16 septembre 2018
— Sérieusement, vous ne pouvez pas foutre la paix aux gens un dimanche matin ?
Nathan détailla Henry Ruardean avec des envies de meurtre. Il souffla bruyamment avant de lui répondre :
— Vous croyez que les criminels se reposent ? J'ai ramené le petit déjeuner. C'est déjà pas mal non ? Maintenant, laissez moi rentrer.
L'enquêteur balança le sac contenant les croissants et les pains au chocolat sur la table de la salle à manger. Puis il s'installa sur une chaise et fusilla le journaliste du regard :
— Alors, vos renseignements ? Est-ce que vous avez pu nous trouver des suspects plausibles ?
Henry Ruardean prit le temps de servir deux tasses de thé avant de prendre place face au bouillant et colérique policier :
— Oui, je pense. Sur votre liste de vingt-six, j'ai pu déterminer que trois hommes avaient de sérieux mobiles contre Hugh Tremelling et contre Bernie Winckworth. Vous me détestez, affirma le journaliste d'un ton sec.
— Je vous demande pardon ? s'offusqua Nathan.
— Vous me détestez. Oui, j'ai reconnu que ma venue à la soirée de l'agence n'était pas très intelligente. Et je vous assure que je ne voulais certainement pas nuire à l'enquête. Mais je crois que cela va plus loin que cela. Ça vous pose un problème de devoir bosser avec un mec gay ?
— Hein ?
Nathan Cromford faillit s'étrangler avec une bouchée de son croissant. Il reprit difficilement contenance et déposa sa viennoiserie à peine entamée devant lui. Pendant de longues secondes il mena un véritable combat intérieur. Cependant, lorsqu'il croisa le regard méprisant d'Henry Ruardean, il décida de le mettre au parfum. Par principe, Nathan s'était limité à sa famille et à ses collègues proches. Le reste du monde n'avait pas besoin de savoir qu'il préférait les hommes. Mais il avait besoin de l'autre crétin face à lui. Si le journaliste commençait à le croire homophobe, cela risquait de compromettre l'enquête. En soupirant et en levant exagérément les yeux au ciel, le policier secoua la tête :
— Ce que les autres font dans leur vie privée je m'en tape. Mais puisque vous me prenez pour un putain d'homophobe et que votre gaydar est visiblement hors service, autant que vous sachiez que ça ne risque pas d'arriver puisque je suis gay moi aussi. Sauf que moi, je ne le crie pas à la planète entière comme vous. Donc, maintenant que les choses sont claires, on peut bosser ?
Henry Ruardean aurait voulu disparaître de la surface de la terre. Il se croyait justement très doué pour repérer les hommes comme lui et voilà qu'il se plantait en beauté. Le journaliste baissa la tête et contempla sa tasse de thé sans savoir que dire pour se rattraper. En sentant le regard froid de Nathan Cromford posé sur lui, il finit par oser l'affronter :
— Je...je suis désolé, je...à ma décharge, vous n'êtes pas très sympa avec moi depuis le début. Je me suis excusé et pourtant...en fait j'ai l'impression que vous m'englobez dans la liste des suspects. J'ai peut-être quelques connaissances médicales et je suis un addict des séries policières à la mode mais pour être honnête, je ne pourrais jamais aller sur une scène de crime. La vue du sang...
— Oh ça va, c'est bon. Mais vous devez quand même reconnaître que votre attitude portait à confusion, répliqua l'enquêteur, peu ému par la gêne du journaliste.
— Je sais. En vérité, j'ai toujours le sentiment que je dois faire plus que les autres pour prouver ma valeur. Il y a parfois des petites réflexions au bureau...je ne sais pas, à croire qu'être homo vous grille une partie de votre cerveau. Vous n'avez jamais eu de problèmes à Scotland Yard, vous ?
Nathan se demanda s'il n'allait pas coller une paire de claques à son interlocuteur. Il était venu pour travailler et non pour réfléchir à des questions existentielles. Néanmoins, la tristesse non feinte dans les yeux d'Henry Ruardean l'incita à poursuivre la conversation :
— J'imagine que je n'y ai jamais fait attention. Peut-être que je côtoie des connards finis mais ni mon boss ni les collègues avec lesquels j'ai le plus de contacts n'ont jamais eu une attitude déplacée. Je suppose que je suis chanceux. Le retour de Jack l'Eventreur pour vous c'était quoi, une manière de faire vos preuves ? Je me trompe peut-être mais ça fait des années que vous êtes dans le métier, non ?
— Oui enfin...je reste l'un des plus jeunes de l'équipe du London Researchers. Et on ne peut pas dire que beaucoup soient ouverts d'esprit, soupira Henry.
— Dans ce cas, pourquoi rester ?
— Beaucoup aimeraient être à ma place. Le journal est l'un des plus lus d'Angleterre. J'ai un excellent salaire et des entrées un peu partout.
Nathan haussa les épaules :
— Quitte à subir des commentaires déplacés ? Ou à être victime de discrimination ? C'est curieux.
— Je sais. Même mes amis trouvent que je suis stupide.
— Si vous êtes bon dans votre job, vous serez forcément reconnu ailleurs. En restant dans un environnement toxique, vous ne faites que renforcer la situation. Et vous laissez croire à des imbéciles que ce qu'ils font est juste. Envoyez-les chier bon sang. Il y a des lois dans ce pays aussi, je vous rappelle. Vous ne devriez pas vous laisser marcher sur les pieds.
— Plus facile à dire qu'à faire, marmonna Henry Ruardean.
— Pourtant, vous n'avez pas l'air de quelqu'un qu'on peut intimider facilement. J'ai regardé une vidéo sur cette manif à Trafalgar Square l'année passée. Vous faites clairement partie des leaders anglais pour la défense des droits LGBT.
— Justement...je ne crois pas que ça plait à mon patron.
— Vous lui faites de l'ombre, c'est ça ? Franchement Henry, foutez le camp de cette boite de merde ! Vous avez visiblement du talent, arrêtez de gaspiller votre temps pour des crétins finis, s'emporta Nathan Cromford.
Le journaliste, qui ne s'attendait pas à une telle répartie, écarquilla les yeux, estomaqué par la réplique du policier. Terriblement gêné, il se leva et quitta la pièce pour revenir deux minutes plus tard, un ordinateur portable sous le bras :
— J'ai créé un dossier pour chacun des trois hommes que vous pouvez sans doute considérer comme suspects. Il y a pas mal d'informations sur leur passé, leurs relations personnelles, des articles de presse, des comptes-rendus de journaux étudiants aussi. J'ai joint des copies d'écran de leurs profils sur les réseaux sociaux ainsi que quelques échanges assez musclés qu'ils ont eu avec des internautes. J'ai rédigé une biographie complète pour chacun. Je pense que je n'ai rien oublié. J'ai imprimé chaque dossier. Oh, je les ai oublié, je vais les chercher.
Henry Ruardean s'était exprimé à voix basse, comme s'il craignait de s'attirer à nouveau les foudres du policier. Nathan ne manqua pas de remarquer cette peur dans les yeux verts du journaliste. Il passa machinalement la main dans sa chevelure châtain, se demandant comment il allait pouvoir modifier la perception que le journaliste avait de lui. L'enquêteur devinait un profond mal-être chez Henry Ruardean et il commença à soupçonner que l'enthousiasme qu'il affichait lorsqu'il s'agissait de défendre la communauté gay de Londres, n'était qu'une façade. Nathan s'était permis de le juger sans le connaître. Il suivit Henry du regard et lorsque ce dernier lui tendit les nombreux documents quelques minutes plus tard, il approuva :
— C'est une excellente idée. Ce sera plus facile pour analyser toutes les informations que vous avez trouvé. C'est...il y a un sacré paquet de feuilles ! Et vous avez fait tout cela en deux jours à peine ? demanda Nathan sans dissimuler son étonnement.
— Eh bien...j'aime enquêter. J'aime fouiner un peu partout et résoudre des énigmes. Je suppose que c'est pour cela que le journalisme me tentait à ce point.
Nathan remarqua que les joues d'Henry s'étaient légèrement colorées. Il sourit tout en prenant le premier dossier :
— Vous avez fait un boulot incroyable et...
— Est-ce qu'on pourrait se tutoyer ? l'interrompit le journaliste.
— Euh...
— Nous allons encore travailler un certain temps ensemble non ? Et...nous ne sommes pas de vieux croûtons de la bonne société soucieux du respect de la bienséance et de l'étiquette.
— J'espère bien qu'à trente-deux ans on ne me considère pas encore comme un vieillard ! s'exclama Nathan.
— Alors ça, aucune chance. En fait, je t'aurai donné quatre ou cinq ans de moins. Et je ne dis pas ça pour te flatter. Tu fais réellement plus jeune, indiqua Henry en passant spontanément au tutoiement.
— Dans ce sens-là c'est toujours plus agréable. J'imagine que tu as souvent aussi ce genre de réflexion ? Lorsque Josh et moi t'avons interrogé au bureau, je te donnais vingt-trois ans tout au plus.
— Alors que je viens de fêter mes trente ans...compléta Henry Ruardean.
Les deux hommes se dévisagèrent un bref instant en silence. Perturbé par la tournure de la conversation et par la convivialité qui s'était tout doucement installée entre eux, Nathan désigna les dossiers :
— Hum...et donc, qui sont tes trois suspects ? demanda-t-il.
— Ah...oui...les suspects. Eh bien...pour moi, Neil Caridia, Reginald Battlesden et Mike Frilsham ont de sérieux mobiles. Caridia souhaitait lancer une fondation et il avait obtenu le soutien de Hugh Tremelling. Mais ce dernier a renoncé à investir à la dernière minute.
— Pour aider Marcus Godward à la place.
— Exactement. Il espérait également que Bernie Winckworth rejoigne son conseil d'administration. D'après mes sources, ce dernier se serait moqué de lui devant le gratin des chirurgiens de ce pays. Caridia a perdu pas mal de patients suite à cela.
— Ce sont effectivement des motifs pour détester Hugh et Bernie mais de là à les tuer ? Ensuite ? Battlesden ?
— Un peu la même chose avec Hugh Tremelling. La clinique de Reginald a fait faillite, faute de soutien financier. S'il avait reçu l'argent promis, ses affaires n'auraient pas coulé. Et le brevet que Bernie a vendu à Godward, au départ il l'avait promis à Reginald. Battlesden tente de se refaire mais...
— D'après la rumeur, il est ruiné non ?
— Oui. Et beaucoup se demandent comment il peut encore se pavaner dans les meilleurs restaurants de la ville. Pour terminer, je dirais que Mike Frilsham c'est le suspect numéro 1.
— Ah oui ? Pourquoi ? demanda Nathan.
— Ses fiançailles avec Elsie, la fille aînée de Hugh Tremelling, ont été annulées il y a trois ans. Ils s'étaient disputés dans un bar branché à Edinburgh et tous les clients ont pu entendre Elsie reprocher à Mike qu'il avait des origines trop modestes pour qu'elle continue de s'afficher avec lui. Des amies d'Elsie ont ensuite tout fait pour faire de la vie de Mike un enfer. A l'époque, il était engagé dans une très lourde procédure de recrutement. Il visait la direction d'une clinique privée du Berkshire, un établissement réputé pour accueillir de nombreuses célébrités.
— Il a été victime de harcèlement ? s'étonna Nathan.
— Entre autre. Il a surtout été victime d'un terrible accident. Son bras gauche et une petite partie de son visage ont été brûlés par de l'acide. Une agression à la sortie d'un restaurant. Elsie n'a jamais été reconnue coupable malgré les éléments à charge contre elle. Hugh Tremelling en a profité pour publier un communiqué dans lequel il enfonçait un peu plus Mike. Et c'est cet accident qui lui a fait perdre toute chance de diriger la clinique du Berkshire. Ensuite, il a été viré de son poste de chirurgien de l'hôpital où il exerçait. Bernie a été l'un des plus virulents à exiger son licenciement. Depuis, il s'est refait complètement en ouvrant son propre établissement dans le Surrey. Mais chaque fois qu'il se rend à un gala ou une réception, certains invités se moquent ouvertement de lui, expliqua Henry Ruardean.
— Donc nous avons deux hommes qui ont perdu beaucoup d'argent et un qui a été défiguré par une agression physique Je dirais effectivement que l'histoire de Mike Frilsham le rend un peu plus suspect que les deux autres. Même si...au fait, a-t-il des liens avec les autres clients de l'agence d'escort ?
— Oui, avec tous. Contrairement aux autres. Enfin, parfois j'ai juste pu déterminer qu'ils s'étaient croisés aux mêmes endroits, sans plus. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Si ces trois gars sont les suspects principaux, les meurtres ont tout de la vengeance personnelle. Mais je ne vois pas bien le lien avec Jack l'Eventreur et l'agence d'escort, déclara le journaliste.
Une nouvelle fois, Nathan s'étonna de la clairvoyance affichée par Henry Ruardean. Il lui confirma cependant sa réflexion :
— Nous en sommes là, Josh et moi. Notre première théorie est celle du mec qui veut punir les hommes infidèles. Si le meurtrier cible ces gens en particulier, il y a forcément une raison. Frilsham a clairement des raisons de s'en prendre à Hugh et Bernie mais les autres ?
— Et tu n'as rien trouvé de plus à propos des autres clients ?
— Hum...en fait...si. Henry, tu ne dois répéter à personne d'autres ce que je vais te dire, c'est clair ? Nous pensons que Hugh, Bernie et les douze autres forment une sorte de groupe. Ils se sont attribués des pseudos. Quel est le lien avec Marcus Godward, je ne sais pas. Je n'arrive toujours pas à comprendre ce qu'il vient faire dans l'équation.
Henry Ruardean pianota sur son ordinateur avant de tourner l'écran vers le policier :
— J'ai aussi mené ma petite enquête sur sa société et sur ce qu'il était avant de se lancer dans les affaires. Je n'ai rien trouvé. Même pas une dispute au lycée. Même pas un soupçon de tricherie aux examens d'entrée de l'université. Ce mec est clean. Et en fait, un peu trop à mon goût. Sa famille, c'est un peu la même que celle de Tremelling. Une épouse ancienne actrice de cinéma, six enfants exceptionnellement brillants, et trois chiens pour compléter le tableau. Sans oublier la sublime maison sur Park Lane. C'est trop beau pour être vrai, Nathan s'énerva le journaliste.
L'enquêteur soupira :
— Je suis d'accord. Il y a quelque chose qui nous échappe mais quoi ? J'ai l'impression pourtant que nous possédons toutes les pièces du puzzle...
— J'ai même cherché si parmi les suspects ou les potentielles victimes, il y avait des fans de Jack l'Eventreur. Je te jure, ça existe ! Il existe des blogs de tordus qui lui vouent un culte. Et là encore, fausse route. Rien. Et pourtant, on a un gars qui prend le temps de suivre le calendrier de l'époque à la lettre. Et de massacrer ses victimes comme l'autre cinglé. Je n'ai pas de formation de policier mais c'est forcément un détail important, indiqua Henry.
Les deux heures suivantes, Nathan et Henry Ruardean analysèrent tout ce que le journaliste avait trouvé comme informations sur les différents suspects ciblés par les enquêteurs. Ils effectuèrent de nombreuses recherches sur internet mais à la fin de la matinée, ils n'avaient pas avancé. Dépité, Nathan Cromford annonça à Henry qu'il allait rentrer chez lui pour se reposer un peu.
Alors qu'il s'apprêtait à quitter l'appartement, le journaliste l'interpella :
— Hum...je me disais...ça te dirait qu'on aille boire un verre ce soir ? Je sais que tu bosses demain mais...
— Ouais, pourquoi pas ? Il me semble que je te dois des excuses pour mon comportement.
— C'est bon, Nathan, c'est oublié, ok ? J'ai merdé, je n'aurais pas dû enquêter de mon côté sans prévenir Scotland Yard. C'était légitime de ta part de me trouver louche, répliqua Henry.
— Tu as une adresse à proposer ?
— Il y a un bar que j'adore à Soho. Les prix sont raisonnables et il y a toujours une chouette ambiance.
Lorsque le journaliste énonça le nom de l'établissement, Nathan sourit :
— Je connais. J'ai même...je t'y ai vu il y a quatre jours. Je me suis barré parce que je ne voulais pas que tu saches que je le fréquentais moi aussi. C'est mon bar favori pour être honnête.
— Comment ça se fait que je ne t'ai jamais vu ? C'est dingue ça ! s'exclama Henry.
— J'imagine que nous n'y allons pas les mêmes jours.
— Hum, c'est toujours ok alors ?
— Oui, toujours. Je t'y rejoindrais. Vingt-deux heures ce n'est pas trop tard pour toi ? J'ai besoin de dormir un peu, la semaine a été longue.
— Non c'est parfait. Je suis en congé demain, je pourrais me reposer.
Nathan quitta Marylebone cinq minutes plus tard et, dans le métro qui le ramenait chez lui, il se demanda tout à coup s'il ne commettait pas une énorme erreur.
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Alors alors alors....vos réactions ?
Cette discussion moins formelle entre Nathan et Henry, qu'est-ce que vous en dites ?
Notre journaliste propose trois suspects possibles. Est-ce une bonne piste ? Mais si oui, quel serait alors le lien avec Jack l'Eventreur et l'agence d'escorts ?
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