SAGESSE 6 : PRENDRE DU RECUL SUR SOI



SAGESSE 6 : PRENDRE DU RECUL SUR SOI

Aujourd'hui, j'ai un rendez-vous avec Renée. Fin, un « rendez-vous », je viens juste la chercher devant son lycée pour se balader un peu. À la sortie, peu de gens s'intéressent à qui je suis. J'ai l'air bateau tout seul à attendre une fille. Estelle et Renée sortent ensemble du bahut bras dessus, bras dessous.

Avec Estelle, on commence à se faire comprendre explicitement qu'on ne s'aime pas. C'est plus fort que moi, je n'arrive pas à m'habituer à elle dans la bande. Elle s'entend pourtant hyper bien avec tout le monde. Sauf moi. Et c'est peut-être en partie de ma faute, à force de la regarder mal et lui parler de plus en plus froidement.

— Hey, lancé-je en souriant à Renée.

L'asiatique me sourit en retour et souffle à Estelle deux trois mots. Estelle m'ignore complètement même si elle sait très bien que je suis là.

— Je vais pas pouvoir traîner finalement, avoue Renée. Le prof de maths a donné une interro du jour au lendemain, j'aurais pas le temps, j'suis désolée Milo.

Oh. Je soupire et lui adresse un sourire gêné. C'est pas si grave que ça après tout.

— C'est pas grave, t'inquiète pas, on remettra ça à une autre fois, dis-je un peu dépité.

Renée me fait la bise et part en direction de la station de bus. Estelle et moi restons debout en train de la regarder partir. C'est assez gênant.

— Dur, lâche-t-elle par rapport à la situation.

— On t'a demandé ton avis ? répliqué-je acerbement.

Estelle s'est attachée les cheveux en un chignon immonde.

— Tu me détestes hein ?

— Un peu.

Elle me sourit.

— Et je peux savoir pourquoi tu me détestes ? Vu que de toute façon on a plus rien à perdre à se cracher dessus aujourd'hui.

Je fais la moue. La liste est longue et passer un peu plus de temps avec elle m'horripile. Déjà qu'on vient de décommander mon premier « rendez-vous », l'idée de tergiverser avec cette nana ne m'enchante absolument pas.

— Je t'aime pas, est-ce que j'ai vraiment besoin de me justifier ?

— C'est vrai que tu te comportes absolument pas comme un gamin dans cette histoire.

Mes yeux s'écarquillent.

— Pardon ? C'est toi qui as commencé par venir demander le numéro de Tristan et t'incruster dans ma bande d'amis. Tu m'invites ap à votre truc d'Espagne, ils décommandent tous et maintenant t'as le seum. Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Je ne te fais juste pas confiance Estelle.

Elle fronce les sourcils.

— Ah OK, donc c'est ça ta vision de moi : la meuf qui se ramène et qui veut devenir copain copain avec tous tes amis de manière forcée ?

J'acquiesce.

— Et si tu te posais la question : Qu'est-ce qu'elle gagnerait à perdre son temps avec des gens qu'elle n'aime pas ? J'adore traîner avec vous parce que je vous aime bien. Tout simplement. On n'a plus le droit de se faire de potes maintenant ? poursuit-elle d'un air blasé.

Je lève les yeux au ciel, même si elle n'a pas entièrement tort.

— Et l'Espagne. J'ai pas menti, j'ai pas tant de place que ça. Et excuse-moi si j'ai pas envie d'inviter un mec buté qui fait trop son gars avec ses potes et qui me regarde comme si j'étais une pétasse de service qui allait piquer ses amis. Désolée Milo d'être sincère et de ne pas pouvoir m'empêcher de rendre la pareille quand tu me parles mal ou quand tu me regardes mal.

Je déglutis. Peut-être qu'elle a raison finalement. Peut-être que mon ego m'a poussé à ne pas lui laisser de chances.

— Désolé.

C'est sorti tout seul, sans m'en empêcher. Je peux pas ne pas m'excuser. J'ai l'impression de m'être comporté un sacré connard avec elle même si elle s'est comportée comme une connasse avec moi. On est presque quitte.

— Je m'excuse aussi, lâche-t-elle en baissant les yeux un court instant.

On se regarde à peine. Mais je sens qu'on a fait un premier pas vers la paix.

— Bon bah j'y vais, ciao ! annonce-t-elle en sortant une clope de son sac.

Je ne la regarde pas partir et soupire d'exaspération. Je déteste quand je fais ça. Quand je juge trop vite les gens. Peut-être qu'elle n'est pas si horrible que ça. Mais c'est dur de se défaire d'une image et dont les gestes peuvent la nourrir. Elle est douée pour retourner le cerveau Estelle. Elle a réussi à attiser un minimum d'empathie de ma part. Une sorte de confrontation low-cost ? Ouais je crois que c'est ce qui vient de se passer cette fois.

***

Aujourd'hui, Tristan ne tient plus debout. Il a reçu une lettre, d'une fille de sa classe. « S. ». Tout le monde a tout de suite compris que cette fille était Solange. En réalité, toute sa classe a reçu une lettre individuelle en ce mois de mai. Le brun ne veut pas donner le contenu de sa lettre qui fait pas mal de pages recto-verso.

— J'ai reçu une lettre moi aussi ! annonce Camille en nous montrant la sienne avec vigueur.

On lit les mots un par un et j'imagine cette nana super écrire chaque phrase en voulant faire passer une petite onde de sérénité. OK, je corrige ce que j'ai dit la dernière fois. On mérite tous un Camille et une Solange.

Je lis à voix haute :

« Peut-être que si j'étais plus courageuse, on ne serait pas si éloigné l'un de l'autre. Je ne sais même pas qui tu es, quel menu tu prends au Mcdo quel souvenir tu chéris, ou tes projets d'avenir. Je sais juste qu'une infime partie de moi a toujours voulu tomber amoureuse de toi en seconde, à la place de Tristan. »

Tristan retourne sa tête, surpris.

— Solange c'est pas la terminale qui parraine Aimée ? demande Ovide comme si de rien était.

Dans un souffle, je prononce :

— Putain mais tout est lié ! C'est la nana qui m'a passé 20 centimes une fois !

Nous forçons Tristan à lire sa lettre. Il refuse obstinément.

— Non.

— Mais pourquoi ?

— Parce que c'est privé. Et intime. Et je veux pas vous la montrer.

Je n'ai jamais vu Tristan dans cet état. Ébranlé, touché et intimidé. Solange a dû lui faire de l'effet. Elle est carrément brave de donner ces lettres en mai, comme si de rien était, dans une classe remplie de beaufs et de gens insupportables.

Tristan en est tout retourné. Jamais vu ça de ma vie. C'est infiniment rare comme instant.

— Ovide, viens on s'écrit des lettres pour se réconforter de ne pas être en S1.

Il me sourit, partant. Je débute :

— Cher Ovide, je t'aime. Tu es la prunelle de mes yeux, le cœur qui bat à cent à l'heure et l'ancien souvenir de mes temps heureux. Je suis la Eurydice d'Orphée et tu es ma liaison dipôle-dipôle de Van der Waals.

Les gars éclatent de rire. Ovide répond :

— Cher Milo, je veux te pécho à Saint-Malo. C'est tout, alors rejoins-moi dans mon bateau.

Pouce bleu pour la rime.

On se regarde tous un instant. Puis Camille pouffe. Et nous pleurons presque de rire. Un fou rire fait du bien par moment. Sauf que Tristan est paumé dans sa lettre, à la relire, à la plier, à la déplier et lire chaque terme qui s'y trouve. C'est mignon.

— On tombe amoureux ? demandé-je d'un air taquin.

— Va te faire foutre Milo, lâche Tristan ailleurs avec un sourire qu'il contrôle à peine.

J'inspire un bon coup.

— Les gars, Renée m'a posé une sorte de lapin la semaine dernière et hier. Je l'ai mal vécu.

Ovide soupire :

— Sagesse du jour de Milo : continuer à faire des efforts.

— Ouais mais j'ai l'air d'un gros lourd à forcer quoi. Fin c'est moi qui ai fait le premier pas, c'est moi qui suis allée la voir, c'est moi qui lui ai proposé d'aller la chercher, c'est moi et moi et moi seul quoi. Je crois qu'elle ne m'aime pas tant que ça. Hier soir, je lui ai proposé une autre ballade. Elle m'a dit qu'elle avait de la physique à bosser.

Tristan m'interroge :

— Et toi tu l'aimes vraiment tant que ça ?

Et là, révélation. J'étais à peine dégoûté hier soir, comme si je m'y attendais forcément.

— Non. Je crois pas.

Camille a l'air confus.

— Comment ça non ?

— Bah j'ai pas les papillons dans le ventre ou quoi. Elle me plaît, c'est vrai mais j'sais pas, j'ai pas l'impression qu'on est meant to be, you know ? tenté-je d'expliquer avec mon accent anglais parfait.

— De toute façon, le vrai couple endgame c'est Ovide et toi, affirme le brun trop bégé.

Camille approuve. Dans mon salon, tout le monde se concentre sur quelque chose à faire. Tristan relit sa lettre, Camille fait une sieste et Ovide fait sa physique. Moi, je réfléchis, à ma vie, à mes amours inexistants et ma déception amoureuse moyenne. C'est peut-être ma malédiction. Mais ça change pas grand chose, à part le fait que ma zone de confort revient en force.

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