Chapitre 1er :

Le silence est total. Seul le bruit de ma respiration trouble le calme de la nuit.

Il fait chaud. Trop chaud. Je suis allongée sur ma couette. La chambre qu'on m'a assignée depuis que je suis rentrée, hier, est d'un confort troublant, comme si on voulait me pousser à rester à l'intérieur. Les coussins sont gonflés comme des ours après un festin de saumons et le matelas est deux fois plus épais que moi.

La pièce est assez spacieuse pour abriter quatre lits doubles et possède presque tout ce dont j'aurais besoin pour vivre en autonomie : des toilettes, une douche, un lavabo, une armoire, un bureau et une chaise. Ils se sont même assurés que j'ai une belle vue, les deux fenêtres donnent sur l'étendue verte de la forêt. Bien sûr, on ne m'a pas donné la vue sur la cour...

Officiellement, je peux sortir quand je veux et je suis libre d'aller partout. Mais officieusement, à chaque fois que je sors des regards me fixent comme si j'étais une espèce inconnue. Alors officiellement, je me repose dans ma chambre. Officieusement, j'évite leurs regards de psychopathe.

Je vais devoir sortir pourtant, j'en suis consciente. Mais si depuis deux jours, on m'apporte à manger dans ma chambre, j'avais besoin de réfléchir.

Ils savent pour nous, moi, ils ont dû me voir vu courir vers l'archer, et Ash... il a utilisé sa chape pour nous protéger quand j'ai attaqué par réflexe Liban. Était-ce un test ? Liban a-t-il fait un mouvement vers moi en sachant délibérément que j'attaquerais juste pour tester la réaction d'Ash ?

Mes mains se serrent. Ils nous suivaient, ou en tout cas, ils nous espionnaient. Depuis au moins l'épisode des loups. Je revois la nervosité de Kallol, ses coups d'œils vers l'arrière. Il savait, lui aussi. Pourquoi ne nous l'as-t-il pas dit ? Est-t-il lui aussi de mèche avec eux ? Nous as-t-il guidé jusqu'à eux ? Je secoue la tête. Non, je vois trop loin ! Et pourtant...ahh !

Qui sont-ils, alors ? Des scientifiques ? Des gens qui voudraient nous enfermer ? Et qu'est-ce qu'ils prévoient de faire avec nous ? Je n'arrive pas à réfléchir clairement. Ils ont Kaïcha, Kallol Laaja et Ash et peuvent faire pression dessus à n'importe quel moment. Je suis attachée ici comme un chien à un piquet.

On a plongé la tête la première dans la gueule du loup. Et maintenant, on macère dans son estomac. Ils nous ont attirés ici pour mieux nous surveiller et dès qu'on sort du manoir, on est suivi. Je parie même que cette fillette n'a pas été choisie au hasard. Une enfant, discrète et hors de portée des soupçons. Cela ne m'étonnerait pas qu'à l'intérieur aussi, nous soyons surveillés. Ash, Kaïcha et Laaja s'en sont-ils rendu compte aussi ? Je dois leur parler aussi. Le plus rapidement possible.

Il faut qu'on agisse ensemble ou on est piégé.

Néanmoins, plus longtemps on restera ici, plus difficile, on pourra voir clairement dans leur jeu. Et ce jeu n'est pas innocent. Son enjeu peut nous bouffer vivant avant même qu'on ne s'en aperçoive. Elle a une portée bien plus vaste que ce qu'on imaginait. Coraline a disparu dès que je suis rentrée, d'ailleurs. Jouer aux dés.

Ou faire son rapport.

Demain, j'irais me confronter à la réalité. J'irais me confronter à Liban. C'est lui qui a les clés de tout, j'en suis certaine. Lui qui détient toutes les ficelles. Capable de nous briser en deux actes. Il est le maître du jeu. Reste à savoir pourquoi il n'a pas encore mis fin à nos rôles. C'est notre seule corde de secours et celle d'Aron et tous ceux restés à Braçalia aussi, au passage.

Je rouvre brusquement les yeux, soudain oppressée. Je me lève brusquement et j'ouvre la fenêtre. Je prends des brusques respirations, le visage tendu vers l'extérieur. J'étouffe. La transpiration forme des auréoles sous mes aisselles. Ce n'est pas assez. Je fais demi-tour et j'ouvre la porte en grand et inspire précipitamment. Je ne sais pas si je suis aussi surveillé la nuit, mais tout reste silencieux.

On va bientôt le savoir.

Je ferme les yeux. Un bruit étrange attire soudain mon attention et je les rouvre brusquement. Je me fige, mais rien ne bouge autour de moi. Cela ne semble pas venir de cet étage. Je plisse les yeux. La moindre information peut être utile. Je sors de ma chambre, descends l'escalier et m'arrête au palier du dessous. Au bout du couloir, j'aperçois une petite forme humaine assise sur le balcon.

La porte est entrouverte. Je m'arrête et fait demi-tour. Ils semblent savoir comment utiliser les enfants à leurs fins, ici. Je ne veux pas tomber dans un piège de plus. Je serre les mâchoires, mais je me retourne à nouveau et m'approche. Je veux savoir ce qu'il se passe dans cette maison. Sa voix m'interpelle, tremblante :

- Pars !

Je m'immobilise et me rapproche. Coraline ?

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Je vois soudain son visage dans le clair de lune et hausse un sourcil. Il est baigné de larmes qu'elle essuie rapidement en détournant les yeux. Ce ne sont pas des gloussements que j'entendais, mais des pleurs... je me mords la lèvre. Pourquoi est-elle toute seule en plein milieu de la nuit ? Est-ce que c'est encore un traquenard ? Non, la honte et la colère sur son visage n'est pas feinte. Je m'adosse à la portière, mais garde une distance avec elle.

- ... où sont tes parents ?

- Pas là.

Elle le dit sur la défensive, et je ne bouge pas pour qu'elle ne se sente pas agressée. Je m'abaisse à son niveau et m'assieds lentement en face d'elle.

- Q... (je me racle la gorge et adoucis ma voix.) Qu'est-ce qu'il se passe ?

Sa peine me surprend. Quand je l'ai rencontré dans les bois, elle n'avait pas l'air du genre à pleurer facilement. Comme elle ne répond rien, je reprends :

- Je peux appeler quelqu'un.

Sa bouche se tord et l'espace d'une seconde, j'ai l'impression qu'elle va pleurer à nouveau - ce qui ne serait pas surprenant vu ma capacité à gérer les enfants, mais non, elle se mord les lèvres et ravale ses sanglots. J'attends en silence qu'elle se calme. Ne rien dire est la meilleure manière de faire parler. Au bout de quelques minutes, elle finit par souffler en baissant la tête :

- C'était un cauchemar...

Le soulagement dégonfle ma cage thoracique. Oh, c'est juste ça. Alors à ce moment-là, je vois Aron quand il se réveille d'un coup au milieu de la nuit et je lui tends automatiquement les bras. Elle lève lentement le regard sur moi, hésite pendant de nombreuses secondes puis elle vient se blottir brusquement contre moi et plaque son visage contre ma poitrine.

Je me mords la joue. C'est une très mauvaise idée. Je ferme les yeux, exaspérée. A quoi je joue ?

- C'était quoi ? Je chuchote.

Je la sens hésiter, mais elle finit par dire, la voix étouffée contre le tissu de mes vêtements :

- C'est toujours le même... le Pavillon est attaqué par des avions, tout le monde court, une bombe est larguée et fait exploser un mur près de moi. (Sa voix me plonge sans pitié dans la fumée des bombes. Elle pique ma gorge, aveugle mes yeux. Le brouhaha des gens qui courent de partout, les cris de terreur, les pleurs, les cris d'agonies. Mon cœur accélère.) Papa et oncle Sis n'ont pas eu le temps de s'échapper, elle continue, impitoyable. Puis il y d'autres bombes, d'autres explosions, tout le monde cri. (Mon souffle s'emballe. Ses doigts rentrent dans ma peau. Je sens leur panique, leur désespoir, leur souffrance à travers ma peau. L'odeur de la chair brûlé, de la poudre, du métal et du sang.) Maman me hurle d'aller me cacher dans les bois. Quand je me retourne... (Elle lève les yeux sur moi et sa tête se penche sur le côté.) la bombe explose avec elle.

Je me fige. On se dévisage avec intensité, un silence lourd et pesant entre nous. Cette gamine est terrifiante. Je relève doucement son menton et plante mes pupilles dans les sennes.

- C'était juste un cauchemar, tu es en sécurité ici, j'affirme avec toute la force dont je suis capable alors que je me sens tout sauf en sécurité depuis que je suis arrivée.

Elle me fixe brusquement comme si j'étais une totale étrangère et se dégage sèchement de mon étreinte. Ses yeux, grands ouverts, comme hantés, me font presque peur.


- Je me suis réveillé... et je me suis rappelé que c'était la réalité.

J'ai l'impression qu'une des bombes de son cauchemar explose dans ma poitrine. Q... quoi ?!

Soudain, une alarme, un signal long puis deux courts, retentît en boucle dans tout le manoir. Je me redresse brusquement. Des portes du couloir claquent et des gens en sortent précipitamment en courant et en criant. Soudain, une main m'attrape le bras. Je me retourne d'un coup, mais c'est Liban, caché par les ombres du couloir.

- Suis-moi !

Il prend Coraline dans ses bras et tourne les talons dans le couloir. Il la dépose devant une porte et repart en courant. Je plisse des yeux à cause de l'obscurité, mais je me fraye un chemin derrière lui.

- Où on va ? Qu'est-ce qu'il se passe ? Je cri dans le brouhaha.

Liban s'arrête devant une personne et parle rapidement avec lui en leur langue étrangère.

Je crois entendre « Ash », mais avec l'agitation des gens qui courent tout autour, je n'en suis pas sûre. Un pic d'adrénaline se verse dans mon sang. Les personnes devant lesquelles on passe s'écartent sur notre passage, mais elles convergent tous dans le même sens : vers le bas. On descend un escalier, traverse des salles et je finis par rattraper Liban et lui choper le bras pour l'arrêter.

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

Il se dégage et ouvre une porte.

- Grouilles-toi !

J'aperçois soudain Ash, qui a dû entrer par une autre porte, à l'autre bout de la salle. Il se fraye un chemin jusqu'à moi. Ses pupilles sont dilatés, ses yeux en alerte, le moindre de ses mouvements révélant une tension intérieure au maximum. Un rejet brusque et violent retentit comme une déflagration dans mes poumons. Je veux pas le voir. Je veux pas le putain de voir !

- Préparez les quatre-quatre et les hélicoptères, nous partons tout de suite ! (Liban prend une profonde inspiration et rouvre les yeux) Kallol s'est enfui.

Quoi ? La lumière s'allume parmi les guerriers qui se mettent aussitôt en mouvement et une roche me tombe sur la poitrine. Une main écrase soudain mes côtes. Mes yeux sont fixés sur lui. Un brouillard fumeux envahit ma vision. Je n'arrive pas à saisir ce qu'il y a devant moi. Toutes les personnes ici sont en tenue de combat et armés. Plus aucun ne portent de bonnet.

Tous ont des cornes.

Je ne vois plus que les cornes. Les yeux verts. Ceux de Coraline. Ceux de tous le monde ici.

Verts comme ceux de Dyan.



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