Chapitre 8



    Cette nuit-là, j'ai fait un rêve. Étrangement, je n'en étais que spectatrice et cela ne m'a guère déplu. Je n'éprouvais
ni peur ni colère, seul cet agréable sentiment de paix me berçait. Je voyais Elimith, ses rues baignées de soleil, ses nombreuses maisons de pierre qui s'étendaient sur toute la colline ainsi que ses habitants qui travaillaient ou discutaient calmement. Parmi eux se trouvait Link qui devait sans doute avoir vingt-cinq ans au vu de ses cheveux coupés mi-longs et de sa courte barbe. Sa bonne humeur se lisait nettement sur son visage, je n'en doutais pas. Ce n'est qu'une fois chez lui que je me suis vue en simple tenue hylienne, plongée dans une énième lecture d'un ouvrage scientifique. À l'arrivée de Link, j'avais levé la tête pour lui offrir un sourire affectueux. Il me l'avait rendu en disant ces mots :

« Je ne veux pas être roi ».

    Zelda ouvrit lentement ses yeux dont s'écoulaient quelques larmes à intervalles irréguliers. Elle les essuya puis se redressa dans l'obscurité de sa chambre, le cœur particulièrement lourd en ce début de matinée. Le soleil peinait à quitter l'horizon, quelques oiseaux chantaient sans grande aisance et donnaient une impression de temps presque figé. La jeune femme se tint la tête pendant qu'elle se rallongeait sur le dos. Son inconscient lui montrait pleinement ce qu'elle semblait ne pas voir depuis tout ce temps. Et c'était pourtant une évidence... Link lui avait fait plusieurs fois comprendre que ce rôle ne lui siérait pas.

Il ne désirait pas devenir roi.

     Link avait toujours préféré la liberté et la découverte plutôt que l'immobilité. Être souverain signifiait rester constamment au château sauf pour visite exceptionnelle. Cela voulait dire prendre de grandes décisions, soutenir sur ses épaules le poids des espoirs, des vies, des reproches. Mais Link n'en voulait plus. Pas après tout ce qu'il avait enduré. Tout lui pesait, ses cauchemars en étaient les témoins directs. Zelda le voyait bien : s'il acceptait de prendre le rôle de roi, ce n'était ni par devoir, ni par conviction : il ne le ferait que pour elle. Et cela, la princesse ne pouvait l'accepter. Jamais il ne pourrait s'épanouir dans un rôle qu'il n'aurait pas choisi. Être monarque constituait un énième fardeau pour lui. Quand allait-elle enfin écouter le cœur de son futur fiancé ?

- Puis-je seulement abandonner l'héritage de tous mes prédécesseurs ? murmura-t-elle, rongée par l'indécision et ses sentiments.

     Toutes les Zelda qui l'avaient précédée... Elle délaisserait ce qu'elles avaient construit, ce pour quoi elles s'étaient battues. Cependant, la princesse n'avait pas choisi de naître au sein d'une famille royale. Tout lui avait été imposé dès sa naissance, et ce jusqu'à son décès. En fin de compte, sa condition représentait les dernières chaînes qui l'aliénaient et l'empêchaient d'être pleinement elle-même. Les rares moments où elle avait senti sa vie lui appartenir entièrement s'étaient déroulés en dehors du château, presque à chaque fois aux côtés Link. Néanmoins, une chose effrayait la princesse plus que tout : la réaction du peuple s'il apprenait qu'elle abdiquait. Et s'il se sentait trahi, abandonné ? Ou au contraire, il pourrait fêter la fin d'une monarchie trop longue. Zelda émit un faible soupir. Il lui tardait que Link revienne pour se sentir en sécurité et être rassurée par sa présence.

    Quelques heures plus tard, la princesse traversait un long couloir en direction de la salle du trône, là où la table des cinq dirigeants avait été installée. Cependant ce jour-là, le froncement des sourcils de Zelda témoignaient de son inquiétude vis-à-vis de l'absence de Link. Il aurait dû revenir la veille... Peut-être que ses recherches prenaient plus de temps que prévu ? Elle l'espérait. Du moins, elle espérait que ce soit pour cette raison et non parce qu'il aurait été attaqué.

    Elle le savait. Depuis moins d'un an, elle changeait et sentait certaines obligations de dauphine lui glisser entre les doigts. Le point de rupture entre son ancienne vie et sa nouvelle fut sans aucun doute ce fameux jour où Link s'était abandonné à elle après son anoblissement. C'était contraire aux mœurs de leur société et même prohibé. Et pourtant, Zelda avait goûté à cette possibilité de vivre comme elle l'entendait. Comme lui avait si bien fait comprendre Pru'ha, ce temple de Firone pourrait l'aider à mieux connaître le cycle de réincarnations et lui permettrait peut-être d'y mettre enfin un terme et ainsi acquérir la vie qu'elle souhaitait.

   Zelda poussa les portes de la salle du trône ; Teba, Yunobo, Sidon et Rosa, la représentante gerudo, l'attendaient depuis quelques minutes et avaient déjà entamé une discussion au sujet de l'extension du village d'Euzero autour des hautes falaises. Le Piaf avait proposé de construire un deuxième pont pour faciliter la connexion entre les deux parties du village mais Sidon s'y opposait car sa construction demanderait beaucoup d'argent et de temps. Mieux valait attendre que le village s'étende un peu plus avant de vouloir bâtir un pont. La princesse s'assit à sa place habituelle, ils lui résumèrent la situation à laquelle elle s'empressa de donner son avis.

- Ma pensée rejoint celle de Sidon, ce pont reviendrait bien trop cher. Néanmoins, Euzero devrait garder sa taille actuelle au lieu de s'étendre.

   Les quatre autres représentants l'interrogèrent du regard.

- Le sud d'Akkala est une très belle région, il serait donc dommage de la changer à cause des activités hyruléennes. Je conçois que certains habitants du royaume soient frustrés de ne pas pouvoir y habiter, mais il y a bien d'autres endroits à repeupler. Prenons l'exemple de l'ancien village de Caroc, ou bien du village d'Adeya au pied du lac du même nom. Ils sont en reconstruction et nécessitent de la main-d'œuvre ainsi que de nouveaux habitants pour faire vivre ces endroits.

- Son Altesse a raison, nous devons revoir le sens des priorités, renchérit Rosa en posant son poing sur la table. Hyrule renait de ses cendres mais le royaume a encore besoin de ses peuples pour se redresser plus vite.

   Zelda la remercia d'un discret geste de la tête puis elle reporta son attention sur ses mains entrelacées qui tremblaient. C'était bien la première fois qu'une telle chose lui arrivait en réunion. Par Nayru, que lui arrivait-il depuis ce matin ? Elle se sentait perdue. Yunobo remarqua son trouble ainsi que l'inhabituelle pâleur de sa peau.

- Votre Altesse, êtes-vous mal ? lui demanda-t-il d'une petite voix.

   Tout le monde se tourna vers elle pour constater son étrange état. L'Hylienne papillonna des yeux puis elle recula d'un coup sa chaise avant de se lever.

- Pardonnez-moi, je dois écourter la réunion, annonça-t-elle d'une voix tremblante.

   Zelda quitta rapidement l'immense salle puis regagna les couloirs qui lui parurent glacés. Si glacés qu'elle en eût des frissons. Dans un mouvement machinal, elle porta sa main à son front brûlant qui manifestait une fièvre certaine. Prise de vertiges, la princesse héla un domestique qui passait non loin d'elle afin qu'il puisse l'emmener auprès de Pahya. Cette dernière serait sans doute en mesure de pouvoir l'aider. Appuyée sur le bras de cet homme rabougri, elle arriva devant le bureau de la conseillère quelques minutes plus tard. Zelda congédia l'homme puis entra avec hâte en omettant les bonnes manières.

- Princesse ? n'eut le temps de prononcer la Sheikah avant que Zelda s'écroule à ses pieds.

oOo

   Après de longues heures de route, Link et ses apprentis revinrent enfin au château avec le manuscrit sheikah. Le Héros n'avait cessé de surveiller leurs arrières tant et si bien que son cou commençait à lui faire mal. Une fois entre les murs de la forteresse, il accorda une journée de repos à ses jeunes compagnons puis il rejoignit le grand hall où un peintre s'attelait à restaurer certaines dorures sur les larges colonnes. Link n'y prêta aucune espèce d'attention, il se rendit à la bibliothèque où venait toujours Zelda en fin d'après-midi. Mais cette fois-ci, elle n'était pas à sa place. L'absence de sa compagne perturba le chevalier qui fit demi-tour et revint sur ses pas. Peut-être avait-elle une réunion ? Ou alors, on l'avait sollicitée pour une affaire urgente. Sur le chemin, il croisa Léon qui semblait visiblement le chercher.

- Capitaine, dame Pahya vous demande dans son bureau, lui annonça-t-il sans émotion particulière.

   Link le remercia pour cette information puis se dirigea vers l'aile est du château. Sa demi-cape s'élevait légèrement dans son dos au rythme de sa marche, son bras gauche tenait le manuscrit contre son flanc comme s'il avait peur de lâcher le précieux ouvrage. Le jeune homme appréhendait ce que s'apprêtait à lui dire la conseillère royale. La raison de sa convocation devait être relativement importante car jamais encore Pahya n'avait demandé au Héros de venir la voir ainsi. Après avoir traversé la galerie des rois, un large couloir regroupant les représentations de tous les monarques depuis des siècles, Link parvint enfin devant la pièce souhaitée. Il frappa à la porte puis entra. Lorsqu'il vit Zelda allongée sur un divan blanc nacre, son cœur rata un battement et il accourut vers elle, alarmé par la situation. Près de la princesse, Pahya veillait sur elle en attendant le retour du prodige hylien. Sa présence fut un véritable soulagement.

- Pahya, que s'est-il passé ?! la questionna Link avec empressement. Pourquoi n'est-elle pas consciente ?

    Elle hésita à poser une main sur son épaule.

- Link, calme-toi... La princesse est hors de danger, tu peux me croire.

- Alors pourquoi est-elle dans cet état ?

   La jeune Sheikah fronça les sourcils et fit face à son ami dont il tardait d'avoir des réponses.

- La princesse s'est évanouie en venant me voir, lui apprit-elle d'une voix nonchalante. Je pensais qu'elle souffrait d'un quelconque mal bien que ce ne soit pas la saison. Mais en analysant son énergie divine, j'ai fait une étrange découverte.

   Link s'imagina les pires raisons : un ennemi de la couronne, certainement affilié à l'ancien clan Yiga, avait jeté un sortilège à Zelda ou bien c'était là un prodrome du retour de Ganon. Mais Pahya écarta bien vite ces idées fausses.

- Quelque chose l'a drainée. Du moins, une petite quantité, précisa la jeune femme en observant le corps immobile de la princesse. Je pense que c'est en lien direct avec Hylia puisqu'elle en est la réincarnation.

- Est-ce mauvais ?

   Pahya se montra fort embarrassée.

- En toute sincérité, je ne sais pas... Ses pouvoirs doivent être responsables de son état actuel. Tu dois sans doute le savoir, Link, mais la prêtresse royale est dotée de capacités divines. Enfin... C'était le cas des reines précédentes... La princesse ne semble pas à même de les exploiter.

    Link comprit parfaitement d'où cela venait. Un choc émotionnel avait failli bloquer à jamais le pouvoir du sceau, et Oswald en était le responsable. Cet ancien conseiller royal corrompu par le Mal et à la solde de Ganon... Il avait tout prémédité dans l'espoir d'écarter Zelda de son chemin et de la rendre inapte à protéger son royaume. S'il n'avait pas réussi à bloquer le pouvoir du sceau, ce ne fut pas le cas pour ses autres dons potentiels. Mais ce que voulait lui dire Pahya... Cela les concernait ?

- Pahya, tu veux dire que la princesse pourrait user d'autres pouvoirs que celui du sceau ?

- Non, je pense qu'il est trop tard pour les éveiller. Mais concernant le sceau d'Hylia, il est probable qu'il ait influencé l'énergie divine de la prêtresse royale.

- C'est insensé... Après trois ans, il n'y aurait un effet secondaire que maintenant ?

- Peut-être que le sceau est en train de se régénérer ? Je n'en sais pas plus que toi, Link... Ma grand-mère connait bien mieux que moi l'histoire des descendantes d'Hylia ainsi que tout ce qui les concerne.

    Déconcerté, Link observa le visage impassible de son amante. Pourquoi maintenant ? Cette question tournait sans cesse dans son esprit sans trouver la moindre réponse. La dernière Zelda à qui ce problème était sans doute arrivé avait vécu il y a plus de dix mille ans. Il n'y avait donc aucun moyen pour comprendre ce phénomène et savoir s'il était néfaste ou non à la santé de Zelda.

- Link, peux-tu veiller sur elle quelques minutes ? Je vais aller chercher des herbes médicinales dans le jardin royal.

    Il hocha la tête sans un mot puis patienta jusqu'à ce qu'elle sorte pour poser un genou à terre et prendre la main de Zelda. Elle avait la même température que les autres fois, ce qui le rassura tout de même. La respiration de l'Hylienne s'avérait lente et sans gêne particulière. En somme, Zelda avait l'air de dormir calmement. Par les saintes déesses, pourquoi fallait-il que ce sceau draine son énergie ? Et lui, il ne pouvait rien pour elle. Se battre était la seule chose que Link pensait bien faire.

   Les doigts de la jeune femme se contractèrent faiblement, annonçant son réveil prochain. Avisant le moindre mouvement sur son visage, Link finit par sourire et attendre qu'elle ouvre les yeux. Peu à peu, Zelda recouvrit ses esprits. Quand elle aperçut le chevalier à ses côtés, elle soupira de soulagement puis se mit à sangloter, le revers de sa main cachant ses yeux.

- Je suis si désolée, Link, prononça-t-elle à mi-voix. Je suis désolée...

    Peiné de la voir ainsi, il secoua négativement la tête et s'approcha un peu plus d'elle.

- Tu n'as pas à l'être, assura Link avec sincérité. Savoir que tu n'es pas en danger me suffit amplement.

   Elle renifla avec maladresse.

- C'est n'est pas ce que je voulais dire...

   Zelda retira la main de son visage, se redressa sur le côté puis passa une main derrière la tête de Link. Elle le rapprocha d'elle de sorte que leur front se touche, sans aller plus loin.

- Par ma faute, tu ne peux pas vivre comme tu le souhaites vraiment, et je m'en sens coupable. J'ai enfin pris conscience que ce qui t'aliénait au château, c'est moi...

- Zelda, qu'est-ce qui a bien pu t'amener à croire une telle chose ? souffla Link, pris de court.

   Elle ferma les yeux en dépit de pouvoir le dévisager.

- J'ai fait un rêve ce matin. Dedans, nous vivions à Elimith et tu m'as parlé à la fin. Tu as dit : « Je ne veux pas être roi ». Link, quoi que tu veuilles me faire croire, je sais pertinemment que tu ne veux pas de cette vie au château.

   Elle déglutit.

- Toutes ces fois où tu me parlais de ta quête après ton réveil, de tes voyages, de tes découvertes, ou même de ton enfance à Elimith, ton regard s'illuminait... Quand nous nous sommes échangés nos vœux de fiançailles sous cet arbre, tu souhaitais tant les célébrer dans ton village natal que tu rayonnais de joie. Mais quand il est question de la vie au château, je le vois bien...

   Zelda se tut et tâcha de ne pas pleurer plus pour ne pas l'affliger davantage. Link la prit dans ses bras et la serra contre lui, le cœur battant la chamade.

- Ton regard s'éteint, termina la princesse. Je suis consciente que ton devoir de chevalier te tient à cœur. Cependant, il y a un siècle, quand nous étions sur Vah'Medoh après mes dernières modifications, tu m'as dit une chose à laquelle je n'ai plus repensé depuis bien longtemps...

    Le jeune homme fronça les sourcils en regardant le dossier du divan. Oui, il s'en souvenait.

- Je voulais revenir à Elimith et prendre la succession de mon père pour protéger le village, énonça-t-il avec clarté.

   Il sentit Zelda opiner contre lui.

- Et au fond de toi, tu veux respecter ce vœu, dit-elle en rouvrant les yeux.

   Elle s'écarta pour voir sa réaction. Link n'osa pas nier. Pour autant, il prolongea l'étreinte pour lui prouver qu'elle comptait plus que tout à ses yeux. Le prodige s'apprêtait à reprendre la parole quand ils entendirent Pahya revenir. Link recula d'un coup et se leva tandis que la princesse se rallongeait sur le dos. Tant que rien n'était officiel, ils se devaient d'agir en tant que Héros ainsi que Princesse.

- Votre Altesse, vous êtes éveillée ! se réjouit la Sheikah après être rentrée dans son bureau. Bon, mes plantes ne serviront pas...

- Merci d'avoir veillé sur moi, Pahya, la gratifia Zelda d'un sourire.

   Touchée, Pahya se recroquevilla légèrement sur elle comme toutes les fois où elle était gênée. C'est alors qu'elle aperçut le manuscrit au pied du divan qu'elle commença à s'interroger. D'une part, qu'était-ce ? D'autre part, pourquoi Link l'avait posé ici et non pas sur une table ? Comprenant qu'il avait fait une erreur, le chevalier ramassa l'ouvrage et feignit d'être naturel pour expliquer sa nature.

- J'ai trouvé ce manuscrit sheikah au village Cocorico, leur annonça-t-il avec calme. Princesse, il contient l'objet de vos recherches : le sort pour revenir dans le passé à partir de nos souvenirs.

   Il se tourna ensuite vers la conseillère.

- Pru'ha a déjà dû tout t'expliquer durant mon absence.

- Oui, en effet. Et pour tout te dire, je doute de pouvoir vous aider...

- Si tu n'essaies pas, bien sûr que tu ne le pourras pas.

    Il appuya ses mots par un sourire encourageant qui parvint à stimuler la Sheikah. Elle prit le manuscrit avec délicatesse puis feuilleta les pages jusqu'à tomber sur le sortilège du miroir vers le passé. Elle parcourut les lignes, fronça par moments les sourcils puis afficha une grimace qui témoignait de son manque d'aise.

- C'est terriblement complexe... Je ne réussirai jamais ce sort du jour au lendemain. Contrairement à ma grand-mère, je n'excelle pas dans la magie sheikah.

- À combien de temps estimes-tu ton apprentissage ? lui demanda Zelda qui s'était assise sur le divan.

   Pahya riva ses pieds sur les dalles en pierre du sol, sa réflexion dura de longues secondes.

- Plusieurs semaines, au moins ! Mais ayez l'idée que je puisse ne pas réussir, les prévint-elle. D'après ce que je viens de lire, vous pouvez passer un an dans ce passé fictif, votre véritable enveloppe charnelle n'aura vécu que quelques minutes ici.

- Je peux l'attester, l'appuya Link. Quand ce sort a été utilisé sur moi pour la première fois, le soleil n'avait pas bougé de place une fois l'hallucination terminée.

   Zelda hocha la tête avec lenteur. Elle se perdit dans ses pensées tant et si bien qu'elle n'entendit pas la suite de la conversation entre Pahya et Link. Revenir dans le passé signifie revoir les fantômes de cette époque-là. Revoir son père, revoir Oswald. Se retrouver telle qu'elle était cent ans auparavant, tourmentée par son destin et l'incapacité d'éveiller le pouvoir du sceau. Se replonger dans un temps où elle avait l'impression de n'être qu'un outil pour assurer l'avenir d'un peuple. En somme, refaire face à ses démons.

oOo

   Après être passée à la salle de réception pour vérifier si sa grand-mère lui avait écrit, Iris déambula dans le château sans but précis. Peut-être qu'elle trouverait une occupation en marchant. Depuis cette attaque dans la forêt, la jeune fille ne savait plus vraiment quoi penser ; en y réfléchissant bien, Thomas avait failli y laisser sa vie s'il n'avait pas utilisé cet... espèce de bouclier magique. Était-ce le même que celui du prodige Yunobo ? Iris n'en avait pas l'impression, déjà car leur couleur était différente, puis leur forme n'avait rien à voir. Il lui avait sauvé la vie. Non, Thomas avait voulu se protéger lui-même avant tout. La châtaine remercia les déesses qu'il ait été aussi réactif lors de l'attaque.

   Quant aux paroles de Kangis, elles résonnaient souvent au sein de son esprit. Sans doute n'avaient-elles aucun rapport avec Thomas, mais Iris ne pouvait s'empêcher d'y voir plus qu'une coïncidence. Les rumys se rapprochaient visuellement des petits animaux invoqués par son camarade. Elle traversa un petit hall menant à un chemin de ronde. Elle ne croisait pas beaucoup de personnes, à croire que le château avait été déserté.

- Iris ! la héla Léon qui arrivait de sa droite.

   Contrairement à ses habitudes, elle le regarda avec lassitude pendant qu'il la rejoignait en trottinant. Le blond aux cheveux coupés courts ralentit son allure et laissa voir Thomas derrière lui, marchant la tête tournée ailleurs.

- Nous allons manger à La taverne de Telma avec Thom's. Tu veux venir ?

- Je m'appelle Thomas, en fait, marmonna le brun dans sa barbe.

   Son air renfrogné parvint tout de même à faire sourire Iris de manière involontaire. Il avait beau être le plus jeune, l'archer ne se laissait jamais faire même pour des broutilles de ce genre. Iris haussa les épaules.

- Oui, pourquoi pas ? Mais je n'ai pas beaucoup de rubis sur moi, je ne commanderai qu'un plat de résistance...

- Aucun souci, c'est notre cas aussi.

   Léon rit avec nervosité puis il les invita à le suivre pour rejoindre la citadelle. La présence de ses compagnons rassura la jeune fille qui se sentit bien plus à l'aise et de meilleure humeur. Quelque part, elle les considérait plutôt comme des amis bien qu'elles ne les connaissent pas encore assez bien. Léon, le plus âgé, prenait toujours un malin plaisir à embêter Thomas sur tout et n'importe quoi. Il fallait dire que c'était plutôt facile puisque le benjamin du groupe n'appréciait pas les plaisanteries en général. Tous trois quittèrent l'enceinte de la forteresse après avoir dépassé les lourdes et grandes portes de métal puis ils traversèrent le pont de pierre qui menait directement à la place d'Hyrule. Et dire que trois ans plus tôt, il n'y avait que des ruines et des Gardiens corrompus à cet endroit même...

   Léon tapota dans ses mains quand il vit le bâtiment recherché puis il annonça à ses camarades qu'ils étaient arrivés. À première vue, l'établissement ne paraissait pas grandiose avec ses fenêtres au rebord supérieur arqué. L'avant de la taverne possédait une étroite terrasse recouverte par une toile verte associée à des volets de la même couleur ainsi qu'aux lierres qui grimpaient le long des murs. Face à l'hésitation de Thomas, ses compagnons le forcèrent à entrer et le firent asseoir à une table ronde un peu à l'écart. Deux hommes mangeaient non loin d'eux mais ils ne prêtèrent aucune attention aux nouveaux arrivants. Une dizaine de minutes s'écoula le temps que les apprentis choisissent et commandent leur repas.

- D'ailleurs, il va mieux ton ventre ? demanda Léon à l'adresse du jeune brun.

   Ce dernier haussa les épaules tandis qu'il se fit plus petit avec discrétion.

- La pommade cicatrisante est efficace, donna-t-il comme seule réponse.

- Tant mieux ! Dès que je repense à ton état quand tu étais blessé, je me sens mal...

   Léon se gratta le torse pour manifester involontairement sa gêne. Il n'avait jamais été habitué à la vue du sang alors celui-ci lui donnait quelques vertiges dès que l'Hylien le voyait.

- On ne sait même pas ce qu'est devenu notre assaillant, poursuivit-il avec gravité. Un type pareil dans la nature, ça ne me plaît pas.

- Tu n'es pas le seul... soupira Iris en se tenant la tête. Depuis cette nuit-là, j'ai du mal à m'endormir. J'ai toujours l'impression qu'une silhouette va sortir du noir de ma chambre pour m'attaquer.

    Ses camarades l'approuvèrent. Ils tâchaient de dissimuler leur fatigue malgré leurs cernes apparents. Autour d'eux, le décor chaleureux et l'ambiance tamisée rendait une atmosphère agréable très appréciée par les clients réguliers. Un couple de Zoras mangeait avec des amis hyliens, un autre groupe buvait avec engouement et trop bruyamment. La serveuse finit par amener leurs plats et leur souhaita un bon repas. À la grande surprise des deux garçons, Iris se jeta sur la nourriture pour l'entamer à une vitesse folle, comme si elle n'avait pas mangé depuis des jours. Thomas afficha un sourire forcé et embarrassé puis il goûta à son feuilleté au fromage. Depuis quatre ans, il avait cessé de manger tout type de viande.

- Un bon repas avec ses camarades, ça n'a pas de prix, se réjouit Léon en se tapant les cuisses. Nous devrions le faire plus souvent.

- Je crois que je n'aurais pas les moyens pour remettre ça de sitôt, l'avertit la châtaine pendant qu'elle coupait son filet de poisson.

    Thomas gardait les yeux rivés sur son assiette. Il ne savait pas quoi dire, le fait même de participer à leur conversation des plus simples semblait trop difficile pour lui. Tout cela car... car il se sentait mal. Le jeune homme ne parvenait pas à mettre un mot sur ce qu'il ressentait, mais dans cette taverne, quelque chose provoquait ce mal-être. Son subconscient avait capté une conversation dont Thomas ne trouvait pas l'origine. Du mieux qu'il le pouvait, il se concentrait sur tous les sons qui lui parvenaient.

- Moi aussi, il m'est arrivé la même chose que toi, dit l'un des hommes qui mangeaient à la table à côté. C'était il y a belle lurette ! Quinze ans, peut-être ?

   La tête toujours tournée vers son assiette, seul le regard de Thomas glissa vers sa droite pour épier cet Hylien chétif et au visage creusé par les soucis.

- Je voulais me rendre au village piaf pour une affaire personnelle. Et sur la route, j'ai croisé un foutu camp de bokoblins. 

   Thomas frissonna.

- J'ai eu de la chance, seuls deux de ces bestioles étaient restées. Les autres devaient être parties chasser.

- Laisse-moi deviner ! Tu t'es fait surprendre.

    L'homme chétif ricana amèrement puis but une grosse gorgée de vin.

- Ouais, ces saloperies ont réussi à m'apercevoir. Mais tu vois...

    Il pointa sa chope vers son ami.

- J'étais jeune et vigoureux à l'époque. Alors il ne m'a suffi de faire qu'une chose.

   L'Hylien posa le récipient sur la table, tendit un bras vers l'avant, le poing fermé, puis plia l'autre comme s'il tirait une quelconque corde imaginaire. Thomas tourna entièrement la tête vers lui, les sourcils arqués et les yeux écarquillés.

- Je les ai tirés comme du gibier, termina l'homme avec fierté.

   Au même moment, la serveuse déposa leur plat principal qui s'avérait être un civet de sanglier dont l'odeur atteignit le jeune archer. Aussitôt, ses pupilles se rétractèrent et une vive nausée lui tordit les boyaux. Il plaqua brusquement une main sur sa bouche puis sortit à toute allure, suivi du regard par ses camarades perdus.

- Qu'est-ce qu'il lui prend ? s'étonna Léon en reculant dans sa chaise.

- Je ne sais pas, c'est arrivé si soudainement... Je vais aller le voir.

   Iris quitta la taverne à son tour et regagna la rue peu animée. Dans un premier temps, elle ne vit pas Thomas et elle dut demander à des passants s'ils l'avaient vu passer, à tout hasard. D'après leurs dires, il serait entré en courant dans le petit parc devant le temple nouvellement restauré. Sans plus attendre, Iris s'y précipita, passa le petit portillon métallique et arriva dans un espace vert où poussait une discrète végétation. Dans un coin, elle vit Thomas rendre le peu de son plat qu'il avait mangé quelques minutes auparavant. Affectée de le voir ainsi, l'Hylienne s'approcha malgré son hésitation puis ralentit encore plus le pas lorsqu'elle entendit le souffle court de son camarade. Ce n'était pas une respiration due à l'effort comme lors des entraînements. Non, Iris reconnaissait bien le sifflement caractéristique qui témoignait d'un état de panique manifeste.

- Thomas ? l'appela-t-elle d'une petite voix.

   Il sursauta, courbé vers le sol, puis tourna la tête dont les traits du visage étaient contractés.

- Ne t'approche pas ! s'exclama-t-il en toute hâte.

   Iris s'immobilisa immédiatement et déglutit. Elle soupçonnait qu'il ait mangé un aliment mauvais que le brun ne pouvait digérer. Cependant, sa réaction allait en contradiction avec son hypothèse.

- Tu es malade ? prononça la châtaine en effectuant un pas en avant.

   Thomas pressa sa main sur son ventre puis se tourna pleinement vers la lancière, les sourcils froncés.

- Je ne supporte pas l'odeur de la viande.

   Elle ne cacha pas son étonnement. Mais après tout, pourquoi pas ? Il y avait bien des odeurs qui la rebutaient. Pourtant, Iris ne pouvait s'empêcher de penser que son jeune camarade ne lui disait pas toute la vérité. Certainement car il ne soutenait pas son regard.

- Bon, eh bien... Je retourne à la taverne. Rejoins-nous dès que tu iras mieux.

   Thomas acquiesça avec difficulté tandis que sa main se posa sur son bras droit. La jeune femme s'éloigna silencieusement en se demandant si le laisser seul était vraiment une bonne idée. Quand plus personne ne fut autour de lui, l'archer tira sa manche jusqu'à son épaule puis regarda sa peau avec effarement. Jamais il n'avait vu cela... Son hibou tatoué produisait une faible lueur bleutée que ne laissaient pas filtrer ses vêtements. Thomas en eut des sueurs froides tant il n'en comprit rien. À ses yeux, il ne trouvait rien en lui qui puisse le rapprocher d'un être humain normal.

oOo

   Dans la même soirée, après le dîner, Zelda et son chevalier servant se retrouvèrent dans l'étude princière afin de terminer leur précédente discussion. Link avait proposé d'en discuter et d'éclaircir toutes les zones d'ombre qui perturbaient et troublaient la princesse. Dos au mur, le Héros prenait appui sur le bureau rangé avec soin où seule une princesse de la sérénité reposait. Dans un silence apaisant, il observait Zelda qui faisait les cent pas devant lui. À vrai dire, elle ne savait pas par où commencer. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle ne parvenait pas à dire la moindre chose à son compagnon.

- Zelda, ne te préoccupe pas de moi, la pria-t-il d'une voix adoucie.

    Elle cessa aussitôt de bouger puis tourna vivement la tête vers lui, outrée.

- Je ne peux pas, c'est plus fort que moi ! s'emporta la jeune femme qui préféra regarder sur le côté. Trop de questions me hantent, je suis divisée entre mes devoirs et mon cœur...

   Le ton de sa voix s'affaiblit en fin de phrase tandis qu'une expression peinée soutenait ses paroles. Loin de ne pas être affecté par ses émotions, Link s'écarta de la table et commença à s'approcher d'elle quand la princesse lui fit signe de ne pas avancer plus.

- C'est terrible. Chaque fois que je me mets à penser à Demain, il n'y a rien... Comme si je ne parvenais pas à entrevoir ce qu'il allait m'advenir. En tant que future reine d'Hyrule, je devrais me voir à la tête du royaume, siégeant sur mon trône et entourée par les quatre autres représentants.

   Elle plongea ses yeux dans ceux de son compagnon qui ne savait quoi dire.

- Mais je ne vois rien de tout cela, souffla-t-elle avec appréhension. Avec humilité, j'ai essayé d'imaginer un futur où je ne serai pas reine et, une fois encore, je ne suis pas arrivée à voir ce qui s'ensuivrait.

   Zelda déglutit. Elle savait que c'était dû en raison de ses actuelles responsabilités et de sa culpabilité ; la peur d'abandonner son peuple malgré la présence des représentants, la crainte du rejet suite à l'abdication... Et la crainte d'aliéner Link à un devoir qui ne lui convenait pas.

- Tu as beau dire que ton sort à mes côtés t'importe peu, je ressens tout de même le trouble qui t'habite et la frustration que tu tâches de me dissimuler, termina-t-elle en reprenant un air sérieux. C'est pourquoi j'aimerais que tu saches une chose.

   L'Hylienne lui adressa un sourire nonchalant, s'avança vers lui et lui prit une main qu'elle vint poser contre elle. Son geste toucha le chevalier dont les joues s'embrasèrent quelque peu.

- Si je venais à choisir entre le royaume et toi, il ne ferait aucun doute que je te désignerais. Bien trop de liens nous unissent en comparaison à ce territoire qui a su survivre cent ans sans roi.

   Les lèvres de Link se décollèrent pour réagir à ses mots, pourtant il ne parvint pas à parler. Était-ce dû à la joie ? Très certainement, au vu du martèlement frénétique de son cœur. Il lui accorda à son tour un sourire qui sut à la fois rassurer et soulager Zelda.

- Je crains ne pas pouvoir t'aider en disant... que je te choisirais aussi si j'étais confronté au même dilemme.

- Que Nayru en soit témoin, j'étais persuadée que tu dirais cela, soupira Zelda en levant les yeux au ciel.

   Le jeune homme l'attira vers lui et l'étreignit comme il aimait toujours le faire. Ainsi, il se sentait en sécurité. Pour venir en aide à sa bien-aimée, il avait bien une idée mais Link se demandait si elle pouvait réellement fonctionner.

- Si tu doutes du chemin à prendre, laisse-moi te montrer le monde dans lequel j'ai vécu. Partager quelques moments avec de simples roturiers et apprendre à connaître leurs coutumes pourraient être un facteur décisif. Tu ne penses pas ?

   Sa proposition laissa la princesse perplexe. Oui, c'était une très bonne idée. Essayer ne coûterait rien, de toute manière.

- Et nous pourrions fêter nos fiançailles à ce moment-là, se réjouit Link qui hocha la tête. Dorénavant, puisque je suis noble, le peuple pourra accepter ce mariage. Je suis persuadé que les habitants d'Elimith se feront une joie de nous accueillir pour une telle occasion !

   Le cœur de Zelda se pinça quand elle constata le bonheur que retranscrivaient avec facilité les yeux de son compagnon. Cela ne fit que renforcer ce qu'elle pensait. Oui, Link avait l'âme d'un chevalier. Mais il voulait mener cette mission loin du château. Après tout, maintenant Ganon défait, le royaume n'avait plus besoin de ses services. Le chevalier voulait donc œuvrer pour la sécurité de son village natal et veiller sur l'héritage de son père.

- Dans ce cas, je vais annoncer notre départ à Pahya. Je ne pense pas encore dire au peuple que nous allons nous fiancer... Je préfère attendre de voir la réaction des villageois d'Elimith.

- Oui, je comprends, la rassura Link en desserrant son étreinte. Je propose de partir d'ici trois jours.

   Elle s'écarta pour lui accorder un sourire et acquiesça en signe d'approbation.

- Excellente idée, nous aurons le temps pour quelques courses. N'est-ce pas ? dit-elle avant de lui adresser un clin d'œil complice.

    Oh, le jeune homme comprenait parfaitement ce qu'elle voulait dire. Le lendemain, s'il avait un peu de temps libre, il irait acheter un anneau en argent. Les fiançailles leur accorderaient quelques années supplémentaires avant un potentiel mariage, ce qui était un avantage considérable pour bâtir une relation sur le long terme ainsi que pour apprendre à connaître davantage son compagnon. Et rien qu'en imaginant la fête traditionnelle qu'il y aurait à Elimith, Link se sentit le plus insignifiant, mais également le plus heureux des hommes, au moins pour un court instant. 

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