2.
Le grand soir était de nouveau arrivé. Tous les ans, lors de la nuit la plus longue de l'année, la ville souterraine d'Uruk était en effervescence. Chaque jeune dans l'année de ses dix-huit ans devait se préparer pour l'Épreuve.
Eeva jeta un dernier coup d'œil au miroir avant de sortir : de longs cheveux noirs de jais et une robe bleu cobalt, celle que sa mère avait également portée le jour de sa propre Épreuve, des années plus tôt. J'espère que tu es fière de moi maman, pensa la jeune fille.
Pour rejoindre la Grand-Place, elle parcourut le dédale de couloirs regroupant les habitations de ses congénères. On racontait que la ville avait été créée plus de trois mille ans auparavant par une civilisation ancienne. Sur plusieurs niveaux, ces hommes avaient construit un réseau de galeries reliant plusieurs villages troglodytes.
Tout avait été pensé pour vivre sous terre, des maisons aux temples pour honorer leurs divinités. Des puits d'eau et d'aération avaient été aménagés ainsi que des espaces pour garder le bétail. Il y avait même une rivière. Une grande partie des galeries s'était effondrée depuis, mais ils n'étaient plus si nombreux de toute façon.
Lorsque les démons avaient pris possession de leurs terres, les humains survivants s'étaient réfugiés à Uruk. Quelques courageux avaient bien essayé de quitter la cité après quelques années de vie souterraine, mais la plupart disparurent sans laisser de traces. Personne n'osait plus quitter la sécurité du village. Quiconque sortait après le couvre-feu ou s'aventurait un peu trop loin prenait le risque de voir ses restes ensanglantés retrouvés dans les galeries.
Tout le monde était réuni sur la Grand-Place dans un joyeux tintamarre. Eeva scruta la foule avant de s'installer pour écouter l'Ancien. Chaque année avant l'Épreuve, Gawain ouvrait la soirée par un conte. Eeva avait hâte de savoir lequel elle aurait le plaisir d'entendre ce soir-là. Elle adorait l'écouter parler, lui qui semblait tout savoir sur tout.
Assise au premier rang des gradins, Eeva observait Gawain. Quel âge pouvait bien avoir cet homme ? Jamais il n'avait répondu à la question. Il se contentait de sourire avec un air énigmatique. Le vieillard avait le visage rond et la peau curieusement lisse malgré les quelques rides profondes qui creusaient des sillons sur son front et au coin de ses yeux bridés gris bleus. Le crâne dégarni et le regard vif, il aurait pu avoir soixante comme cent vingt ans.
Eeva était tout ouïe lorsque Gawain leva les bras pour signifier qu'il allait commencer et qu'il fallait faire le silence. Le brouhaha se tut et le conteur ouvrit la soirée.
— Au commencement, il n'y avait rien. Ni mer, ni terre, ni ciel. L'obscurité régnait sur le monde. Puis un jour, sans que l'on sache pourquoi ni comment, naquit la lumière, et avec elle la vie. Le dieu Soleil ensemença la déesse Terre et elle enfanta les rivières, les mers, les plantes, les animaux, et enfin, son chef d'œuvre : la Femme Monde. C'est ainsi que, comme la Terre, les femmes eurent le pouvoir de donner la vie. La Femme Monde engendra à son tour et l'homme apparut. Ensemble, ils peuplèrent la Terre.
Gawain observa son auditoire un moment avant de continuer. Tous étaient suspendus à ses lèvres et c'était ainsi qu'il les voulait. Attentifs à ses mots. Il croisa le regard d'Eeva. Accoudée sur ses genoux, elle attendait la suite avec impatience. Il lui fit un clin d'œil et reprit sa narration.
— Pendant des millénaires, les humains vécurent dans la plus grande prospérité. La nature était luxuriante, généreuse. Mais cela ne devait pas durer. Emplis d'orgueil, les hommes renièrent leurs dieux et asservirent la Nature. C'est alors que...
Les trompettes sonnèrent et interrompirent son récit. Eeva maugréa. Il n'y avait qu'Asmoth et sa cour pour interrompre la parole de l'Ancien. Le brouhaha repartit de plus belle tandis que les jeunes s'alignaient pour l'Épreuve. Puis un silence assourdissant se fit. L'atmosphère était devenue lourde, électrique.
Eeva était en septième position. Cette année, ils étaient dix. Certaines années, il n'y avait qu'un ou deux candidats, alors tout le monde avait de grands espoirs ce soir-là.
Vêtu d'une tunique de brocart rouge sang et or, ainsi que d'un habit à col haut assorti, Asmoth savait mettre en valeur sa silhouette athlétique. Son pantalon noir en velours de soie était bien ajusté et sa taille, soulignée d'une ceinture plissée en taffetas. À ses pieds, une paire de bottes noires rutilantes. Ses cheveux bruns, courts et ondulés, encadraient un visage imberbe à la mâchoire carrée surmontée d'un nez aquilin. Ses yeux bleus étincelaient comme des saphirs. Les années ne semblaient pas avoir de prise sur lui : il paraissait toujours aussi jeune et fringant.
Symbole de son rang, la robe d'Élanor était extrêmement ouvragée, taillée dans un damas vert opaline broché d'or aux motifs serrés de fleurs de lys. Son décolleté pigeonnant était rehaussé de trois rangées de perles. Un chignon asymétrique paré d'or et d'émeraudes retenait sa cascade de boucles brunes.
Leur fille, Kali, portait fièrement son armure dorée et sa fidèle épée au côté droit. C'était une épée à une main et demie que son père lui avait offerte pour ses quinze ans. Chaque élément de son armure, du colletin aux solerets, était ciselé et paré d'arabesques végétales en relief. Sa crinière de feu était savamment tressée en une couronne. Eeva la regarda du coin de l'œil avec une pointe d'envie. Kali vint rejoindre la première place de la rangée : elle aussi allait avoir dix-huit ans.
Azi, le chef de la Garde, fermait la marche. Le beau ténébreux avait lui aussi fière allure dans son armure noire. Eeva croisa son regard de braise et le soutint quelques instants avant de baisser les yeux. Elle eut tout à coup extrêmement chaud.
Asmoth s'éclaircit la voix.
— Mes chers concitoyens, nous sommes réunis ce soir devant nos jeunes. Ces jeunes, qui incarnent l'espoir d'une nouvelle vie pour notre peuple. Ce soir peut-être, un nouveau magicien émergera parmi nous. Ensemble, nous pourrons alors affronter notre destin et retrouver notre liberté.
L'Épreuve servait en effet à détecter la magie. Sans elle, ils n'avaient aucun espoir de quitter la vie souterraine et de vaincre les démons. Or, depuis qu'ils vivaient à Uruk, très peu d'enfants avaient été détectés et un seul était encore en vie : Azi.
L'Ancien recouvrit la tête des dix candidats d'un voile blanc. Lorsque ce fut le tour d'Eeva, il murmura « bonne chance » en lui faisant un clin d'œil. Puis il rejoignit la foule et la cérémonie commença.
Asmoth se plaça devant sa fille et un frisson parcourut l'assemblée. Il releva son voile, le visage fermé, solennel. Ce n'était plus sa fille qu'il avait devant lui, mais une candidate parmi d'autres. Ignorant le poids des regards portés sur elle, Kali tendit la main à son père et but une gorgée dans la coupe cérémonielle. La potion avait un goût amer et elle réprima une grimace. Sa vision devint trouble quelques instants. La foule retint son souffle. Puis rien. Il ne se passa rien. Kali n'était pas magicienne. Un poids tomba au fond de son estomac en imaginant la déception que son père devait éprouver. Pourtant, ni la jeune fille, ni son père ne laissèrent leurs émotions filtrer.
Asmoth continua et passa de personne en personne : la magie ne semblait pas être au rendez-vous ce soir-là. Les yeux toujours baissés, Eeva vit les bottes d'Asmoth s'arrêter devant elle. Son cœur était prêt à bondir hors de sa poitrine. Elle ne savait pas comment elle réagirait si elle était détectée magicienne. D'un côté, la promesse d'un destin exceptionnel la faisait vibrer. De l'autre, quitter tous ceux qu'elle connaissait pour faire son apprentissage auprès d'Asmoth, ne l'enchantait pas.
Après avoir bu la potion, les secondes lui parurent une éternité. Elle eut un flash l'espace d'une seconde : un homme noir marchant sur une plage. Mais avant d'avoir pu voir son visage, la vision était passée. Asmoth plissa les yeux, se demandant si une once de magie se trouvait dans cette jeune fille brune. Mais il ne se passa rien non plus, alors il continua son chemin.
Un peu sonnée, Eeva attendit un bref instant avant de relever la tête. Ce n'est pas moi, ce n'est pas moi. Ces mots tournaient en boucle dans sa tête. Plus que de la déception, la jeune fille ressentit du soulagement.
Un murmure enflait dans la foule : cette année encore serait une année noire. Quand finalement, quelque chose d'incroyable se passa. La dernière jeune fille de la rangée venait de boire dans la coupe. Aussitôt une lumière éblouissante émana de son corps. Un cri de surprise se propagea parmi les habitants d'Uruk. Tous purent la voir entrer brièvement en lévitation, avant que ses pieds ne touchent de nouveau le sol.
Un homme posa le genou à terre, et tout le monde l'imita. Ne restèrent debout que la nouvelle magicienne, Asmoth, Élanor et Azi. Même Kali s'était inclinée, non sans rancœur.
— Comment t'appelles-tu mon enfant ?
— Moira.
— Cher peuple d'Uruk, je vous présente Moira.
Tout le monde se releva pour l'acclamer. Et un sourire timide s'afficha sur le visage de celle sur qui tous les espoirs reposaient désormais. Elle allait devoir quitter sa vie pour se consacrer à l'étude de la magie. Plus rien ne serait comme avant. Son cœur se serra.
Asmoth lui fit signe qu'il était temps de repartir vers le Temple des deux lunes, lorsqu'un cri monta de la foule.
— Moira !
Asmoth se retourna lentement. Sa garde rapprochée s'était interposée entre lui et un jeune homme.
— Attendez...Moira ! Tu ne peux pas partir comme ça...
La nouvelle apprentie détourna le regard. Elle ne voulait pas affronter celui qui, jusqu'à ce matin-là, détenait encore son cœur et la promesse de ses lendemains.
Asmoth s'approcha du pauvre amoureux, faisant un signe de la main aux hommes de sa garde, qui relevèrent leurs lances.
— Moira...sanglota le jeune homme.
Asmoth jeta un œil à la jeune fille : les larmes aux yeux, elle semblait utiliser toutes ses forces pour ne pas craquer.
— Vous n'avez pas le droit de l'emmener ! dit le jeune homme, presque comme une supplication.
— J'ai tous les droits, dit Asmoth.
— Je ne veux pas qu'elle termine comme les autres...
— « Tu » ne veux pas...le sacrifice de ton petit bonheur personnel n'est rien devant la liberté d'un peuple entier. Tu devrais être fier de ton amie au lieu de pleurnicher comme un enfant.
Le garçon se redressa face à Asmoth. Il n'allait pas se laisser insulter comme ça. Il ne laisserait pas sa fiancée se sacrifier sans rien faire. Ils pouvaient tous aller au diable. Une vie sous terre avec Moira valait mieux qu'une vie à la surface, sans elle. Désespéré, il sortit un couteau de sa ceinture et se jeta sur Asmoth. Il le manqua et d'un geste de la main, le magicien le paralysa. Comment ce pauvre fou osait-il s'en prendre à lui ?
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, et bien plus encore pour sortir d'ici, tu m'entends ? murmura-t-il à l'oreille de son agresseur. Et si ta chère et tendre doit mourir pour cela, sache que cela ne me posera pas le moindre problème. Je la tuerais même de mes mains sans aucun remords, si cela me permettait de mettre le nez dehors.
Une larme coula sur la joue du jeune homme.
—Emmenez-le, dit Asmoth à l'adresse de sa garde.
***
N'oublie pas de voter et de commenter si tu as aimé ce chapitre :)
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top