7 - Le Marlin bleu
Au petit matin, Jessica se réveilla heureuse, Gondebaud à ses côtés sur la couche. Elle regarda l'océan à travers le hublot. Dans la danse agitée des vagues, une murène traversa furtivement en pleine eau, ce qui était rare. Il lui sembla entendre le gémissement de la mer et soudain, une tête d'homme décapitée traversa la vitre et la fit hurler, réveillant son amant. Un crabe avait déjà entamé l'œil du mort. Un second visage monstrueux, mais bien vivant cette fois, apparut derrière le hublot. Une femme hideuse aux yeux rouges dévisageait avidement le corps de Gondebaud, étalé sur le lit. Son visage était affreusement ridé. Jamais Jessica n'avait vu de figure aussi vieille. Des anguilles jaunes ornaient la tête de la créature comme une sorte de chevelure et s'affairaient dans toutes les directions. Jessica sursauta et se jeta sur Gondebaud pour lui cacher les yeux.
— Ne regardez pas, une sassandre ! ordonna-t-elle.
Elle se précipita à la fenêtre pour descendre le store mais ce qu'elle vit la terrifia au plus haut point. Dans les profondeurs de Castellane, ce n'était pas une, mais des centaines de sassandres qui se préparaient à attaquer. Jessica détailla les monstres humanoïdes. Sous un buste de femmes aux cheveux anguilliformes, se trouvait une queue de poisson couleur sang pleine d'épines. Leurs yeux rouges et très ronds, redevenaient noirs lorsqu'elles n'attaquaient pas, comme leur chair qui se ridait et déridait au gré de leurs envies. Même la couleur des écailles repassait du rouge au vert, selon leur agressivité et la nécessité de se fondre dans leur milieu. À l'abri derrière la vitre, Jessica, effrayée et fascinée à la fois, ne pouvait détacher son regard des créatures. Leur figure très ridée, avec un nez écrasé et des lèvres de crapaud, contrastaient avec leur buste magnifique qui portait fièrement une poitrine ferme et menue.
Une alarme retentit dans l'auberge et la sassandre aux anguilles jaunes repartit chasser. Jessica avertit Gondebaud qu'il pouvait enfin regarder. Tout le peuple Castellan était sur le qui-vive.
— Nous devons les aider à protéger le sas ! s'exclama Gondebaud tandis qu'il s'habillait à la hâte.
Il prit Jessica par les épaules et ajouta :
— Je ne peux rester sans rien faire ! Avec Évrard, nous devons protéger ce peuple. Il y a déjà suffisamment de gardes devant le sas du trident, vérifia-t-il en allant rapidement dans le couloir.
— Mais comment allez-vous faire, vous ne pouvez pas ni croiser leur regard, ni les entendre chanter !
Il sortit de son sac, des lentilles cornéennes jaunes :
— Évrard et moi en avons chacun, On ne voit quasiment rien avec, c'est comme si nous étions aveugles ou presque.
— Je ne sais pas si cela doit me rassurer ! Ne pas voir votre adversaire ou être hypnotisé à mort par son regard !
Elle lui tendit des boules antibruit :
— Celles-ci ont prouvé leur efficacité. Vous n'entendrez presque rien.
— Merci. Je vais en équiper Évrard. Aveugles et sourds, nous ne risquerons rien ! Il essayait de dédramatiser la situation, mais son humour tomba à plat.
— Mais vous, Jessica, commanda-t-il en l'attrapant par la taille, vous restez ici. Comme vous pouvez le remarquer, elles et nous sommes à égalité. Pas de masques. Pas de risque de se noyer. Contrairement à vous.
Elle ne répondit pas. Mais elle savait qu'il avait raison. Les sassandres étaient des chasseuses redoutables. Leur queue de poisson leur conférait une rapidité et une agilité sous-marine hors du commun. Leurs crocs leur permettaient d'arracher les membres pour mieux se nourrir de la chair de leurs victimes.
Gondebaud partit chercher son frère pour sortir et les Akerys filèrent en direction de la coupole sacrée.
Dehors, les hommes pieuvre de Castellane étaient sortis. Munis de huit tentacules et de milliers de ventouses, ils espéraient pouvoir étouffer leurs proies. Des jets d'encre noire commencèrent à se répartir dans l'océan un peu partout, aveuglant les créatures à proximité. Les hommes pieuvre, d'une envergure de plus de quatre mètres, commencèrent à enlacer des sassandres et à les mordre de leur bec. Mais c'était sans compter sur les anguilles électriques qui ornaient la chevelure des créatures monstrueuses et qui piquèrent mortellement les poulpes. Les castellans lâchèrent en renfort leurs crocodiles marins. Ceux-ci se jetèrent affamés sur une partie des sirènes-serpents, mais elles étaient tellement nombreuses, que certaines parvenaient à se faufiler en direction des grottes fortifiées de Castellane. Certains castellans courageux se risquèrent néanmoins à sortir, harnachés de casques et de combinaisons boucliers. Mais le chant sous-marin des sassandres réussit à briser les visières et les hommes se noyèrent. Dans cet océan en plein combat, Évrard et Gondebaud, aveugles et sourds, résistaient difficilement.
Pendant ce temps, les femmes Akerys, armées jusqu'aux pieds, se tenaient à proximité du sas déjà bien gardé par la sentinelle de Castellane. Si jamais, les sassandres réussissaient à briser la coupole et la diorite qui détenait le trident, la cité entière serait engloutie sous les eaux. Effrayés, tous regardaient derrière les hublots l'inégalité du combat.
Une jeune fille blonde apporta des cruches d'eau dessalée à la sentinelle. Les hommes éblouis devant cette beauté étrange se mettaient en rang pour obtenir un verre, mais bientôt ils tombèrent un à un, empoisonnés. En fin de queue, ceux qui n'avaient pas encore bu voulurent transpercer la jeune femme de leur lance, mais sous les yeux rouges de la belle, ils laissèrent tomber les armes.
— Une sassandre, cria Jessica. Elle s'est métamorphosée ! Vite !
Les Akerys arrivèrent près de la sirène sous forme humaine qui venait d'entamer son chant. La voûte du sas commençait à trembler tandis que les hommes de la forteresse restaient incapacités par le cri de la créature. Les femmes, moins sensibles aux lamentations des sassandres, parvinrent tant bien que mal à s'approcher. La créature blonde aux yeux rouges les dévisagea dangereusement, sans parvenir à les hypnotiser. Jessica et ses deux gardes l'attaquèrent. La sassandre répliqua, mais hors de l'eau et même avec des jambes, elle manquait d'agilité. La jeune Akerys la décapita de son sabre.
Dehors, se déplaçant uniquement grâce à leur sonar, les frères Rohans rebroussèrent chemin à contrecœur, devant l'inégalité du combat. Rentrés, Évard et Gondebaud accoururent au sas. Jessica, soulagée en voyant son amant l'avertit :
— Je vais demander une audience immédiate à Augustin de Castellane. Il faut prévenir mon père. Les castellans ne tiendront pas longtemps tous seuls.
— Je vous accompagne !
Arrivée dans la salle du trône castellan, Jessica dévoila son blason à Augustin de Castellane :
— Sire, je suis Jessica Akerys, la fille aînée de Turold Akerys d'Amalius. Quels qu'aient été vos différends dans le passé avec les Akerys, je vous implore de me laisser convaincre mon père de vous envoyer une armée. Vous ne tiendrez pas plus de trois jours sans aide extérieure et nous sommes vos voisins les plus proches !
— Turold n'acceptera jamais ! répliqua le souverain. Mais si vous pensez que vous pouvez le convaincre, alors je vous fais préparer une escorte qui vous montrera un souterrain de secours, afin d'éviter le front. Faites vite ! Il vous faut une journée pour rentrer et il faudra encore une journée aux armées de votre père pour arriver !
— Sire, ajouta-t-elle. Il faut que vous interdisiez l'accès au tunnel qui mène au sas à toute femme qui ne soit déjà connue de votre cité. Nous venons tout juste d'intercepter une sassandre en état de métamorphose humaine !
Le souverain semblait dépassé par les évènements.
— Je voudrais faire évacuer les femmes et les enfants par le tunnel de secours.
— Les sassandres sentiront le parfum des enfants, interrompit Gondebaud. L'effluve sera d'autant plus prononcé qu'ils seront nombreux. Et puis vous risquez qu'elles ne découvrent vos souterrains. Ce n'est pas un risque que vous désirez prendre, n'est-ce pas ? Gondebaud avait parlé franchement.
— Et vous êtes ?
— Gondebaud de Rohans, Sire. Il montra sa bague avec l'emblème du dragon de mer.
— Et bien, j'avais tout ce beau monde dans la grotte et personne ne le savait ! pensa tout haut le roi.
Gondebaud reprit la parole
— Sire, si je puis me permettre, je pourrais aussi aller quérir les armées d'Alexandre de Rohans. Envoyez un coursier à la fosse de Windsor, j'apposerai mon sceau au vôtre. Mon père ne doutera pas du message. Mes frères et moi avons croisé des traces de sassandres au plateau bleu et mes frères sont déjà partis en informer mon père.
Le souverain était gêné de se sentir soudain en situation de faiblesse, mais devant le carnage qui avait lieu sous ses yeux, il était prêt à oublier toutes les rancœurs du passé. La fosse de Windsor était plus éloignée que le domaine d'Amalius. Il fallait bien un coursier rapide pour avertir Alexandre de Rohans.
— Faites, faites. Je mets un Marlin Bleu à votre disposition.
Ils préparèrent le message, y apportèrent le seau puis le placèrent dans une capsule autour du cou du Marlin, qui fut lâché aussitôt vers la fosse de Windsor.
À sa sortie de l'entrevue avec le roi, Gondebaud alla trouver Jessica pour lui faire ses adieux.
— Vous devez retrouver votre père et je n'abandonnerai pas ce peuple, tant que je peux les aider. Rentrez saine et sauve, Jessica.
Il l'embrassa passionnément comme s'ils se voyaient pour la dernière fois puis elle partit pour le domaine d'Amalius.
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