Chapitre 46 :

Les lumières tournent brusquement au rouge et une sirène stridente se met en marche.

Les hauts-parleurs déversent soudain la voix du Hamu Yack :

- Intrusion ! Les enfants, les malades et les soigneurs de catégorie B doivent aller au Bunker. Agents, tous aux postes de défense !

Ma poitrine se compresse brusquement. Les Alfars sortent des chambres en courant. Je saute avec précipitation hors du lit et pile à la moitié du couloir. Ash est toujours dans la chambre ! Je fais précipitamment demi-tour. Sahan m'attrape par le bras et me tire en arrière.

- Cours !

Je me dégage d'un geste et claque la porte en rentrant.

- Vite ! Il faut se mettre en sécurité !

Dans la chambre, c'est la tornade : les Chamois virevoltent dans tous les sens et débranchent Ash avec des gestes précis et rapides, habitués à l'urgence.

Sahan peste derrière moi, mais prête main forte aux Chamois qui aident Ash à se lever. Je fais un pas en avant pour le soutenir. Il s'appuie sur le dossier du lit et nous courons en direction de la sortie de secours, mais son corps n'a pas les capacités de courir comme avant et il est bien trop lent.

- Partez devant ! Je hurle à Sahan et les Chamois à travers le bruit de la sirène. On vous rejoint au Bunker !

Il relève la tête et lâche un grognement :

- Tu ne p...

Je passe devant lui et le soulève sur mon dos. Je souffle et me remets aussitôt en route.

- Tu ne pourras pas le porter jusqu'au bunker ! Cri Sahan. Laisse-moi le prendre !

- Je te le passerai si je fatigue, je grogne, cours !

Le plan du bâtiment avec ses trappes de secours est gravé dans ma mémoire. Je prends à droite, puis à gauche. Mon sang bat à mes tempes. La sirène d'alarme me strie les oreilles. Des bruits d'explosions retentissent de partout, en haut. Des pas précipités résonnent au-dessus de nous, des ordres, des cris. Une odeur de brûlé envahit le couloir, et de la fumée nous entrave lentement la vue. Je remonte mon tee-shirt sur ma bouche. Des bombes incendiaires ! Le feu doit lécher le rai des portes en haut. Je tousse et plisse les yeux.

- Sahan ! Où es-tu ?

Une main m'attrape le poignet.

- Là ! C'est par là !

Ash respire difficilement. Ses blessures doivent le faire souffrir, mais je n'ai pas le temps de ralentir pour ne pas les étirer ! Je prie pour qu'elles ne se rouvrent pas. Une explosion plus importante que les autres. Une, deux, trois autres retentissent en rafale à sa suite, et une bouteille tombe et se fracasse au sol devant nous. J'enjambe les morceaux de verre et essaye de ne pas glisser sur le liquide. Je jette un coup d'œil rapide derrière nous, mais trop de monde encombre les couloirs. Un tremblement violent agite les murs. Je jugule ma panique. De la poussière tombe du plafond. J'espère juste que le plafond tiendra.

L'atmosphère chaude est saturée de transpiration et de peur. Ma poitrine se soulève et s'abaisse de manière désordonnée. Je n'arrive plus à me repérer dans ce pois épais ! Ash lâche un grognement de douleur. Ma respiration s'accélère. L'odeur de son sang s'élève jusqu'à mes narines. Des points de suture ont dû craquer ! Je serre les mâchoires, mais je n'ai pas le luxe de lui accorder une pause, il faut qu'il tienne.

- Tiens bon, je chuchote. Tiens bon ! Sahan ? Je crie. Sahan !

- Par ici !

Je tourne brusquement la tête et accélère. Son visage m'apparaît une demi-seconde avant de s'effacer comme un fantôme.

- Suis ma trace olfactive !

J'ouvre en grand les narines et capte son odeur, quelque part sur ma gauche. Je le suis parmi tous les Alfars blessés qui se précipitent hors de leur chambre. La chaleur me fait suffoquer. Mon front est trempé de sueur et ma hanche me fait souffrir à chaque fois que je pose le pied-à-terre. Ash endure les à-coups sans se plaindre, mais ses plaies les plus fragiles se rouvrent les unes après les autres, comme un cauchemar. Je ne peux pas faire pression dessus pour endiguer le sang et des gouttes écarlates tombent au sol à notre suite. Un enfant avec une petite fille sur son dos nous dépasse en béquille alors que la petite fille hurle :

- Maman est en haut ! Fais demi-tour !

- Si tu vas la voir, tu vas être dans ses pattes ! Lance le garçon d'une voix qui laisse filtrer la terreur. Tu la verras après !

- Je te crois pas ! Braille la fillette. Tu disais la même chose avec papa !

Nous tournons à gauche et je vois enfin la trappe reliée aux tunnels de secours apparaître devant nous. Je trépigne devant le bouchon et descends enfin les escaliers derrière Sahan. L'odeur de brûlé disparaît pour faire place à celle de la terre et des torches éclairent nos pieds.

- On est arrivé... au tunnel ! Je halète à Ash.

Il ne dit rien. En tournant la tête, j'aperçois des filets de sang dévaler le long de ses doigts. La peur me prend à la gorge. Mon cœur frappe brusquement dans mon cou.

- Ash ? Ash ?

- Je vais... bien, il grommelle. Continu.

L'angoisse monte dans ma poitrine, m'obstrue le cœur. Mon ventre se tord, comme s'il allait recracher tout ce qu'il avait avalé. Je raffermis ma prise sur lui en essuyant rageusement le film de transpiration sur mon front. Pas question que je le perde ! Pas encore une fois !

- Ne t'endors pas. C'est un ordre ! Je hurle.

- On doit tenir jusqu'en bas ! Cri Sahan en se retournant. Il y a des lits à roulettes !

Je dévale les marches jusqu'à n'avoir plus que les vibrations des bombes pour les situer.

- C'est bientôt fini, je souffle à Ash en descendant trois par trois les dernières marches.

On débarque dans un tunnel plongée dans la pénombre, où des dizaines d'Alfars s'enfoncent en file pour échapper à l'attaque. Je me précipite sur la rangée de lits à roulette calés contre la paroi et dépose doucement Ash sur le plus proche. Sahan m'aide à l'allonger, je déchire mon tee-shirt et celui de Sahan pour découper des bandes de tissus et les serre autour des plaies les plus urgentes. Il gémit faiblement. Ses yeux sont à moitié clos et sa tête semble dodeliner, mais je ne sais même pas s'il nous voit encore. Ma gorge est de plus en plus sèche. La peur se terre dans mon ventre comme une araignée. Je me retourne pour attraper les barreaux du lit, mais il attrape ma main et m'arrête dans sa demi-conscience.

- Reste... avec moi, il souffle.

Ses yeux ambrés luisent d'une lueur pâle dans la semi-obscurité du tunnel.

- Bien sûr. (Je dégage doucement sa main.) Je reste avec toi.

Sahan prend l'autre côté et on avance avec le lit roulant, dans la longue file d'Alfars. Le bruit des explosions est atténué sous terre, mais on sent encore les vibrations jusqu'au creux de notre ventre.

"Il a beaucoup plus ces derniers jours, ça a fragilisé le sol."

L'angoisse remonte pernicieusement dans ma gorge. Les tunnels sont déjà fragilisés. Les explosions risquent de les faire s'effondrer sur nous ! Je me force à repousser la panique et accélère. Je fixe un point devant moi. Je m'imagine la sécurité au bout, même si nous ne sommes vraiment en sécurité nulle part. Une explosion particulièrement violente, et une grosse plaque de terre tombe du plafond et obstrue la voie devant nous. Je la fixe, les yeux grands ouverts.

Le compte à rebours a commencé. À partir de maintenant, seulement les plus rapides arriveront au bout.

On s'aide rapidement les uns les autres pour passer de l'autre côté puis on revit le même scénario une centaine de mètres plus loin. On est forcée d'accélérer, car les morceaux qui se détachent sont de plus en plus gros et de plus en plus nombreux. Les cris s'élèvent de devant et derrière nous, certains restent bloqués sous la terre, les uns se cherchent, se protègent. Les Lions créent une chape de protection sur nos têtes, mais s'ils ne sont pas au combat, c'est qu'ils sont blessés ou trop petits, leur état est trop instable pour qu'ils puissent la maintenir pour tout le monde. Devant nous, une roche tombe sur une Yack, un petit garçon s'effondre à côté et des larmes dévalent ses joues en silence, mais une femme le tire en le pressant à courir. On zigzague pour esquiver les morceaux, mais la plupart d'entre nous ici sont blessés et n'arrivent pas à soutenir le rythme.

Lorsque les portes du bunker se dressent enfin devant nous, des enfants sortent à notre rencontre et, efficaces et le visage sombre, nous aident à transporter les blessés dans le bunker, où les soigneurs sont en train d'opérer les blessés qui arrivent en mauvais état. Des soigneurs emmènent Ash et je me retrouve toute seule en plein milieu du bunker. Je me dirige alors auprès de la seule radio en notre possession, placée au centre d'un cercle d'enfant, comme une sorte de relique.

Elle est réglée sur la fréquence des talkies-walkies des Agents en train de se battre pour leur vie dehors, pourtant les enfants sont tous silencieux et les yeux secs. Les derniers mots d'un Yack pris dans une explosion, les cris d'un Lion ensevelis sous un effondrement de pierre, les phrases coupées en plein souffle par une mort soudaine. Comme tous les autres, je guette des noms, des voix familières, m'assurer qu'ils sont vivants.

Sahan me rejoint au moment où la voix de Nathan sort du lot. Il est touché à la jambe. Akan semble en mauvais état également, pris dans le même tir de mitraillette. Je me lève et fais les cent pas, incapable de rester aussi silencieux que les enfants. Allons-nous nous en sortir ? Je pense à Lyo, Nathan, Akan et tous les autres qui se battent en haut. Et Kaïcha ? Kaïcha ! Elle n'était pas avec nous à l'infirmerie ! Où est-elle ?

Brusquement, une nouvelle alerte d'approche d'hélicoptères de combat grésille dans la radio, et un silence étouffant nous prend tous à la gorge. Je cherche la sortie du regard. J'ai besoin d'agir ou je vais devenir folle. Je la repère pas loin, un tunnel blindé qui s'enfonce sur ma droite et doit ensuite remonter. Je fais un pas, quand je suis sèchement tirée en arrière. Je balance mon poing derrière moi. Un « ouch ! » s'élève et Sahan m'attrape le bras.

- Même pas en rêve ! Il gronde.

- Lâche-moi ! Je grogne en tirant sur mon bras pour le dégager.

- Tu veux aller sur le champ de bataille en boitant ? Tu vas te faire tuer !

- Ils ont besoin de toute l'aide qu'ils peuvent avoir !

- Exactement ! S'exclame-t-il. Pas d'estropiés ! Pense à Ash si ta propre vie ne te suffit pas !

Je me dégage brutalement :

- N'ose même pas parler de lui !

Je m'immobilise. Difficile de rater les hurlements qui sortent de la radio.

- Ils sont de notre côté ! Ils nous aident ! Ils nous aident !

Les hélicoptères ? Des alliés ? Des autres Clans ? Je repasse mentalement toutes les informations qu'on a pu avoir dessus. Les hélicoptères étaient militaires, ils l'ont clairement dit. Quelle armée pourrait se ranger de notre côté ? Et comment auraient-ils pu savoir que nous sommes attaqués ? Je réalise soudain. Il n'y a qu'une personne capable d'un tel mouvement, et dont les hommes suivraient sans discuter les ordres.

Mon fou de jumeau.

J'ai envie de crier de joie, et apparemment, je ne suis pas la seule parce qu'une vague de cris et de soupirs de soulagement s'élèvent dans le bunker. Akan a dû le contacter en urgence et il a dû prendre la décision tout seul, ses supérieurs n'auraient jamais acceptés. Une inquiétude de plus en plus diffuse prend le contrôle de ma poitrine. Dans quel pétrin il s'est fourré ?

Les talkies-walkies grésillent et Akan et Harry donnent une série d'ordres aux Alfars survivants pour assister l'atterrissage des hélicoptères et procéder à une identification en règle des soldats à l'intérieur. On aurait pu s'attendre à accueil plus chaleureux, mais les Alfars ont réussi à survivre en faisant attention à ce que personne à l'extérieur ne le sache, ils veulent s'assurer de la confidentialité de cette intervention.

Sauf qu'au lieu d'atterrir, les hélicoptères repartent.

Le soulagement m'envahit. Son déplacement ici a peut-être encore une chance de passer sous le radar de ses chefs s'il n'a jamais atterri. Je note dans un coin de la tête de le remercier à la première occasion. Je me précipite dans le tunnel, monte clopin-clopant les marches et débouche à l'air libre en plein champ. Un kilomètre. C'est la distance entre le bunker et le Pavillon. Je me mets en route en grimaçant.

À mesure que j'approche, de la fumée s'élève au ciel, et j'aperçois des points noirs dans le ciel qui s'éloignent et finissent par disparaître. En revanche, j'entends un bourdonnement grossir derrière moi. Je me jette au sol en dégainant mes dagues, piètre défense contre des balles. Le cœur battant à mille à l'heure, je rampe jusqu'à un bosquet décharné en priant pour que mes vêtements sombres se fondent dans l'ombre.

Plaquée au sol, je vois une grosse camionnette accélérer. Mon pouls martèle dans ma tête comme un marteau. Ils avaient des renforts ! J'ai la gorge aussi sèche que de la poussière. Ils se dirigent sur moi ! Repérée, je n'ai plus beaucoup d'espoir. Il va falloir que je vise bien parce que je n'aurais qu'une chance. Je ralentis ma respiration.

La camionnette se rapproche, se rapproche... je bondis. J'atterris d'une roulade sur le capot du véhicule. Je brise d'un coup de dague le pare-brise et glisse mon autre dague sous la gorge du conducteur en donnant un coup de pied dans la tempe de son passager.

- Je vois un mouvement et je nous renverse dans le fossé !

La camionnette part sur le côté.

- Shari ! Hurle Sahan en faisant un écart du volant. Fous le camp !

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