Chapitre 11 :

- Attention derrière !

Un Blaireau passe derrière moi avec un plateau rempli de pâtisseries en forme de croissant de lune qui laissent une trace de miel dans l'air. Ses iris sont si sombres qu'ils se confondent avec ses pupilles et me donnent l'impression vertigineuse de regarder dans un trou noir. La rumeur court que les plus doués d'entre eux ont le sens du toucher si développé qu'ils captent les infimes déplacements d'air et de lumière tout autour d'eux sans avoir à ouvrir les yeux.

Une légende dit que le Blaireau fondateur avait une sensibilité sur sa peau si puissante qu'il n'avait même pas besoin d'ouvrir les yeux pour marcher. Cela explique en tout cas pourquoi l'Àlfar porte une tenue très ample et courte, sa peau ne doit pas supporter beaucoup le toucher de tissus.

- Maman ! Maman ! Je peux avoir un kouba ?

Une petite Louve tire sur la robe de sa mère en dévoilant ses canines plus pointues que la moyenne.

- S'il te plaît ! J'ai eu la meilleure note de ma section à l'hypnotisation, la semaine dernière...

Les Loups entraînent leur voix depuis tout petits pour influencer les humains et prendre l'avantage sur eux s'ils sont attaqués. Analya m'avait parlé de cette méthode de persuasion qu'ils utilisent sur leurs attaquants... je me rappelle m'être demandé si Takela savait contrôler sa voix aussi bien ou si elle n'était même pas au courant de ce don. Sa mère cède.

- Bon d'accord, mais c'est bien parce que c'est le Printemps !

- C'est quoi des koubas ? Je demande à Keylan.

Devant le silence, je me retourne pour découvrir qu'il n'est plus à mes côtés et rencontre le regard malicieux d'une jeune fille aux yeux argentés. Quelque chose me perturbe, soudain. Elle porte une robe fluide bleu turquoise tirant sur le bleu sombre qui découvrent ses épaules et laissent apparaître une peau si lisse qu'on la croirait luire doucement au soleil... non, elle reflète vraiment la lumière du ciel. Ça doit être une Loutre.

Ils vivent à bord d'un bateau et ne mettent presque jamais pied à terre. Je me demande comment ils ont fait pour venir ici, mais ils ont peut-être une piste de décollage sur leurs bateaux, pour ce que j'en sais.

- Tu ne connais pas les koubas ? Elle s'étonne en haussant les sourcils. Tu as forcément dû en manger à un moment, ce sont les pâtisseries que les Lions font cuire directement dans les cendres de leur forge. Tu sais, on en donne aux grands frères et grandes sœurs quand un bébé naît. Tu n'as pas de petits frères ou sœurs ?

Bien sûr que non, je n'en ai pas, mais j'y vois une parfaite opportunité de glaner des informations et me rapproche.

- Non, aucun. Mais je cherche des proches, justement. Est-ce que tu sais où je pourrais trouver le Clan des Guépards ?

La fille me dévisage soudain étrangement et recule d'un pas d'un air méfiant et interdit. Je fronce les sourcils.

- Eh, je voudrais juste s...

Soudain, une main rugueuse, presque écailleuse se pose sur mes épaules, je sursaute et me retrouve face à un Serpent. Ses yeux en amande me fixent, mais ce sont les veines vert pâle qui courent sur son cou sur lequel se fixent mes yeux.

- Aurais-tu vu le Jasiel Chipito ? Oh, excuse-moi, je t'avais prise pour une Puma de loin.

Je secoue la tête, me recule et tourne la tête pour avoir la réponse de la Loutre, mais la fille a disparu.

Je peste et je m'enfonce dans la foule. Merde. Je l'ai perdue. Je passe devant un groupe d'enfants d'une douzaine d'années qui comparent leurs nouveaux couteaux et essaye de la retrouver parmi toutes les têtes étrangères en jouant des coudes pour avancer, mais c'est peine perdue.

Au milieu de la foule, je suis réduite à me rendre compte que je ne la retrouverai pas parmi tout ce monde. Pourtant, cette expression qu'elle avait quand je lui ai posé la question me broie les tripes. J'ai un mauvais pressentiment.

Seule dans cette foule, je suis un peu mal à l'aise. Je n'ai jamais vu autant d'Àlfars de ma vie. Tous totalement à la vue de tout le monde. Ils ressemblent étrangement aux humains de dos, mais il est impossible de ne pas noter une vivacité gracieuse dans leurs mouvements et une démarche feutrée, puissante et souple qui n'a rien d'humain.

- Excuse-moi, c'est quoi ton nom ?

Je tourne la tête. À ma droite, un jeune homme de mon âge avec des sourcils blancs et des traits fins me dévisage avec un air à la fois intrigué et tranquille. Il est vêtu d'une longue tunique verte serrée à la taille par un foulard bleu et un fouet est nonchalamment enroulé autour de son épaule.

Il pourrait s'agir du fouet inflammable des Lycaons, mais ses sourcils sont blancs. Son corps fin, léger et musclé et ses doigts longs et fins sont faits pour attraper solidement des prises et son fouet semble être fait de corde authentique. Définitivement un Gibbon.

- Shari. Et toi ?

Il semble surpris par la question, mais se ressaisit vite.

- Shari ? Il fronce les sourcils. Je te connais pas, pourtant, tu n'as pas l'air très jeune. (Je le dévisage avec surprise. Il est censé connaître tous les jeunes Àlfars ?) Moi, c'est Ashir.

Il me tend la main et je la serre. Je réprime une expression de surprise devant la force de sa main. Par mes deux yeux, il pourrait briser facilement une noix entre ses doigts !

Je plisse les yeux, mais devant mon doute, je demande quand même :

- Ashir ? D'accord. Et... j'hésite, ne sachant pas comment le formuler... et tu es quoi ?

Il éclate de rire.

- Tu veux dire, ma Lignée ? Gibbon, je suis un Àlfar de l'Air, je viens d'Inde. Et toi ? Tu m'as l'air d'être...

Je jette un coup d'œil latéral à la recherche des Cerfs, mais ne trouve personne.

- Une fauve, oui, je sais, on me l'a déjà dit.

Il sourit.

- Non, j'allais dire... perdue.

- Oh ! (J'esquisse un petit sourire.) Oui, sans doute. C'est la première fois que je viens ici.

Une détonation semble traverser ses oreilles et je m'en veux aussitôt d'avoir laisser filer cette information. Je recule d'un pas, mais il l'air soudain très attentif. Ses yeux se plissent et une étincelle s'allume brusquement dans ses pupilles.

- Oh ! D'accord... les Cerfs t'ont découvert avec l'autre, c'est ça ?... hum... comment il s'appelle déjà ?

Je le fixe. Comment est-il au courant ?

- Ash.

Il se tourne vers moi d'un air satisfait.

- Exactement.

Il m'observe d'un air vif qui me met mal à l'aise.

- Un total mystère... de quelle Lignée m'as-tu dit que tu venais ?

L'ordre de Liban me revient en esprit. Je recule d'un autre pas alors que mon malaise s'agrandit et mes mains descendent sur mes fourreaux.

- Shari ? Oh, tu es là !

Namak apparaît dans mon champ de vision et je me tourne brusquement vers lui.

- Namak ! Je dois dire quelque chose à Ash ! Tu sais où il est ?

Le frère de Liban hausse un sourcil étonné.

- Avec le reste d'entre nous, un peu plus loin. Je t'avais dit de ne pas t'éloigner !

Ashir rigole en douce.

- Oui, on sait jamais si les Gibbons deviennent cannibales...

Namak se tourne vers lui et ses traits se détendent.

- Oh ! Excusez-moi, je ne vous avais pas vu, comment allez-vous ?

- C'est déjà fait, je les coupe. Où, tu m'as dit ?

Je tire Namak par le bras et nous fait disparaître dans la foule. Le Cerf me jette un regard mi-circonspect mi-furieux.

- On ne quitte pas comme ça une conversion avec Ashir Flawell ! Pourquoi es-tu si pressé ?

- Je ne suis pas pressé, je grogne. Mais le Gibbon me faisait un interrogatoire !

Le Cerf soupire en levant les yeux en l'air.

- Typiquement Shariesque. Sais-tu au moins qui tu viens de fuir ?

Je fronce les sourcils alors qu'il m'emmène voir le reste du clan.

- Comment ça ?

- Liban ! S'exclame une voix grave avec un accent que je ne saurais nommer.

Le Hamu Cerf qui venait à notre rencontre se retourne et un sourire sincère éclaire soudain son visage devant le nouvel arrivant.

- Nagar !

Tout le monde se tourne vers la direction de la voix. Je plisse les yeux sous le soleil pour voir un grand homme à la peau mate et aux yeux en amande avec une cicatrice en travers de la mâchoire qui s'approche, assis avec décontraction sur un magnifique alezan. Il a un brassard en or autour du bras et une anelace est accrochée de chaque côté de sa ceinture.

Il est suivi de beaucoup d'autres cavaliers, sans selle ni mord, comme lui, tous vêtus d'un pantalon bouffant qui s'enfoncent dans des bottes hautes et d'une tunique sombre au col en V avec des manches courtes. Je remarque des étuis en cuir attachés à leur cuisse gauche ou droite, mais rien n'en dépasse. Je plisse les yeux. Connaissant les Àlfars, il y a peu de doutes que ces fourreaux soient réellement vides. Ils fendent la foule aussi facilement que si c'était un champ de blé.

J'ai beaucoup entendu parler des Zèbres. Il paraît qu'ils sont allaités par du lait de jument quand ils sont bébés et qu'ils sont élevés avec eux pour développer leur lien avec les équidés. Il paraît même qu'ils savent monter un cheval avant même d'avoir appris à marcher. Vu leur aisance sur la croupe de leurs montures, cela ne semble pas être une rumeur.

Leurs chevaux piaffent et s'ébrouent, nerveux d'être entouré par tant de monde, mais les cavaliers savent si bien comment les calmer qu'un regard suffit pour les apaiser.

L'homme avec le bracelet en or descend souplement de sa monture et donne une poignée de main à notre Hamu, enfin, celui du Clan des Cerfs.

- Tu n'as pas vieilli ! S'exclame celui qui semble être le Hamu Zèbre avec amusement. Quel est le secret des Àlfars du Souffle ?

- Toi non plus tu n'as pas vieilli, le salue Liban avec un sourire. Serait-ce la bouse de cheval, ce fameux remède ?

Les Àlfars s'esclaffent.

- Mais non, c'est le grand air, tu devrais le savoir ! Raille Namak en les rejoignant. (Il échange une poignée de main avec le Hamu) Comment ça va, dans votre Arizona ?

- Toujours aussi sec, ironise ce dernier en s'avançant avec un claquement de langue.

Son cheval le suit et la plupart des Zèbres mettent alors pied à terre et se mêlent aux autres. Ils ont une démarche étrange au sol, un peu chaloupée comme s'ils ne savaient plus trop marcher au sol. Je note qu'ils arborent tous de longs cheveux noir striés de deux lignes blanches sur chaque côté. Je me penche vers Keylan et chuchote :

- C'est une peinture ?

Il éclate de rire.

- Pas du tout, c'est génétique ! Comme nous et nos cornes ou toi et tes yeux.

Génétique ? Un tel motif ? Quelles autres surprises vont me réserver cette journée ? Je désigne les étuis du menton.

- Et y a quoi dans leurs étuis ?

- Des flèches et leur arc. Je te jure, je te mens pas, il s'amuse en voyant mon expression, leurs flèches et leurs arcs sont dépliables en une seconde, un tour de main des Yacks en cadeau à leur Clan il y a des années de cela.

Le Clan des Zèbres s'éparpille autour du grand feu principal et laissent leurs cheveux courir en liberté dans la forêt.

- N'ont-ils pas peur qu'ils s'en aillent ?

- Non, réponds Analya, ces chevaux ne sont pas des chevaux domestiques comme ceux des hommes, ce sont des cheveux sauvages qui partagent leur vie avec les Zèbres. Ça veut dire que si un cheval veut partir, il peut. Ils sont tous là parce qu'ils considèrent les Zèbres comme faisant partie du troupeau, comme les leurs. Le troupeau du Clan des Zèbres n'est pas fixe, il est constitué de centaines de cheveux qui vont et viennent à leur guise.

C'est pour cela qu'ils n'ont ni mord ni selle... ils ne se laissent toucher par aucun autre Àlfar, d'ailleurs.

- Viens, elle lance en se frayant un chemin jusqu'à une Zèbre qui porte un bijou noir qui fait le tour de son oreille et se termine en une tête de cheval, exagérant encore la forme de ses oreilles plus pointues que celle de n'importe autre Clan. Je veux te présenter quelqu'un.

Je me demande si c'est une provocation vis-à-vis des hommes, mais je me rappelle que leur Clan est nomade comme celui des Loutres, ils ne doivent pas voir des hommes souvent. La Zèbre vers laquelle elle m'emmène me jauge en silence de haut en bas. Ma mâchoire se crispe. Je n'aime pas la façon dont elle me surplombe sur son cheval.

- Chee, c'est Shari. Shari, Chee, nous présente Analya.

On se fixe dans un silence hostile, puis Chee glisse ses yeux sur la Cerf et prononce avec un dédain à peine masqué :

- Tu devrais mieux choisir tes amis, Analya.

Mes lèvres se relèvent sur mes crocs et un grondement roule dans ma gorge. Analya ouvre la bouche quand une exclamation fuse dans l'air.

- Namak, espèce de couteau émoussé !

Namak, en pleine conversation avec Nagar, s'interrompt et se tourne vers la personne qui nous rejoint. Elle se déplace avec la souplesse et la sensualité d'une danseuse, pourtant quelque chose d'aussi dangereux qu'un serpent sous mes pieds se dégage d'elle. Je connais cette démarche... un voile, un visage nommé « beauté »... une Mangouste en approche. Un sourire étire les lèvres du Hamu Cerf.

- Romane !

Vêtue d'un pantalon bordeaux bouffant resserré aux chevilles, un protège-tibia en cuir et d'un haut fin en cuir noir et rouge laissant à découvert son ventre plat et beaucoup d'autres choses, la Mangouste sourit derrière son voile rouge. Le pommeau de deux kunaïs dépassent de son pantalon et je remarque un tatouage d'une demi-lune sur le dos de sa main.

Fatale, c'est comme ça qu'on dit, je crois.

Son regard passe sur moi et alors que je m'attends à ce qu'elle parle avec Liban, elle penche soudain la tête sur le côté en me dévisageant avec intensité. Ash se crispe à côté de moi. On dirait qu'elle lui fait de l'effet... décidément, il faut vraiment qu'il retienne ses hormones avant de sauter sur toutes les filles qu'il croise. Les yeux de la Mangouste descendent sur ma bouche et son sourire s'élargit, si éblouissant que je le vois clairement à travers le voile. Je ne l'avais jamais remarqué, mais ses pupilles ont des reflets safran de près.

- T'es en couple ?

Je réprime le fragment d'éclat de rire surpris qui me monte à la gorge, alors que tout le monde me fixe. Je ne la connais pas et elle ne m'a vu que depuis trois secondes. Quel genre de jugement est-cela ?

- C'est pas prévu.

Elle recule en s'esclaffant.

- Je t'aime bien. Tu ne sens pas comme les autres. Tu ne sens pas le danger et la mort... elle me fixe un peu trop longtemps, puis elle se tourne vers Liban, qui lève les yeux au ciel. Qui est ta belle protégée ?

J'aperçois le même tatouage de demi-lune gravé sur son omoplate nue alors qu'elle croise les bras, sans doute le tatouage du Clan des Mangoustes. Namak lève les yeux au ciel, dans la même expression que celle de son petit frère quelques secondes avant.

- Romane ! Tu traumatises tous ceux que tu rencontres...

- Merci, ronronne l'autre.

- Tu n'as pas répondu à notre chère Mangouste, intervient Nagar en inclinant la tête.

Je fronce les sourcils. En quoi ça l'intéresse ? Liban sourit, mais je perçois soudain quelque chose d'étrange dans son expression. Quelque chose d'alerte, de nerveux, sous l'amusement.

- Patience ! Vous le saurez dans quelques heures. On vous réserve la surprise...

- Que de cachotteries... il me semble que tu n'as pas gardé autant de mystère sur le candidat Lion, pourtant, rétorque le Hamu Zèbre sans en s'approchant.

Le silence se fait plus lourd, mais Liban ne se laisse pas déstabiliser.

- Difficile de garder le mystère avec une telle chevelure, il réplique du tac au tac, une étincelle tranchante dans les yeux qui met en garde les autres.

Je le fixe. Les battements de mon cœur résonnent plus fort dans ma poitrine. Liban sait que je suis une Guéparde. L'atmosphère semble murmurer et siffler à mon oreille.

Pourquoi ne veut-il pas le dire ?

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