Chapitre 23 :
- À découvert ! Hurle la Hamu Loutre.
La panique vibre dans tout mon corps. Combien sont-ils ?
Nos forces réagissent d'un seul mouvement et des centaines d'Alfars surgissent de terre et du lac derrière les parachutistes en un rugissement furieux. Pris entre la ligne de devant et de derrière, les soldats se heurtent aux deux lignes avec un fracas d'une violence inouïe. Des os craquent. Des gerbes de sang giclent. L'air prend un goût métallique sur ma langue et le sol lui-même semble devenir se durcir sous mes pieds.
Ma poitrine se soulève rapidement. Mes yeux assistent au spectacle de tous ces corps qui tombent et roulent au sol sans rien pouvoir faire. J'essaye d'apercevoir si ce sont des têtes que je connais, mais il y a trop de mouvement partout, mon regard ne peut pas suivre. Il apparaît néanmoins rapidement que s'ils ne sont pas la rapidité et l'agilité de nos Agents, les soldats ont l'avantage de combinaisons qui s'apparentent presque à une armure inviolable. Les Agents sont obligés de redoubler de force et de vitesse pour les prendre par surprise alors même que beaucoup d'entre eux ne semblent pas bien plus âgés que moi.
Les Panthères feulent dans toute la vallée et je lève brusquement la tête. Je ne vois rien, jusqu'à ce qu'un éclat métallique se reflète en plein ciel. Et que les premiers Agents sont fauchés en pleine poitrine.
Tac, tac, tac, tac, tac !
Mes yeux s'agrandissent sous le massacre des balles qui crèvent les organes de tous les Agents dans leurs viseurs. Des drones ! D'où viennent-ils ? Ma gorge se serre. Les hélicoptères ! Ils ont anticipé un moyen de continuer à nous tirer dessus si leurs engins volants se révélaient inutiles. Ils avaient équipé les hélicoptères de drones ! Ils veulent immobiliser l'énergie redoutable des Lions, qui obligés de réagir, doivent se mettre en retrait pour créer un nouveau bouclier.
Des mouches bourdonnent au-dessus des cadavres, attirés par la puanteur du sang, certains venant se nourrir sur des corps encore vivants. Mon estomac se soulève. Partout, la violence est à couper le souffle. Ce n'est plus que du corps-à-corps bestial et sanglant. L'herbe se teinte lentement de rouge. Le liquide épais et poisseux colle aux semelles des combattants et les fait déraper. Il coule et rentre dans la bouche des Àlfars qui, blessés par les balles des hélicoptères, n'ont jamais eu le temps d'atteindre la forêt et son en train de se faire piétiner. La plupart sont des enfants qui hurlent des noms encore et encore, mais personne ne les entend au milieu du champ de bataille.
Une musique endiablée s'élève soudain dans les sous-bois et prend de l'ampleur. Les Oryx semblent être entrés dans la partie. Les soldats semblent en souffrir, mais une piqûre d'adrénaline me raidit soudain et je vois les Agents se redresser tous d'un coup. Une rage et une énergie urgente explosent brusquement en moi.
Je veux me battre.
Je bondis au-dessus de la ligne de défense des Agents et me réceptionne d'une roulade sur le sol piétiné avant de me relever et de plonger dans ce déferlement de haine. Mon corps est sur le qui-vif, tendu comme jamais, mes sens en hyper-écoute. Je cours en zigzag, je me baisse, roule, me relève, repars. Des éclats rouge vif s'embrasent des mains des Lycaon qui mettent feu à leurs armes, les Gibbons utilisent les soldats comme des appuis pour s'élancer dans les airs, les Mangoustes fendent les rangs ennemis avec une sensualité mortelle. Les cris et l'odeur de la mort explosent partout. La respiration courte, je repère un mouvement faible. Un gémissement étouffé. Là ! Je vois enfant l'enfant Àlfar blessé au sol. Un souffle d'air. Je me baisse brusquement et un Agent est projeté au-dessus de moi.
Ne reste jamais immobile sur un champ de bataille.
Une giclée de sang tiède m'éclabousse. Un soldat au corps-à-corps avec un Renard lui a planté un couteau dans la gorge et il s'étouffe avec son propre sang. Un sifflement aigu et je me jette au sol juste à temps pour esquiver la chaîne enflammée qu'un Lycaon fait tournoyer. Je me relève aussitôt et reprends ma course. Tout va si vite et de partout, je suis obligé de suivre mon instinct pour éviter les armes, les coups. Dans la panique du champ de bataille, je sens le déplacement d'air trop tard. Une balle me percute le talon.
Mon pied cède et je tombe avec un cri de surprise. Je tâte la blessure et serre les dents en me relevant difficilement sur un genou. Je retiens brusquement mon souffle. La douleur explose dans ma jambe. Je grimace et me relève sur mes deux pieds. Je cours clopin-clopant jusqu'à l'enfant Renard et la douleur me monte au cerveau, mais je dois bouger. La moitié de son visage est en sang et ses jambes ne lui semblent plus d'aucune utilité. Je le soulève sur mon dos avec le plus de délicatesse possible – aucune. Il doit être blessé à plusieurs endroits, car je sens mon tee-shirt s'imbiber lentement d'un liquide épais. L'odeur forte et métallique du sang agresse d'un coup mon nez et je me force à respirer par la bouche.
Mes bottes martèlent le sol retourné et écrabouillé par des corps et des semelles. Je souffle et grimace, l'impression de m'enfoncer un clou dans le pied à chaque pas. Le feu et le sifflet des balles rugissent à mon oreille. Je tourne la tête précipitamment à droite, à gauche, mais le cahot est tel que je ne peux rien tirer de mes yeux, alors je me concentre sur mon environnement immédiat et improvise. Sa tête ballotte sur mon épaule quand j'esquive les combattants, et soudain, le doute me prends. Et si c'était trop tard ? Vu tout le liquide qu'il perd sur mon dos, il doit non seulement avoir été pénétré par balle, mais aussi par arme blanche, il ne lui reste pas beaucoup de temps ! J'accélère et franchis d'un bond les lignes en sens inverse alors qu'il se débat mollement.
- Arrête ! Tu vas perdre encore plus de sang.
La peau brûlante de son front contre mon cou perd de plus en plus de la chaleur. La panique me tord le ventre. Je ne suis pas soigneuse, si son état se dégénère avant que je n'arrive, je ne pourrais rien pour lui ! Je me force à me concentrer sur l'odeur du sang qui précède le chemin qu'on prit les rescapés, mais le sang de l'Àlfar sur mon dos brouille tous mes sens, si bien que je dois me fier aux traces de pas sur un sol désespérément sec. Je tourne à droite et débouche enfin sur le champ des soigneurs, un grand espace à ciel ouvert où des centaines de blessés sont allongés sur des draps de soin provisoire.
Je titube et happe la veste d'un soigneur. Il jette un coup d'œil au garçon d'un air pressé et disparaît en quelques secondes avec lui dans ses bras. L'esprit embrouillé, je m'appuie contre un tronc d'arbre en essuyant mon front de ma main. Un tambour cogne dans ma tête. J'ai l'impression de sentir mon cœur battre douloureusement dans mon talon. Je dois me faire enlever cette balle, mais je comprends très rapidement qu'il n'y a pas assez de soigneurs pour les blessés. Je ne me ferais pas soigner avant plusieurs heures.
J'essaye de repérer Ash, mais les victimes sont trop nombreuses et pas un seul bruit ne me permet de le repérer parmi tous les autres. Les soigneurs opèrent dans le silence le plus complet et les blessés, enfant comme Agents, ne lâchent pas un cri. Ash n'a pas l'air de faire exception. Le chercher pendant des heures sera aussi inutile qu'épuisant, mais je ne peux pas rester immobile à attendre qu'on s'occupe de cette balle non plus. Je ferme les yeux. Je vais sans doute regretter ma décision.
Je repars dans l'autre sens. Je n'ai aucun mal à retrouver le chemin jusqu'au champ de bataille. Contrairement au champ de soin, les cris des combattants et le bruit des balles sont assourdissants. Je me fais violence pour mettre un pied devant l'autre, mais la peur dans mon ventre me pousse à la combattre. Je ne survivrai pas dans ce monde en ayant peur.
Je découvre en arrivant que la ligne de défense a disparu en une seule et même mêlée de combattants. Le dégoût et la nausée me montent à la gorge. Je n'arrive même pas à distinguer les blessés des vivants. Je vois des bouts de rouge partout. Des intérieurs à l'extérieur de leurs propriétaires, des filets de sang qui sortent de leurs veines, des yeux exorbités, des fronts trempés de transpiration, des membres lacérés. Mes tripes se serrent. Une "boucherie", je sais maintenant ce que ça veut dire.
Mon corps me hurle de m'enfuir, mais je me force à camper sur mes deux pieds. Je ravale ma répulsion et repère un jeune Àlfar d'une quinzaine d'années qui halète, allongé sur son flanc, gravement blessé. Je prends une grande inspiration et plonge. J'évite les sabots de l'étalon d'un Zèbre qui se cabre et suis arrêtée par un serpent qui se tord dans tous les sens pour atteindre les failles de l'armure de son adversaire. Alors qu'il se glisse vivement sous lui, le soldat attrape son pied, lui assène un coup de genoux dans la tête et le plaque brusquement au sol.
Je ressors ma dague de ses reins et il lâche prise en ouvrant la bouche, l'air stupéfait. Je me recule, le cœur affolé, et le Serpent se jette aussitôt sur lui et reprends l'avantage. Je les contourne et atteins presque ma cible quand je sens un sifflement d'air derrière moi. Je me baisse de justesse alors qu'un fouet fend l'air, mais ce n'est pas celui d'un Gibbon. Galvanisée par la peur, je me retourne et le tranche en deux de mes dagues. Un parachutiste avec une tenue éclaboussée de sang essaye de m'éventrer avec un grand couteau cranté, mais je le bloque in extrémis de mes dagues croisées. Une goutte de sueur coule dans mon œil et me brûle. Mon cœur explose dans ma poitrine. Mes bras tremblent. Il est en position de force, dès que je lâcherai, il va me découper en deux !
Je recule d'un bond en arrière et son arme s'enfonce juste à mes pieds. J'exécute un salto et retombe accroupis derrière lui alors que la lame balaye les airs dans son dos. La terreur pure me traverse. Je me jette au sol en arrière et le couteau frôle mon ventre. Je roule au sol, lui fauche les jambes et il tombe aussitôt. Je bondis et le plaque aussitôt au sol, mais il tente de me planter un deuxième couteau dans le ventre. Je me décale brusquement et la lame s'enfonce dans mon flanc. La souffrance est soudaine et brutale. Je me courbe et lui crache du sang au visage. Il l'enfonce plus. Je m'arc-boute en hurlant de douleur et lui transperce brutalement la gorge.
La pression s'arrête. Je hoquette et agrippe le manche du couteau en roulant sur le côté. Je halète et presse mon flanc d'une main, la tête tout embrouillée. Mon instinct me force à me ressaisir et à me relever.
Bouge !
Je sens le métal bouger lui aussi dans ma chair. Un frisson glacial me secoue de l'intérieur.
- Ah... ah...
Les mains accrochées au manche, je tremble. Je ne veux pas garder le couteau enfoncé dans ma chair, mais si je l'enlève, je vais me vider de mon sang en moins d'une minute. Ah... tant pis. Je me relève péniblement. La douleur explose à chaque mouvement. Je me plie en deux. Mes yeux s'arrêtent sur le soldat. Décapité. Je me fige.
L'information met quelques secondes à parvenir jusqu'à mon cerveau. Décapité. Un froid glacial me paralyse lentement. Je n'entends plus rien à part ma respiration courte et tremblante. Je m'approche en vacillant et touche sa peau comme dans un état second. Froide. Je cherche son pouls. Il y en a pas. Ça me fait quand même un choc. Je recule d'un pas. D'un autre.
Je ne vois plus que mon adversaire, ma dague et la flaque de sang sous lui. Son cou pisse de liquide rougeâtre à une pression impressionnante. Ça gicle comme une fontaine. Je me penche automatiquement pour récupérer ma dague et je m'immobilise. Ma main est éclaboussée de sang.
De son sang.
Ma tête me tourne. Quelqu'un me bouscule.
- Dégage !
Soudain, le monde se remet à bouger autour de moi. Les cris des blessés à l'agonie, les gémissements des mourants, le bruit écœurant des lames qui rentrent dans la chair, les courses, le sang. Un brusque trop-plein de violence me prend. Des hommes qui s'entre-déchirent, partout. Je ne me rappelle plus pourquoi. Je crache de la salive mêlée de sang par terre. Je relève les yeux et ils se posent sur l'enfant blessé au sol.
Je me ressaisis et me fraye un passage jusqu'à lui, le couteau enfoncé dans mon flanc. Je suis brûlante. Ma respiration résonne comme des coups de feu dans mes oreilles. Il gémit en fixant d'un air hanté la coupure dans son ventre qui laisse voir un bout d'intestin, mais un nouveau vide en moi me déconnecte de la réalité.
Ramener l'enfant.
Je lui prends le bras et le bascule sur mon dos en m'étouffant de douleur. Je respire par à-coups par le nez pour rendre ça plus supportable, je me retourne et cours dans l'autre sens. Wow. La souffrance atteint un niveau que je n'avais jamais vécu encore. Mes yeux s'agrandissent de choc. Je m'étouffe.
- A... ahhhh !
J'ai l'impression que de la lave se crée dans ma chair, brûlant tout autour de la lame enfoncé dans ma peau. Est-ce que je vais arriver jusqu'aux soigneurs ? J'ai l'impression de sentir le brûlé. Mes yeux sont aveugles de douleur. Je fonce en avant, je ne sais même pas si je prends le bon chemin, je ne me fie plus qu'à quelque chose à l'intérieur de moi qui me dis où aller à quel moment. J'espère de tout cœur qu'elle voit juste.
J'accélère jusqu'à sentir une sensation familière. L'enfer. J'ai l'impression de passer sous les rails de l'enfer. L'impression que je vais dégueuler à tout moment, l'impression que des explosions me crible le corps, l'impression que je vais mourir. Dans mon état, soit j'arrive assez rapidement au bunker, soit je perds conscience avant. Si je perds conscience... je meurs.
Je ravale le goût de vomi qui me monte à la gorge et accélère en priant pour que je tienne encore. Mes muscles se tordent. J'espère que le couteau n'a pas touché d'organe. L'enfant manque plusieurs fois de tomber de mon dos et je dois le rattraper de justesse. À la vitesse où je vais, il se tuerait en tombant.
Mes jambes cèdent et je tombe au sol, lui avec moi. Je roule sur le côté en respirant péniblement, comme si la douleur qui me poignardait n'avait que ça à faire que de m'empêcher aussi de respirer. Je lève les yeux et m'aperçois qu'on est dans le champ de soin. Mon estomac se contracte violemment, et continue même une fois que j'ai rendu tout ce qu'il contenait, à moitié sur moi. L'odeur du sang atteint mes narines. Je sens confusément des présences autour de moi, mais un marteau-piqueur me cisaille la tête. Mon corps se mutine contre moi-même.
Je vais... mourir ?
De l'air. Des sons. J'essaye d'ouvrir les yeux, en vain. Mes paupières sont collées par la sueur. La douleur.
Je ne veux plus qu'une chose : oublier.
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