11 septembre 2018

Nathan consulta sa montre discrètement. Minuit passé de dix minutes. La soirée devait débuter à vingt-deux heures trente mais il y avait d'abord eu le long discours de bienvenue de la directrice de l'agence. Puis un rappel des règles en vigueur et la distribution des fiches d'identité de chaque escort. Enfin, à vingt-trois heures quarante, les filles avaient fait leur apparition.

Nathan avait discuté avec cinq d'entre elles. Mais aucune n'avait mordu à l'hameçon. Découragé, l'enquêteur étouffa un bâillement d'ennui. Pour une agence qui se voulait exigeante, ses employées ne se distinguaient pas par leur intelligence et leur conversation. Tout en se demandant s'il ne s'était pas trompé dans ses déductions, il faillit louper l'arrivée de sa nouvelle « prétendante ».

Elle lui serra la main avant de prendre place face à lui. Comme toutes les autres, elle le salua de la même manière :

— Bonsoir, ravie de faire votre connaissance ! Dites-moi quelles sont vos envies ? Comment pourrais-je vous faire passer d'agréables moments ?

— Et si vous m'indiquiez plutôt ce que vous, vous souhaitez ? Après tout, si un seul d'entre nous y trouve son compte, ce n'est pas très juste, répliqua Nathan.

Malgré le masque de velours qui dissimulait son visage, le jeune homme put distinguer clairement l'étonnement de l'escort girl. Elle s'agita sur sa chaise avant de répondre :

— Eh bien...c'est la première fois que l'on me pose cette question. Hum...

— Vous ne devez pas avoir peur, vous savez. Même si nous sommes entre adultes consentants, j'estime que vous avez aussi le droit de vous exprimer.

— Vous me surprenez. En général, les clients ne se préoccupent pas de nous.

— Mais moi j'y tiens. Comment bâtir une relation de confiance sinon ? répondit Nathan avec un sourire.

— C'est gentil à vous.

Le jeune homme sentit qu'il avait peut-être, enfin, déniché la fille qui pourrait répondre à ses questions. Il décida de tenter le tout pour le tout :

— Est-ce que cela sous-entends que la plupart des hommes que vous fréquentez se montrent irrespectueux envers vous ?

— Eh bien...hum...en fait je travaille pour l'agence depuis deux ans et je n'ai eu qu'un seul client, bredouilla l'escort girl.

— C'est étonnant.

— Il payait bien et c'est l'un des rares qui ait accepté de venir chez moi.

— L'agence a des règles précises au sujet des rendez-vous à votre domicile ? Si c'est cela, rassurez-vous je les respecterai.

— Oh...oh non. C'est juste que...hum...j'habite à Whitechapel.

La jeune femme baissa la tête en terminant sa phrase, comme si elle avait honte. Nathan eut du mal à ne pas exulter. Une escort qui ne voyait qu'un homme depuis deux ans et qui vivait là où Jack l'Eventreur avait sévi, ce n'était plus une coïncidence.

L'enquêteur tendit la main vers sa compagne temporaire :

— Personnellement je ne vois pas où est le mal. Enfin, je veux dire, l'endroit où vous vivez m'importe peu. Vous m'avez dit que vous n'aviez qu'un seul client. Est-ce qu'il risque d'être en colère s'il apprend que je vous ai proposé une rencontre ?

— Hum...en fait, on m'a informée qu'il avait eu un accident et il est décédé. Il ne risque pas de se fâcher.

Nathan remarqua que la jeune femme tirait inconsciemment sur les manches de son chemisier. Comme si elle cherchait à dissimuler quelque chose.

L'enquêteur comprit qu'il devait la rassurer :

— Je ne risque pas de me mettre en colère si vous choisissez quelqu'un d'autre. Vous n'avez rien à craindre de moi. Il vous a blessée, votre ancien client, n'est-ce pas ?

L'escort hocha brièvement la tête. Nathan s'apprêtait à lui poser une autre question lorsqu'il remarqua qu'un client ne perdrait aucune miette de leurs échanges. Une petite sonnerie retentit dans la salle et la directrice de l'agence annonça une pause de quinze minutes.

En voyant l'autre homme se diriger vers les toilettes, l'enquêteur le suivit sans attendre.

Les lieux d'aisance n'avaient rien à envoyer aux hôtels de luxe de la capitale anglaise. Mais Nathan n'y prêta pas attention. Il empoigna le client trop curieux par le col de sa veste et le plaquer contre le mur carrelé de la pièce :

— Vous bossez pour quel journal ? gronda-t-il.

— De...mais...rien, vous...il y a méprise sur ma personne ! protesta sa victime.

— C'est ça. Et moi je suis la reine d'Angleterre. Pour qui travaillez-vous ? Ne me forcez pas à répéter une troisième fois.

— Je...ça va, ça va, je vais vous le dire. Mais lâchez-moi, vous me faites mal !

Nathan libera l'autre homme, se recula et croisa les bras sans quitter sa proie des yeux. Le faux client massa sa gorge douloureuse quelques secondes avant de répondre :

— Je suis journaliste d'investigation. Pour le London Researchers. J'enquête sur les meurtres de Whitechapel.

— Voyez-vous cela...Je vous embarque.

— Quoi ? Mais...mais je n'ai rien fait ! protesta le journaliste.

— Entrave à une enquête criminelle, votre patron ne vous a pas prévenu ? Il a déjà été condamné plusieurs fois.

— Je refuse de vous suivre. Vous êtes qui d'abord ?

Nathan brandit sa carte :

— Nathan Cromford, Scotland Yard. Vous allez attendre ici. Puis dans dix minutes, pas avant, vous sortirez en titubant. Vous prétendrez avoir trop chaud et vous irez prendre l'air cinq minutes afin que l'agent de sécurité à l'entrée puisse croire à votre comédie. Ensuite, vous indiquerez que vous êtes malade et que vous rentrez chez vous. En réalité, vous me rejoindrez au bureau. Je préviens l'accueil que je vous attends. Montrez-moi vos papiers.

Nathan observa attentivement les documents au nom d'un certain Henry Ruardean. Il les photographia avec son smartphone avant de quitter les toilettes.

Il se mit à la recherche de la directrice de l'agence. En prenant l'air le plus catastrophé possible, il l'interpella :

— Je suis vraiment désolé. Je viens de recevoir un appel urgent. Je dois me rendre à mon bureau, il y a eu...il y a eu un problème. Je ne vais pas pouvoir revenir ce soir. Pourrais-je me réinscrire pour une prochaine soirée ?

— Certainement, monsieur. Puis-je avoir votre nom ? Vous serez prioritaire.

— C'est très gentil. Je suis...je suis vraiment désolé. Un nouvel employé a...seigneur, j'espère qu'il n'y a pas trop de dégâts. Je...la dernière jeune femme avec laquelle j'ai eu l'opportunité de discuter. J'aimerais pouvoir la rencontrer à nouveau la prochaine fois.

— Je vais voir ce que je peux faire. Montrez-moi votre liste. Ah oui...très bien, je note.

— Merci beaucoup !

Nathan quitta ensuite le club en marmonnant distinctement pour que tout le monde l'entende s'énerver au sujet des incompétents employés par son entreprise.

Henry Ruardean arriva quinze minutes après l'enquêteur. Mal à l'aise, il ne cessait de regarder autour de lui.

Nathan lui désigna une chaise :

— Mon collègue va bientôt arriver. Enlevez votre perruque et votre fausse moustache. Pour un journaliste d'investigation, vous n'êtes pas très doué. Garder ses véritables papiers d'identité sur soi, c'est une erreur de débutant.

— J'ai appris à la dernière minute que j'étais retenu pour la soirée. J'ai à peine eu le temps de me changer. C'est vrai, c'était stupide.

— Juste un peu. Depuis quand enquêtez-vous sur les meurtres de Whitechapel ?

— Hum...eh bien depuis le début. Mon patron m'a demandé d'aller à Durward Street dès que la dépêche est tombée. J'ai assisté à la conférence de presse le lendemain matin. Mais j'ai compris qu'on nous avait dissimulé la vérité, indiqua Henry Ruardean.

— Vous pouvez développer ? demanda Josh.

— Le nom de la rue, la date, l'heure à laquelle la nouvelle a circulé, vous pensez vraiment que personne ne va faire le lien avec Jack l'Eventreur ? Même sans les détails liés au corps. Evidemment, quand Bernie Winckworth a été retrouvé assassiné, ce n'était plus une coïncidence. Votre boss peut dire ce qu'il veut, les deux meurtres sont liés. Cela signifie que nous pouvons nous attendre à deux cadavres le 30 septembre prochain.

Josh et Nathan échangèrent un regard silencieux, contrariés. Ils savaient que peu de gens croiraient aux justifications foireuses données en conférence de presse. Mais si des journalistes commençaient à fouiner de leur côté, cela risquait de mettre en péril l'enquête criminelle, de permettre la libération d'un suspect ou, pire, d'annuler le verdict d'un procès pour vice de procédure. Londres comptait quelques avocats véreux très doués à ce sujet.

Nathan se pencha vers Henry Ruardean, d'un air menaçant :

— Vous allez tout arrêter. Je veux connaître les moindres renseignements que vous avez obtenus et je veux savoir ce que vous fichiez à la soirée de cette agence d'escorts.

— Mais je ne faisais que mon travail ! protesta le reporter.

— C'est à nous à en décider. Vous prenez des notes ? Vous enregistrez des informations sur votre ordinateur ?

— J'ai...j'ai un dossier oui.

Nathan prit un morceau de papier et griffonna quelques mots avant de tendre la feuille au journaliste :

— J'imagine qu'avec votre téléphone vous pouvez nous envoyer vos fichiers ?

— Maintenant ?

— Non, hier ! grogna Josh.

Henry Ruardean s'exécuta sous le regard attentif des deux enquêteurs. Puis, Nathan reprit l'interrogatoire :

— Pourquoi étiez-vous à cette soirée ?

— Jack l'Eventreur s'en prenait à des prostituées. Puisque notre meurtrier imite ses crimes, j'en déduis qu'il devait y avoir un lien même si ce sont des hommes qui sont morts. J'ai donc pensé qu'ils étaient infidèles et faisaient appel à des escort girls. Étant donné leur fortune, j'ai supposé qu'ils avaient choisi l'agence la plus réputée de la capitale. Il se trouve que, suite à une enquête dans ce milieu, j'ai gardé contact avec l'une des filles qui travaille pour elle. Elle m'a appris que plusieurs escorts habitent à Whitechapel.

— Elle vous a donné leurs adresses ?

— Non. Elle m'a juste donné le signalement de l'une d'entre elles. La femme avec laquelle vous discutiez avant l'interruption.

— Comment pourriez-vous en être certain ?

— Elle avait au poignet droit un bracelet avec des petits papillons bleus. C'est comme ça que j'ai pu l'identifier.

— Pourquoi votre indic vous a-t-elle parlé d'elle ?

— Je voulais connaître les noms des escorts qui avaient de riches hommes d'affaires parmi leurs clients. Et si l'un d'entre eux était mort récemment. Les filles, elles parlent entre elles forcément.

— Donnez-moi le nom de votre contact. Son numéro de téléphone et son adresse mail également.

Henry prit le papier que lui présenta Nathan et y inscrit plusieurs chiffres. Il soupira :

— Je lui avais promis que la police lui ficherait la paix...

— Ouais mais nous avons un meurtrier qui se balade dans les rues de Londres. Si cette fille sait quelque chose, elle va devoir cracher le morceau. Cela fait longtemps que vous discutez avec elle ?

— Non, j'ai repris contact il y a quatre jours. Avant cela, je voulais d'abord essayer de trouver des infos autrement.

— C'est-à-dire ? insista Nathan.

— J'ai fait une liste de tous les crimes de ces trente dernières années présentant des similitudes avec les meurtres attribués à Jack l'Eventreur. Je me suis focalisé sur ceux qui avaient eu lieu à Whitechapel et de préférence non loin des endroits où les corps des prostituées avaient été retrouvées.

— Et ?

— Ils ont tous été résolus. Enfin, sauf un mais le coupable est connu. Il s'agit du fils d'un ministre colombien qui a échappé à toute condamnation grâce à son immunité diplomatique. Chaque meurtrier est soit toujours en prison soit décédé. Et, en analysant les comptes-rendus des différentes affaires, j'ai pu constater qu'aucune n'avait de réelles similitudes avec l'Eventreur.

Nathan et Josh échangèrent un regard silencieux. Puis le second s'approcha du journaliste :

— Dites-moi, monsieur Ruardean, avez-vous réalisé un profil de la personne qui aurait commis les derniers meurtres ?

— Eh bien...oui, j'ai essayé. Je dirai que c'est un homme entre vingt-cinq et quarante ans. Qui dispose d'une force suffisante pour maîtriser des victimes à la stature imposante comme Hugh Tremelling et Bernie Winckworth. Il bénéficie d'une solide expérience médicale. Je suppose même qu'il possède un diplôme en chirurgie. D'après ce que j'ai pu comprendre, il n'a laissé aucun indice sur les scènes de crime. C'est donc quelqu'un de méticuleux et organisé. Il a peut-être déjà tué auparavant. Ces deux meurtres ne sont pas forcément ses premiers.

— Autre chose ?

— Je pense qu'il a un quotient intellectuel élevé, qu'il est capable de dissimuler ses émotions à la perfection. Il a un emploi stable mais peu d'amis. C'est peut-être même quelqu'un qui est en retrait de la société. Je ne crois pas qu'il est en recherche de plaisir et d'excitation. J'ai le sentiment qu'il se croit investi d'une mission. Qu'il se voit comme un protecteur et qu'il œuvre pour l'amélioration de notre société en éliminant les personnes à problème. Il se considère comme un instrument de la justice et ne ressent aucune culpabilité lorsqu'il tue un autre homme.

— Eh bien je vois que vous avez sérieusement réfléchi à la question, monsieur Ruardean. Vous êtes certain de n'être que journaliste ? persifla Josh.

— J'ai suivi plusieurs formations sur les tueurs en série. Mon patron m'a collé la rubrique des crimes non résolus. Il fallait bien que je me documente sur le sujet.

— C'est quoi ça ? les interrompit Nathan, le regard noir de colère.

L'enquêteur, qui consultait les notes du journaliste sur son ordinateur portable, lui montra une carte agrandie de Whitechapel, avec des endroits précis entourés en rouge. Un nom était associé à chaque lieu.

Henry Ruardean s'agita sur sa chaise :

— C'est...ce sont de simples déductions.

— Des déductions, mon cul ! Vous comptiez m'en parler quand ? Vous êtes bien plus avancé dans votre enquête que ce que vous prétendez. Nous allons vous placer en garde à vue. Le temps d'examiner vos fichiers et découvrir ce que vous nous avez encore caché. Je vous conseille d'utiliser ce temps pour réfléchir à tout ce que vous pourrez nous apprendre lorsque nous vous interrogerons à nouveau.

Lorsque Henry Ruardean eut été emmené, Nathan et Josh soupirèrent de concert avant que le premier ne prenne la parole :

— Ce n'est pas lui le coupable mais je le crois capable d'avoir été fouiné là où il ne faut pas. Et d'avoir surtout posé beaucoup trop de questions. Regarde cette carte. Il a mis le nom d'une fille à côté de chaque endroit où on a trouvé des victimes supposées de Jack l'Eventreur. Et il a aussi noté les adresses d'autres filles qui habitent non loin. Comment a-t-il pu obtenir ces noms, putain ? L'agence ne mentionnait aucune de leurs escorts sur leur site web. Et son indic ne lui a fourni aucune liste. Y a quelque chose qui cloche.

— Et le profil qu'il a dressé du meurtrier, ça ne te semble pas bizarre ? Je veux dire...ça dépasse largement l'intérêt professionnel. Je me demande...débuta Josh.

— Oui ? l'encouragea son collègue.

— Il travaille peut-être en sous-marin pour les Tremelling ou les Winckworth. Si on lui donne les moyens, financiers je veux dire, pour fouiller le milieu des agences d'escorts girls, pas étonnant qu'il ait pu obtenir tous ces noms.

— Hum. Je ne suis pas convaincu. Tu sais quoi ? Rentrons chez nous, puisque nous avons droit à prendre notre journée. Reposons-nous et revenons interroger ce clown demain matin quand nous aurons les idées plus claires. Ensuite, nous devrons le laisser filer si nous ne trouvons rien.

— Nous pouvons prolonger sa garde à vue pour vingt-quatre heures de plus. La carte est un élément suffisamment interpellant, déclara Josh.

— C'est certain. Mais trop léger pour qu'il reste en cellule.

Lorsque Nathan Cromford s'écroula dans son lit quarante minutes plus tard, il avait un mauvais pressentiment.

Cette affaire prenait une étrange tournure. Et il n'aimait pas cela.

Qui était vraiment Henry Ruardean ?

C'est sur cette interrogation que l'enquêteur sombra dans un sommeil profond.


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London Researchers : Nom de journal fictif


Alors parlons d'Henry. Vous en pensez quoi ? 

Ah on peut dire qu'il met les nerfs de nos policiers à rude épreuve. 

Et si je vous dis que nous allons retrouver Henry de temps en temps dans cette histoire ?

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