Chapitre 15 :

Analya sort deux micros de sa poche et nous les installe juste devant la bouche. Curieuse, je fais mine de toucher l'objet, mais Analya me donne une tape sur la main.

- Le moindre effleurement renvoie le son dans toute la salle. Elle me chuchote. Faites attention, ils sont allumés.

Légèrement déçue, j'en suis réduite à loucher pour observer le micro. Tout de noir et avec un matériau qui semble doux au toucher, il est fixé à mon oreille par un fil qui continue dans mon dos. J'en ai déjà aperçu de ce type à Braçalia lors d'événements publics organisés dans les quartiers aisés, mais je n'ai pu que les observer de loin. Je m'attendais à quelque chose de plus lourd venant de la part d'un objet censé amplifier ma voix pour que tous les Àlfars réunis dans la salle m'entendent.

Un rush d'adrénaline me monte à la tête. Tous leurs regards sont tournés vers les deux Hamus sur la scène, pourtant si on nous a posé les micros, c'est que leur attention va bientôt se poser sur nous.

- Àlfars de tous les continents ! Que vous veniez de la glace, du sable, de la forêt, des montagnes ou de la mer, il est temps de laisser la place aux Juges... (Angela Blackwell se tourne vers nous et désigne d'un grand geste le balcon.) ... et aux nouveaux candidats !

Tout ce que nous a dit de faire Keylan et Analya quand le moment sera venu est comme passé aux oubliettes. Je reste là, assise sur ce fauteuil tout d'un coup tellement confortable alors que toutes les têtes se tournent vers nous. Une main rêche m'attrape le poignet et me force à bouger. Je me lève aux côtés d'Ash. Un coup d'œil dans sa direction me permet de constater qu'il fixe le mur droit devant lui sans me regarder.

Bon. C'est pas lui qui va m'aider.

Je jette un coup d'œil en bas et ça me fait drôle, soudain, de voir des milliers d'yeux fixés sur nous. Je me rends compte que je suis en train d'écraser sa main alors je relâche un peu la pression et puis merde, je finis par la lui lâcher complètement. Je n'ai pas besoin de lui pour tenir debout. Je me redresse et affronte avec le plus d'assurance possible cette mer de pensées non-dites. Je perçois les questions dans leurs yeux comme si c'étaient les miennes, les doutes, la méfiance.

Mon dos se redresse. Leurs regards sont sans pitié ni attendrissements. Ce sont les regards durs de guerriers qui jugent de quel bois est fait la recrue qu'on leur présente. Je ne dois pas leur faire voir ma peur, cela ne m'aidera pas à m'intégrer. Je relève la tête et souffle lentement. Je n'aurais pas dû. Le micro, dont j'avais oublié la présence, le renvoie en dix fois plus puissant dans la salle. Les Oryx se bouchent les oreilles en grimaçants et la Hamu Antilope rigole.

- Le moins qu'on peut dire, c'est que notre candidate a de la force. (Elle pivote.) Qui se porte garant d'eux ?

Une silhouette haute et familière se lève dans la mer de siège. J'accroche mon regard à Liban comme à une prise sur une falaise lisse.

- Moi. Liban O'Tenell, Hamu de la Lignée Cerf, fils de Wally et Aïcha O'Tenell, je me porte garant de candidats Shari et Ash.

Le temps que l'attention se tourne sur lui me permet de reprendre mes esprits. Je vais devoir prouver qui je suis et ma parole ne suffit plus pour cela. J'ai l'impression que ce que je dégage est ce qui va le plus compter pour eux pour évaluer si j'arriverai à survivre. Je dois paraître stable ou ils me verront comme un boulet. Je m'imagine de retour dans l'Arène, avec pour seule différence que ce ne sont pas des armes que je dois éviter, mais des pièges plus subtils. Je dois faire attention à tout ce qu'on me dit.

Angela hoche la tête alors qu'un Àlfar écrit rapidement sur un papier tout ce qui se dit.

- Hamu des cerfs, tu peux te rasseoir.

Liban s'exécute. Un murmure multi-linguistique parcourt les sièges. Peut-être se demandent-ils pourquoi il fait cette folie. Moi aussi, je me pose cette question. Pourquoi prend-il le risque de se porter garant de nous ? Keylan m'a expliqué ce que cela voulait dire. Il répond de son sang au nôtre. C'est-à-dire que jusqu'à ce que nous soyons agents, il payera de sa personne pour le moindre problème que nous causerons. Nous ne le connaissons que depuis une semaine. Comment peut-il nous faire confiance à ce point ? Je l'observe et plisse les yeux. À moins que cela soit justement pour que l'on se sente redevable et se rapprocher de nous... Angela se tourne vers le fond de la salle.

- Juges Naara et Clémence, je vous laisse la place.

Deux projecteurs s'allument et éclairent deux femmes assises sur des sièges en bois blanc que je n'avais d'abord pas remarqué, surélevés sur une plateforme noire. L'une, aux longs cheveux noirs est habillée tout de blanc et l'autre, aux courts cheveux blancs, tout de noir. Celle en noir se lève d'une manière fluide. Je ne distingue pas son visage de loin, mais sa voix, rocailleuse et forte, me parvient clairement. La Juge Serpent, je devine.

- Premier candidat, Ash. Arrivé chez les Àlfars du Souffle il y a une semaine, un mètre soixante-quatorze, soixante kilos, aucune maladie génétique. Dix-neuf années de passées. Possède une épée courte de type offensif. Traces de nombreuses cicatrices, mais aucun membre atrophié ou blessure physique permanente (Je hausse un sourcil. Ash semble déstabilisé lui aussi. Elle est en train de leur vendre un morceau de viande à la boucherie.) À quelle Lignée prétends le candidat ?

Les épaules d'Ash sont tendues comme s'il était au bord d'une falaise. Il sait très bien ce que tout ça veut dire. L'importance de ce moment. Nous sommes des étrangers pour eux tant que nous ne sommes pas reconnus comme Àlfars. Cela veut dire que s'ils ne nous reconnaissent pas comme membres d'un clan, nous serons des intrus ici. Des espions. Des personnes à abattre. Au milieu de milliers d'Àlfars entraînés pour cela. Le silence perdure. Il faut qu'il dise quelque chose.

- Au Clan des Lions, il lâche d'un coup.

Il ferme les yeux, semble se mobiliser et rouvre ses paupières. Comme il n'y a pas de réaction,, il fronce les sourcils, plisse les yeux et répète plus fort :

- Au Clan Lion.

Un mouvement agite la foule. Bien que loin, il est suffisamment fort pour que j'en perçoive la teneur. Ils s'interrogent sur qui peuvent être ses parents, des noms sortent, des pronostics fusent. Ash balaye la foule des yeux en silence, à côté de moi et je sais que son esprit est en ébullition.

- Qu'il découvre son dos ! Lance quelqu'un, invisible dans la vague de siège en contrebas. Qu'il nous montre qu'il n'est pas un imposteur !

Ash gronde. La pression le tend énormément. Je ne sais pas si c'est la procédure, mais soudain, tout le monde semble fixer Ash en attente. Je ne comprends pas jusqu'à ce que je me rappelle que les Àlfars possèdent un tatouage qui marque leur appartenance à un Clan sur le dos. Je me rappelle du même coup que je n'en ai pas... ça va être pimenté.

Ash peste tout bas et lève les yeux en l'air. Il se retourne, passe son tee-shirt au-dessus de sa tête et le laisse tomber par terre. Des sifflets rieurs et plaisantins retentissent, surtout venant des Lycaons, mais bientôt l'encre noire flamboie sur la peau dorée, faisant taire les murmures.

- Bien, acquiesce Angela. C'est le tatouage des Lions. Le reconnais-tu comme l'un des tiens, Akan, Hamu des Àlfars de l'Ether ?

Ash se retourne, bras croisés, défiant du regard la foule de le contredire. Un homme fin et pourtant, dégageant une force et une grâce fascinante se lève accompagnée par tout un groupe. C'est le Hamu Lion. Ses yeux orange pâle étudient longuement Ash. Il lance d'une voix forte et claire :

- Qu'il le prouve.

Ash se crispe. Ses mains se referment sur la barrière.

- C'est Akan, lui dit rapidement Keylan. Il a un déficit nerveux bien plus important que la plupart des Lions, il ressent encore moins la douleur que toi, c'est comme ça qu'il est devenu Hamu. Fais attention.

Mais il n'a pas le choix, il n'y a qu'une manière d'établir son statut de Lion. Akan se tend soudain, comme sous la pression d'une force invisible. Le silence devient total dans la salle, quelque chose d'assez impressionnant pour une pièce de cette capacité. Le front d'Ash se plisse sous l'effort et ses mains se serrent sur la barre du balcon. Je commence à sentir l'effet de son utilisation de la chape du Lion et m'éloigne pour respirer mieux alors que le Hamu contre-attaque et déploie son énergie autour d'Ash, semblant le presser de toutes parts. Je n'avais encore jamais vu cette utilisation de leur chape. On dirait qu'Ash passe lentement dans un rouleau compresseur. Son visage se crispe de douleur. Sa poitrine se soulève rapidement. Le Hamu ne quitte pas Ash du regard, semblant éloigner la chape qu'il fait peser sur lui d'une simple pichenette tandis que ce dernier se crispe de douleur sous la sienne. Sa puissance est effrayante. Au moment où je vais intervenir, Ash se casse en deux et un filet de sang gicle de son nez. Il tombe à genoux et je le rattrape de justesse. Je fusille le Hamu Lion du regard, furieuse. C'est comme ça qu'ils traitent les siens ?

Ash se redresse avec un grognement. Il vacille et je passe mon bras sous ses épaules, mais sa peau est brûlante et je faillis la retirer impulsivement. Agacée d'avoir à le soutenir comme si nous étions amis, je lève les yeux au ciel et murmure :

- Tu as du sang sur la bouche.

Il tourne la tête sur le côté, les sourcils légèrement plissés et une goutte d'eau suspendue à ses cils fait miroiter l'éclat du soleil dans ses iris cuivrés. Il bat gracieusement des cils, glisse ses yeux à moitié plissés sur moi et un rictus de mépris modèle sa bouche alors qu'il me repousse sèchement et jette avec sarcasme :

- Tu crois que j'ai besoin de ton aide ?

Mon poing se serre, mais je le retiens. Un bouillon noir se forme dans mon ventre. Je l'aide et il crache sur ma main ! La prochaine fois, bats les couilles, je le laisse tomber, apparence à maintenir ou pas ! Lui ne s'en est d'ailleurs pas soucié une seconde. Je m'imagine lancer cet uppercut, encore et encore, mais à mon grand dam, cela reste du domaine de l'imaginaire. Pas devant tout le monde. Ne pas faire de scène. Il se relève, relève la tête et essuie négligemment le sang qui coule sur son menton en fixant son Hamu. Je fixe droit devant moi.

Salaud.

- Ash est ton prénom, mais à partir de maintenant, je reconnais ton nom complet comme Ash du Clan des Lions ! Annonce le Hamu Lion en se tournant vers la foule. Accueillez-le comme il se doit !

En moins d'une seconde, c'est un déferlement de joie et de bruit qui explose dans le Cœur. Je recule d'un pas, mais Ash ne bouge pas, semblant chercher quelque chose dans la foule. Bien sûr. Ses parents. Des acclamations retentissent, on tambourine sur les sièges, on hulule comme des chouettes, on hurle comme des loups, on se prend dans les bras. J'essaye d'apercevoir une figure plus familière que les autres parmi les Lions, mais ils sont trop nombreux et il y a trop d'agitation pour que je puisse distinguer des traits paternels quelque part.

Si vous m'entendez, votre fils est un beau salopard.

Je fixe l'étrange spectacle de loin. Ils sont passés d'une hostilité extrême à une joie débordante. Même le Hamu qui l'a fait saigner arbore un petit sourire. Être Àlfar est-il vraiment si important à leurs yeux ? Keylan tape Ash dans le dos et le félicite. Analya sourit devant mon air.

- Un candidat reconnu comme notre est une excellente nouvelle, comme la naissance d'un bébé si tu veux. Il y a tellement de morts que chaque nouveau Àlfar est une bénédiction. Et Akan, le Hamu Lion a l'air d'avoir apprécié la puissance de l'énergie d'Ash.

Elle claque une tape dans le dos d'Ash avec un grand sourire. Les Juges doivent mettre en œuvre toute leur autorité pour calmer les Àlfars, en bas. Je me mords les lèvres. Une mer déchaînée qui peut en moins d'une minute devenir ma plus précieuse protection ou bien un raz-de-marée d'hostilité. Mais il n'y a pas de raison qu'ils me rejettent. Je suis comme eux. Je suis l'une d'entre eux.

Dans ce cas, pourquoi tu n'as pas de tatouage ?

Mon cœur commence à battre plus vite. Quelque chose ne va pas. Je le sens dans l'air. Pourquoi je n'ai pas grandi avec mon Clan comme tous les autres Àlfars de mon âge ? Pourquoi mes parents m'ont abandonné ? Et est-ce que c'est relié avec mon enlèvement ? Je recule, mais il est trop tard pour s'échapper.

- Bien ! S'exclame la deuxième Juge en blanc, Clémence. Passons au cas de la deuxième candidate.

Elle se tourne vers moi et le regard de la Renarde me transperce. Je m'immobilise. J'ai l'impression qu'une aiguille s'enfonce dans mes yeux. L'aura de puissance et de charisme qui irradie de la Juge me donne l'impression de regarder une reine qui peut à tout moment abattre son épée sur moi.

- Montre-nous ton tatouage.

Je me demande si sa façon directe de dire les choses n'est pas pour me déstabiliser. Parce que ça marche très bien. Après tout, c'est une Renarde. Comme l'a dit Liban, elle sait jouer sur les mots pour nous faire dire ce qu'elle veut savoir. Je ne dois pas me précipiter. Je dois prendre le temps de réfléchir. Garder les deux pieds ancrés au sol.

- Je n'en ai pas.

Mentir ne servirait à rien. J'affronte un soudain mur invisible entre moi et la foule. La température de la salle chute brusquement. L'animosité soudaine que je perçois gèle l'air dans mes poumons. Un nœud se serre dans mon estomac. Que se passera-t-il s'ils ne me reconnaissent pas ? Un grondement bas secoue les Àlfars. Clémence semble déstabilisée pendant une fraction de seconde, puis j'aperçois un durcissement dans sa posture.

- C'est... surprenant, lâche-t-elle en plissant les yeux.

Je ricane intérieurement, mais ses yeux en amande fixée comme ceux d'un serpent sur moi me donne tout sauf envie de rire. Elle ne dit rien de plus et je sens alors qu'elle voudrait que je développe, que je m'emmêle dans mes pinceaux et qu'elle sache alors que je ne suis pas qui je prétends être. Alors je ne dis rien et la fixe que dire de plus de toute façon ? Je n'ai aucune idée de qui je suis, en réalité. Je n'ai aucune idée d'où je sors.

Devant mon silence, elle maintient le contact visuel et lentement, je vois ses pupilles se réduire en une fente. J'essuie mes paumes sur mon pantalon. Elle sort le grand jeu et elle veut que je le sache.

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