Chapitre 42 :
Comme si mon poids était tombé sur ma poitrine. Comme si mon sang avait déserté ma tête. Comme si... sensation de vertige. Mon souffle résonne dans mes oreilles, saccadée, déformée, bruyant. Les yeux secs, impossibles à détourner, comme faits en bois.
Jumeau.
J'ai un jumeau.
Et il est droit devant moi.
Mes pieds reculent, butent contre quelque chose. J'aurais aimé m'asseoir sur une des chaises restantes, mais je doute qu'elles soient assez stables sur ses deux pieds de valide sur quatre. Un mélange d'effroi et de bonheur crépite dans ma poitrine. La stupéfaction est la celle chose qui n'a pas encore fait exploser le mélange. Je n'y crois pas. Je ne devrais pas être autorisé à sentir autant de bonheur. Aucun mortel ne devrait pouvoir avoir accès à tant de bonheur qu'il pourrait nous détruire.
Je lui effleure les mains, les bras, le visage, sans jamais oser le toucher vraiment. Ses iris jaunes or, son corps svelte taillé pour la vitesse, sa peau dorée... jamais, jamais je n'aurais cru voir un jour un autre de mon Clan. Un Guépard Vivant. Mon coeur va s'échapper de ma poitrine. Je ne suis plus la seule. Un autre existe ! Un autre qui me ressemble trait pour trait, à tel point qu'on jurerait que c'est la même main qui nous a cousu.
Mes yeux le parcourent lentement de la tête aux pieds. Et cette personne est la plus proche sur terre de moi. Mon cœur souffle et siffle comme une casserole trop remplie. Personne d'autre n'a de sang plus similaire au mien. Car nous avons été créés dans le même ventre, imbriqués l'un dans l'autre. Nos cœurs ont battu à l'unisson. Et ils battent pour être toujours en rythme. Un manque violent me coupe la respiration. Je ne sais pas d'où vient cette pensée si intense, si puissante, mais soudain, elle rayonne dans ma tête.
Il m'a manqué.
Je prends une brusque respiration et me retourne face à mon ancien directeur, essayant de deviner à partir de quel moment il a commencé à se foutre de ma gueule. Mes yeux se plissent. J'avale d'une traite l'eau que Neal me tend. J'ai du mal à contrôler la fureur dans ma voix quand je siffle :
- Dis-moi une seule chose : comment l'as-tu retrouvé si tu le pensais mort ?
Neal soupire, une jambe repliée contre le mur.
- Ma section était en patrouille dans les Andes quand ont nous ont contactés pour couvrir le plus de périmètre possible et localiser les ruines d'une ville rasée par un incendie pour récupérer ses survivants. Une fois repérés, nous avons procédés à l'évacuation de tous les bunkers avec mes équipes. En organisant l'évacuation, cet homme m'a glissé un papier dans la main avec un lieu de rencontre dessus.
M. Jamal hoche la tête et se rapproche.
- Impossible de ne pas reconnaître les traits de Shari dans les siens, j'ai tout de suite compris qui tu étais. Quelle mauvaise blague du sort, un Àlfar qui travaille pour ceux qui nous traque... je voulais savoir ce qu'il se souvenait de ses origines et je lui ai donné un rendez-vous, deux jours après.
Il fais la moue.
- Je dois dire que j'ai été surpris que tu te montres, je pensais que tu me prendrais pour un vieux fou et jette le papier. Mais tu te souvenais assez apparemment, pour que tu saisisses l'opportunité de comprendre pourquoi il y avait des fois où tu était si différent des autres. Je me doute que tu t'es fait lavé le cerveau, mais il y a des choses que le cerveau ne peut juste pas oublier et qui s'accumulent... jusqu'au jour où quelqu'un vous glisse un papier dans la main. (Il sourit) Quand je lui ai expliqué qu'il n'était pas un homme, il m'a pris pour un complotiste. Une semaine après, il toquait à nouveau à la porte du dortoir, il ironise.
Le dortoir ? Il est allé le voir directement aux refuges aménagés pour les survivants ? Il a fait tout ce trajet juste pour le voir ? Neal se tourne vers moi.
- Il m'avait demandé de remplir une seringue de sang et de l'injecter à un de mes soldats, dans son sommeil. Ce que naturellement, je n'ai pas fait - c'est vraiment un truc de bâtard. Par contre, le soldat ennemi a vomi tripes et boyaux. Le sang n'est pas censé faire cet effet...
Mon regard s'abaisse au sol et je fronce les sourcils.
- Pourquoi tu pensais qu'il te mentais ? Et c'est quoi un complotiste ?
Neal incline la tête.
- Me dis pas que toi aussi... ?
M. Jamal soupire.
- C'est une personne qui croit en des théories qui démentent une vérité commune et scientifiquement vérifié. Braçalia était un monde à part, comme il a été longtemps dirigé par les Kangourous, l'existence des Alfars est resté en tant que légende une fois leur extinction. Ici, les Alfars se sont toujours cachés des hommes, ce n'est donc pas surprenant que Nathanel se pensait humain. Aucune légende ne fait état de leur existence. Les références à votre espèce sont biaisées, dans les légendes d'aujourd'hui : les centaures, par exemple, ont été créé lorsque les Zèbres étaient encore en partie chevaux, dans l'antiquité humaine ou encore les longues canines des Loups et leur endurance ont crés le mythe des Loups-Garous, mais ils apparaissent tous comme des créatures distinctes au lieu de former un seul et même peuple.
Je plisse les yeux. Super, le gros bloc d'information. Soudain, je fronce les sourcils.
- Eh ! Comment ça se fait qu'il est plus grand que moi ?
L'intéressé arbore un sourire fier.
- Je savais bien que les légumes ça faisait grandir ! Fallait pas rester dans la savane à manger de la viande crue, mon petit croc.
Je hausse un sourcil narquois, alors que l'ex-directeur nous observe d'un air totalement déboussolé.
- Ouais ben ça a pas l'air de développer les muscles en tout cas...
Nael croise les bras.
- Je ne t'en voudrais pas si tu ne sais pas en reconnaître un.
Je ricane.
- C'est ça. T'iras pas pleurer sur la tombe de maman quand tu perdras au bras de fer contre moi ?
- Aucune chance, je sais pas où elle est.
Je fronce les sourcils.
- Elle a une tombe ?
- Une urne funéraire, précise M. Jamal. Elle est enterrée au cimetière des Guépards, avec tous ses ancêtres.
- Tu sais réchauffer l'ambiance, lance Neal. Heureusement que tu n'est pas dans ma section...
Je jette un coup d'œil à mon jumeau.
- D'ailleurs, tu as dit que tu étais en patrouille dans les Andes avec ta section, est-ce que c'est ce que tu fais ici, aussi ?
Ses yeux se fixent sur moi et je comprends pour la première fois à quel point des iris dorés peuvent être déstabilisants.
- Je ne suis pas autorisé à t'indiquer ce que je fais ici, il répond d'une voix presque automatique.
Je me redresse.
- Pourquoi ? Tu es mon jumeau. Je veux savoir.
- Les règles des services secrets sont stricts, intervient Mr. Jamal. N'essayes pas d'en savoir plus, un agent ne te dira jamais ce qu'il fait en mission.
Je me tourne vers la Pupille.
- Très bien, dans ce cas, que fais-tu ici, toi ? Tu n'es pas dans les services secrets, que je sache.
Il lève les yeux au ciel.
- Pas besoin de me menacer, nous avons le même but. J'ai beau avoir fuis les Clans il y a longtemps, je reste une Pupille, la seule chose que je veux, c'est la paix pour toi et les autres. Dès que j'ai vu Nathanael à Braçalia, j'ai vu une immense opportunité. C'est en changeant les choses de l'intérieur que tout peut bouger et il est un Àlfar à l'intérieur d'un service secret. S'il y a bien quelqu'un qui peut faire avancer les choses, c'est lui.
"Briser le cercle vicieux". Je me demande si Ashir a quelque chose a voir avec la présence de M. Jamal ici... je secoue la tête. Je ne crois pas aux idées illusoires. Neal a vécu depuis son enfance parmi eux et après avoir parlé deux fois à un inconnu, il serait prêt se retourner contre son foyer ?
Je me tourne vers le Guépard et essaye de sonder ses pupilles.
- Pourquoi est-ce que tu désobéirais à tes supérieurs pour nous aider ?
Il me considère pensivement en silence, les yeux mi-clos, la tête penchée sur le côté.
- Tu sais quel est mon surnom, ici ? Le Corbeau : partout où je passe, c'est un présage de mort. (Le menton légèrement levé, le visage tourné vers l'horizon, son regard glisse au loin, les cheveux soulevés par la brise de la fenêtre) Pourtant, ce n'est pas moi qui décide des cibles à abattre. Je n'ai aucune information sur la raison de leur élimination. Et si je tue des gens qu n'ont rien faits ? Est-ce que ça vaut vraiment le coup ?
Son regard coule sur le côté et s'arrête sur moi.
- Ça ne t'a jamais fait ça ? De travailler depuis longtemps quelque part et de remettre de plus en plus en question la véracité des raisons pour lesquelles on s'y accroche.
Tous ces enfants contre lesquels je me battais pour le plaisir de la foule... je me secoue et relève la tête. Les battements de mon cœur résonnent de plus en plus vite dans mon ventre.
- Tuer ? C'est ton job, ici ? J'insiste.
Il me fixe intensément, son œil droit caché par ses cheveux, puis son regard se détourne sans rien dire, ses mèches libres balayant son visage. Je le fixe longuement. Pas de réponse est plus clair qu'un mot.
- Tu es de la CIA, tu n'as pas des missions pour rien, il y a forcément une raison pour que les services secret Américains t'envoies neutraliser quelqu'un, intervient M. Jamal.
- Et comme tu nous l'as raconté, on dirait que ce n'est pas aujourd'hui que tu as commencé à douter, alors pourquoi ne pas être partis depuis ? Je renchéris.
Son visage se baisse avec un petit bruit moqueur.
- La CIA n'est pas une pièce avec une entrée et une sortie. C'est une cage dont tu n'as pas la clé. Tu peux te faire miroiter que tu peux lui échapper, mais elle finira toujours par te ramener. Nous avons dans notre petit bocal là-haut des informations trop sensibles pour qu'ils veulent prendre le risque de nous laisser dans la nature. (Ses yeux se relèvent sur moi et m'aimantent d'une énergie noire) On entre dans la CIA, on n'y sort pas.
Je fouille son regard. Il le détourne. Je baisse les yeux. Il y a un passé trop complexe, trop sombre, trop violent, dans l'intensité de ses pupilles. Se pourrait-il qu'il dise vrai ? Qu'il doute de la CIA ? Qu'il n'y soit pas si attaché que cela ? M. Jamal aurait-il vu juste en le considérant comme un potentiel allié ? Je me mords l'intérieur des lèvres et décide de pousser le bouchon encore un peu plus loin.
- Pourquoi ? Qu'est-ce qui t'amènes à penser cela ? N'es-tu pas heureux d'être à la CIA ?
Il relève la tête, le cou tendu vers le ciel et les yeux mi-clos levés vers le ciel. Il reste longtemps silencieux, comme ça. Je sens son pouls battre sous sa peau et je me demande à quoi il repense. Ses lèvres s'entrouvrent.
- Je faisais partie du programme Alpha en entrant à la CIA... un programme destiné à former des enfants pour en faire des lames de couteau aussi durs et acérés que l'acier. (Son regard descend sur moi.) Nous étions six, de tous âges et origines. Au fil des mois, je me suis rapproché d'un autre garçon qu s'appelait Pi. On a survécu à la formation en surveillant constamment les arrières de l'autre. On était inséparables (Il esquisse un sourire ironique). Des jumeaux. Notre duo était tellement redoutable qu'ils nous ont envoyés aux missions ensemble. A mesure qu'on grandissait, on a été assigné à de plus en plus de missions, jusqu'à ce que ne se passe pas une journée où nous n'étions pas en mission. Nous étions constamment en déplacement, mais toujours nous deux ensemble.
Ses paupières s'abaissent souplement au sol. Ses lèvres restent en suspension dans l'air, entrouvertes. Il les serres, puis se détache du mur.
- Un jour, la cible à éliminer n'avait pas de visage, mais était libellé menace de l'Etat. On a pénétré dans l'habitation, neutralisés les gardes, montés l'escalier, ouvert la porte et notre cible était là : endormis dans un berceau... un bébé. Pie a efusé. Il disait qu'un bébé ne pouvait pas être une menace. Il avait peut-être raison. Je l'ai jamais su.
Il fait une pause. Mes mâchoires se serrent. Il a assassiné un bébé de sang froid.
- Cette même nuit, il s'est enfui. Je ne sais pas s'il a été rattrapé par l'unité qui a été mise à sa poursuite, je ne sais pas s'il est toujours en vie, mais je ne l'ai jamais revu. C'est à partir de ce moment que j'ai tout remis en cause, sans oser partir comme l'a fait Pi. De toutes façon, qu'est-ce que j'aurais fait, dehors ? Je n'ai aucune formation à part celle de la CIA. Je ne sais même pas ce que j'aime, nous n'avons jamais eu de place pour les loisirs durant notre apprentissage.
Je le dévisage longtemps. Dégoût de lui-même, amertume envers ses supérieurs, envers ce programme Alpha, la douleur de la perte de Pi, le trouble qui a suivi, la méfiance envers les ordres, et la fatalité, le plus douloureux, car il sait qu'il les exécutera toujours. Et enfin, l'espoir, une toute petite lueur d'espoir qui embrase sa soif de vérité, de passion. Je fronce les sourcils avec surprise, jusqu'à ce que je me voie dans le reflet de ses yeux. Je fixe la lueur sans la comprendre.
- Quel est cet espoir ? Je souffle.
Neal fronce les sourcils.
- Quoi ?
Je me dresse.
- Alors pourquoi ça changerait, maintenant ?
Il me retourne mon regard longtemps, si longtemps que j'ai l'impression d'être plongée dans un endroit hors du temps.
- Je peux partir maintenant. J'ai découvert que la CIA n'était plus la seule famille que j'avais.
Une vague brûlante rugit dans mon ventre et je sais à ce moment qu'il la sent aussi. Je sais même qu'elle vient de lui. Je comprends, soudain. Cette flamme dans son regard, c'est moi.
Je suis son espoir.
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