette se retourne vers ses confrères.
- Une discussion avec quarante-deux personnes sera trop confuse. Nous devons désigner deux représentants pour mener l'entretien. Et proposer une heure où parler. Nous devons prendre en compte les possibles décalages horaires, ainsi nous devrions prendre un horaire en journée, le plus près possible de midi.
Une Voix nonchalamment assise avec kimono dénudant la moitié de son torse et tout son bras gauche fait la moue du haut du gradin.
- 13 h serait l'idéal. Il y a un maximum de sept heures de décalages horaires. Cela donne une amplitude de 6h du matin jusqu'à 20h.
- Bien, reprend la fille en salopette. Nous devons désigner les deux représentants. Qui devrait prendre cette place ?
- Il faut un talent orateur, je propose ainsi la Lignée des Loups pour le premier représentant. Leur voix est bien plus agréable et persuasive que celle des humains, ils les mettront dans une atmosphère confiante.
Les Voix se mettent d'accord sur une Voix du nom de Ysille, portant un masque noir et des mitaines de la même couleur, resté silencieux depuis le début de la réunion. Il accepte en silence également. Je me demande si sa voix est tellement puissante qu'elle risquerait d'influencer les décisions prisent s'il s'exprimait.
Une Voix habillée d'un corset noir en cuir avec des protèges-épaules et un étui accroché à son biceps croise les bras.
- Dans ce cas, je propose la Lignée Renard, pour leur capacité à discerner les réels intérêts de leurs interlocuteurs.
Une Renard du nom de Kaelan portant un pantalon avec une jambe large décoré de motif ancien accepte d'endosser ce rôle.
Je promets de délivrer le message à Nael et la vidéo s'éteint. Mes épaules retombent. Akan échange quelques mots en Lilith avec le Hamu Yack, puis se tourne vers moi. Il me tend un téléphone jetable.
- Détruis-le à la fin de ton appel. Retransmets le message dès maintenant, tu veux que quelqu'un t'accompagne pour assurer la communication ?
Eux aussi, ils l'ont crus ? A croire que je m'améliore de plus en plus pour mentir... je lui retourne son regard.
- Non, c'est bon, je sais comment manipuler ce truc. Vous pensez qu'ils prendront la bonne décision, après leur avoir parlé ?
Les deux Hamus s'échangent un coup d'œil. Akan se relève et soupire.
- Nous ne pouvons pas savoir. La haine et la rancœur des Services Secrets est si forte et profondément ancrés dans nos racines, cela peut stopper les Voix malgré les arguments de la raison en notre faveur. Ils doivent jauger si le peuple les suivra dans leur décision et s'il ne suit pas, alors ça pourrait mener à des milliers de morts. Et nous ne détestons personne plus que les Services Secrets...
- Mais après l'intervention qu'ils ont faite pendant l'attaque...
- Même, me coupe le Hamu Yack. Tu ne comprends pas parce que tu n'as pas grandi ici, mais les services secrets sont responsables de la mort de nos grands-parents, parents, frères, sœurs, amis, enfants, parfois. L'horreur fait naître la haine dans nos cœurs. (Il soupire.) Bien sûr, par pur pragmatisme, il serait fou de ne pas être pour une alliance avec la CIA plutôt que de la combattre, mais nous la haïssons tous tellement profondément... il faudrait que la majorité d'entre nous accepte de s'allier avec l'ennemi et ce pari... ce pari est très incertain.
- C'est ce qu'essayent de jauger les Voix en ce moment même, lâche Akan.
Et s'ils jaugeaient que c'était vain ? S'ils décidaient que c'était trop risqué ? Vu toutes les vies en jeu, s'ils prennent la décision de la sûreté, ce ne sera pas la nôtre... ah ! Je me tourne rageusement.
- Les vies qui sont misent à risque peuvent encore être sauvées, mais si nous ne faisons rien, c'est sûr qu'elles seront condamnées ! Je m'exclame. Comment peuvent-ils encore hésiter ? Combien de temps avant que les Clans disparaissent un à un si nous ne changeons pas de tactique ? Je m'exclame.
Un appel apparaît sur le grand écran noir et le nom du Hamu Gibbon s'affiche en grand.
Harry se tourne vers moi.
- Nous savons, Shari. Mais nous ne sommes pas aux commandes. Si tu as besoin de quelque chose, demande aux soigneurs, en attendant, nous devons traiter de choses urgentes.
Je ravale mes mots et hoche la tête, douloureusement excédée.
Les morts finiront pas arriver tôt ou tard, s'ils ne décident pas de changer les choses.
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