Chapitre 18
- Ces informations seront précieuses. Retourne dans tes quartiers maintenant. Tu nous as suffisamment apporté de problèmes comme ça, déclara Rosa d'une voix glaciale et sèche à l'adresse de Thomas.
Son ventre se tordit et sa gorge se noua si fort qu'il en eut les larmes aux yeux ; les remords ainsi que la culpabilité le rongeaient depuis la veille où il avait ramené le corps inconscient de Link au château. L'archer avait dû trouver la force de sauver le Héros et de le transporter malgré les bribes de souvenirs cauchemardesques qui venaient le hanter. Par sa faute, une entité démoniaque s'était éveillée. Et cette nouvelle, il fallut l'annoncer aux quatre représentants dès son arrivée. Par sa faute, Link était plongé dans un coma, à deux doigts des portes de l'Autre Monde, et il n'avait pas connaissance de la situation dramatique qui menaçait le royaume. Par sa faute, la... la princesse était portée disparue. Thomas le savait... S'il n'avait pas accepté d'aider les deux élus, il n'en serait pas là. S'il n'avait pas réussi à ouvrir cette satanée porte, la régente régnerait toujours dans la salle du trône. Et s'il avait pu avertir plus tôt son supérieur qu'une aura maléfique émanait du souterrain du temple, jamais tout cela ne se serait produit...
Thomas sortit du bureau des représentants puis s'éloigna dans un silence pesant, le cœur lourd et les yeux larmoyants. Lui, il n'avait rien demandé... Dans un même temps, il avait dû gérer une situation où Zelda sombrait dans le vide, où un démon s'éveillait, où Link se faisait consumer par un pouvoir trop grand pour lui. Que pouvait-il faire de mieux ? À part se précipiter vers la première personne à sa portée ?! Le brun n'avait même pas réfléchi à ses gestes, il n'avait suivi que son instinct : sauver l'élu de l'épée ! Alors pourquoi tout s'était abattu sur ses épaules ? Pourquoi tout le poids des reproches venait l'étouffer ainsi jusqu'à l'obliger à souhaiter sa propre disparition ?! C'en fut trop pour Thomas. Dans le couloir, il plaqua brusquement une main contre le mur puis poussa un cri qui extériorisait tous ses sentiments néfastes. Dans sa peine et sa culpabilité envers lui-même, il laissa pour de bon les larmes couler sur ses joues et les sanglots le faire hoqueter à intervalles réguliers. Même si Link avait été emmené par Pru'ha en toute urgence au sanctuaire de la Renaissance, aucune lueur d'espoir ne se présentait à l'heure actuelle. Le peuple devait attendre que le Héros s'approprie le pouvoir durant cet état d'inconscience prolongé. Et même si Pru'ha avait réussi l'exploit d'améliorer le système de guérison, même si les souvenirs ne seraient pas volés à Link, qui savait combien de temps prendrait son réveil ?!
Ce pouvoir qui gardait l'entité scellée... n'avait rien de bienveillant. Thomas l'avait senti, ce n'était pas un sortilège exploitable par n'importe qui. Link n'avait pas le profil pour être son réceptacle, il aurait été tué en conséquence si son apprenti n'en avait pas absorbé une partie. Le pouvoir parcourait aussi son corps et pourtant, il ne lui était rien arrivé. Je ne suis pas un être normal. Cette pensée ne faisait que s'amplifier. Thomas ne se comprenait pas lui-même, il était étranger à son propre corps, à sa propre nature. Non, il n'était pas une divinité, encore moins un esprit. Certainement pas un élu de quoi que ce soit. Le jeune homme refusait de croire qu'il emmenait la malchance partout avec lui. Et pourtant, il venait d'apporter le malheur à ceux qui s'étaient battus corps et âme pour sauver l'avenir du royaume.
Maintenant, Thomas devait payer le prix de son erreur. On aurait dû l'exécuter pour avoir conduit les deux élus dans un tel désastre. On le gardait encore en vie uniquement car il était le seul à pouvoir ouvrir la porte de ce fichu temple, de mener jusqu'au lieu de la disparition, et donc de permettre de lancer des recherches. Car la princesse vivait toujours, il le savait. Mais... Mais si Thomas apprenait aux représentants la raison pour laquelle il en était sûr, il ne lui arriverait rien de bon... La peur lui donna des nausées.
Tout était de sa faute.
La nouvelle concernant le sort de la princesse et du Héros ne tarda pas à faire le tour du château puis à s'ébruiter dans la citadelle. Certaines langues affirmaient que Zelda était morte, d'autres pensaient que ce n'était qu'un mensonge monté de toutes pièces pour effrayer Hyrule. Pourtant, l'atmosphère du château s'avérait froide, austère. Tout semblait s'être arrêté, même la vie. Aux yeux de Thomas, il n'y avait plus de couleurs, juste de vagues tons de gris. Et une solitude... Il ne put dormir de la nuit. Un groupe de Sheikahs étaient partis la veille afin de prévenir Impa de la situation dramatique et alarmante, plusieurs groupes de soldats avaient été formés dans l'optique de se rendre au temple et d'y chercher la princesse. Et bien entendu, Thomas viendrait dès que Pru'ha serait de retour au château. Tout reposait sur lui, une fois de plus.
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Deux jours suivant l'annonce du drame, il resta assis contre le mur qui encadrait un vaste jardin. Personne ne venait ici en général, au moins on lui laisserait la paix. Recroquevillé, les jambes repliées vers lui et le dos courbé, il cachait sa tête dans ses avant-bras et ne cessait de se maudire.
- Thomas, il faut que tu viennes, l'interpella Iris qui arrivait lentement vers lui.
Ses yeux étaient cernés, elle n'avait pas non plus trouvé le sommeil. Sidon lui avait demandé de venir chercher Thomas pour commencer le voyage. Il n'y avait plus de temps à perdre.
- Comment puis-je oser me tenir là ? demanda-t-il d'une voix grave. Ce n'est pas moi qui devrais être ici à te parler...
Le voir dans cet état et l'entendre dire une telle chose provoquèrent un élan de colère et d'indignation chez Iris dont les poings se serrèrent pour contenir cet afflux d'émotions.
- Si j'avais eu le courage de prendre la parole, nous n'en serions pas là aujourd'hui.
Une fois de plus, il éclata en sanglots, peu importait la présence de sa camarade. Thomas s'en voulait tant qu'il était submergé par tous les événements.
- Et maintenant, en plus de souffrir de la solitude, je souffre de ma propre incompétence...
C'en fut trop pour la châtaine qui s'accroupit, attrapa l'Hylien par le col puis le souleva jusqu'à lui plaquer les épaules contre le mur. Iris, dont les traits de son visage étaient tirés à cause de sa colère, lui jeta un regard noir sans même se soucier de ses larmes.
- Arrête de t'apitoyer sur ton sort ! aboya-t-elle avec force. Oui, tu as ta part de responsabilité, tu es celui qui a provoqué la tragédie que nous connaissons à l'heure actuelle ! Mais je ne comprends pas comment tu peux baisser ainsi les bras au lieu de courir porter secours à la princesse !
Elle le poussa une nouvelle fois contre la paroi du château, ce qui fit gémir le jeune homme dont les yeux se fermèrent un instant.
- Tu parles de solitude et de souffrance, mais est-ce que tu mesures vraiment la portée de ces mots ?!
La gorge d'Iris s'assécha aussitôt, la coupant sur le moment bien qu'elle reprenne rapidement ce qu'elle voulait dire :
- Moi, j'ai connu la solitude. Celle de me retrouver seule sans mes parents ni ma sœur ! Je n'ai eu que ma grand-mère pour m'élever et m'apporter un minimum de réconfort... Et maintenant, je souffre de ce manque d'amour de la part de ma famille. Je n'ai aucun lien avec eux... Je n'éprouve rien à leur égard, ils sont comme des étrangers à mes yeux, et cela m'est insupportable !
La châtaine papillonna des yeux pendant que ses doigts agrippaient plus fermement les épaules de son camarade.
- Tu oses me parler de solitude, prononça-t-elle avec amertume. Non seulement tu abandonnes les sauveurs de notre royaume, mais en plus tu te délaisses toi-même... Et tu mets ça sur le compte de la souffrance ? C'est un bien grand mot, tu ne penses pas ?! Qu'est-ce que tu connais réellement d'elle, dis-moi ! Explique-moi ce qui te pousse à te lamenter sur ton sort et à te maudire toi-même pendant que la vie de la princesse est en jeu !
- J'ai tué mon frère ! hurla Thomas d'une voix brisée.
Le souffle de la jeune fille se coupa sur le coup, sidérée par cet aveu. Elle vit le brun serrer les dents puis baisser lentement la tête tout en la rentrant dans ses épaules. Co... Comment ?
- J'ai tué... mon frère... répéta-t-il malgré cette énième peine qui refaisait surface.
- Thomas... souffla Iris sous le choc.
Elle s'écarta, ses jambes semblaient avoir perdu leurs forces tandis qu'une certaine peur venait lui nouer le ventre.
- Il y a quatre ans, plusieurs monstres se sont jetés sur lui pour le tuer en premier... Il m'a hurlé de l'aider, il m'a supplié de tirer cette fichue flèche que je n'arrivais pas à décocher. J'étais terrorisé... Au fond de moi, je savais que je ne pourrais jamais le sauver à temps...
Il déglutit tandis que de nouvelles larmes venaient mouiller la peau de ses joues. Il se prit les bras sans avoir le courage de regarder Iris. Si l'Hylien ne supportait plus la viande, c'est bien parce que ce jour-là, en se rendant au plateau du Prélude, ils avaient traversé un camp de bokoblins qu'ils pensaient désert. Au-dessus d'un feu de camp mourant, plusieurs morceaux de viande cuisaient à ce moment précis. Et Thomas avait associé l'odeur à son traumatisme.
- Et quand il a crié une énième fois mon prénom, j'ai lâché la corde par réflexe...
Il se souvint de la tête de son frère qui était alors partie en arrière, touchée par le tir foudroyant. Ses boyaux se tordirent avec tant de force que Thomas eut des vertiges ainsi que la nausée.
- La flèche l'a tué sur le coup... Alors arrête de m'accabler encore plus. Je vis avec le poids des remords et de la culpabilité depuis ce... depuis ce jour-là. Je pèse chacun de mes mots, crois-moi...
Sa phrase se termina dans un souffle, provoquant un fort pincement au cœur de sa camarade. Elle-même ne parvenait à poser de mots sur ce qu'elle ressentait : de l'incompréhension ? De la compassion ? De la peur ? Oui, exactement... Iris ne pouvait pas cerner la personnalité de Thomas, qui il était réellement. Il apparaissait clair qu'il était un meurtrier, celui de son propre frère. Il invoquait des êtres liés à la mort, il créait même une sorte de bouclier transparent.
- Iris, reprit le brun d'une voix blanche.
Elle frissonna et préféra reculer par précaution, les sourcils froncés.
- Est-ce que tu serais capable de t'accrocher à la vie alors que tu te détestes du plus profond de ton être ? Alors que tu ne sais même pas ce que tu es ?
Le fait de le voir pleurer et d'entendre les trémolos dans sa voix ne fit qu'accentuer l'indécision d'Iris. Tout cela commençait à la dépasser, elle n'était pas venue pour apprendre un si sombre secret de sa part. Maintenant, que faire ? Les mots restaient bloqués dans sa gorge, l'Hylienne demeurait incapable d'apporter la moindre réponse et Thomas le comprit.
- La seule personne qui me permet d'aller de l'avant, c'est ma mère, poursuivit-il en baissant la tête. Je veux devenir soldat pour me racheter et pouvoir enfin la regarder dans les yeux sans rougir de honte... Lui prouver que je peux protéger et sauver...
L'archer laissa échapper un autre sanglot puis il posa sa main sur sa bouche pour contenir le reste de ses pleurs.
- Je lui ai quand même... arraché l'un de ses fils... Et je ne veux plus causer de tort à personne. J'ai vu à quel point les conséquences pouvaient être néfastes ! Et... Et maintenant, je dois vivre en sachant que je vais peut-être causer la même souffrance chez notre capitaine...
Ses lèvres se pincèrent, il s'arrêta véritablement de parler pour laisser les émotions le submerger. Tous deux restèrent ainsi de longues minutes, entourés par les murs du château et fouettés par le vent levé depuis la veille. Iris était sans doute l'unique personne à pouvoir prendre la parole pour briser le silence, mais elle n'en avait pas la force. Elle avait le sentiment qu'un parfait inconnu se trouvait devant elle alors qu'ils se connaissaient depuis des semaines. Le simple fait de savoir que Thomas avait pris la vie de quelqu'un, de son frère qui plus est, cela l'empêchait d'avoir un quelconque élan d'empathie ou de soutien pour lui.
Pourtant, un détail n'échappa pas à sa vigilance : Iris remarqua les tressaillements de plus en plus vifs de son cadet dont le visage blêmissait à vue d'œil. Thomas se tenait toujours les bras mais regardait à présent dans le vide, comme pétrifié.
- Thomas, pourquoi tu... Pourquoi tu trembles ? lui demanda-t-elle avec méfiance et crainte.
Il hocha négativement la tête tandis que ses lèvres se décollaient à peine. Du plus profond de son être, Thomas percevait sa présence.
- Il... Il est ici... murmura-t-il avec effroi.
- Qui, « il » ? Bon sang, qu'est-ce qui ne va pas chez toi ?!
Quelques secondes eurent le temps de s'écouler avant qu'un puissant cor ne résonne dans toute la citadelle, sidérant Iris. Elle leva la tête vers la tour la plus haute du château, là où se trouvait l'instrument au son si percutant. Iris savait ce que cela signifiait... Alors pourquoi n'arrivait-elle plus à bouger, elle aussi ? Une nouvelle peur l'immobilisait. Sur les remparts autour d'eux, les soldats se mirent à courir, certains hurlaient à d'autres de se dépêcher et de rejoindre la porte sud.
- Par les déesses, que se passe-t-il ?! s'affola Iris qui fit quelques pas avant de s'arrêter.
L'immobilité de Thomas lui parut d'autant plus inquiétante et douteuse. Dans un élan brusque, elle vint lui attraper les épaules pour le secouer.
- Pourquoi le cor de guerre est en train de retentir ? s'écria la châtaine dans la précipitation. Thomas, dis-moi que tu n'as rien à voir avec tout ça !
- Je... Je ne sais pas...
Iris poussa un grognement, le prit avec fermeté par le bras puis l'entraîna dans une course afin de rejoindre l'intérieur de la forteresse. Le cor continuait à résonner, l'inquiétude et la peur avaient pris possession de l'ambiance, chaque Hylien sur leur passage courait à droite ou à gauche. Une troupe de soldats lourdement armés passa devant les deux apprentis et gagna l'extérieur sans plus tarder. Ce n'est qu'une fois arrivés dans le grand hall qu'Iris et son camarade aperçurent Teba qui parlait avec hâte à l'un de siens.
- Teba, tu dois me croire ! le supplia l'autre Piaf au plumage gris. Ils sont plusieurs centaines à se diriger droit vers le château ! La nature meurt sur leur passage... Ces... Ces choses sont faîtes de corruption !
- Dans combien de temps seront-ils ici ? s'enquit de savoir le représentant de son peuple.
Son interlocuteur posa une aile sur son bec en fermant les yeux pendant qu'il réfléchissait rapidement.
- Je ne saurais dire... D'ici une trentaine de minutes, ils auront passé les premiers remparts.
Teba frissonna, il percevait parfaitement la pression qui s'abattait sur ses épaules à cet instant précis. La princesse étant portée disparue et le Héros dans le coma, il faisait partie des seuls capables de donner des ordres avec les trois autres représentants.
- Faîtes évacuer la citadelle par la porte ouest. Les civils doivent être mis à l'abri ! Quant aux soldats, qu'on leur dise de rejoindre les remparts et de se tenir prêts à défendre le château ! Il faut aussi envoyer un rapport urgent à la forteresse d'Akkala pour les prévenir de la situation.
- À tes ordres !
Son semblable s'envola à travers l'immense salle puis disparut en haut d'un escalier. Teba tituba un instant et laissa son épaule reposer contre l'une des colonnes. Tout recommençait... Le Mal était revenu sur les terres d'Hyrule, il s'apprêtait à sévir une fois de plus au moment le plus critique pour les Hyruliens. Sans les élus des déesses, que faire ?! Eux seuls étaient en mesure de le combattre et de le repousser ! Quant aux Créatures Divines, elles n'avaient plus de pilote... Impossible de les utiliser. Son regard dévia sur le côté et tomba dans celui de Thomas qui le dévisageait avec affliction. Le Piaf sentit une colère si soudaine monter en lui qu'il dut serrer le bec pour la contenir. Ce garçon... N'était-il pas à l'origine de tout cela ?! Non, il ne fallait pas se laisser submerger par la situation. Teba se devait de rester maître de ses émotions et d'agir de manière réfléchie s'il voulait que tout le monde s'en sorte.
- Vous deux ! interpela-t-il avec force les apprentis de Link. Courez vous équiper et rejoignez les autres soldats au sud de la citadelle ! Et si la situation devient hors de contrôle, dites-leur de rejoindre le plateau du Prélude ! Est-ce clair ?!
- Oui ! s'exclama Iris qui posa son poing fermé contre son cœur.
Thomas, lui, ne répondit rien. Il subissait totalement les événements, spectateurs d'un nouveau conflit sans précédent. Sa camarade dut le secouer pour le sortir de ses pensées et l'obliger à le suivre jusqu'à la salle d'armes.
oOo
Les habitants de la citadelle avaient été évacués le plus vite possible, le cor de guerre permettant d'alerter tout le monde et de bien faire comprendre la gravité de la situation. De plus, en guise de prévention, Zelda avait déjà fait plusieurs campagnes par le passé pour informer les citadins de sa signification. Ce fut pourquoi les Hyruliens présents s'étaient empressés de prendre quelques vivres et de sortir par la porte ouest comme indiqué par les soldats. Ces derniers accouraient pour rejoindre le rempart le plus éloigné et se mettre en position. Les archers se tenaient prêts à bander leur arme, les épéistes vérifiaient que leur équipement était complet et bien placé. La tension était palpable, les temps difficiles revenaient à la mémoire de chacun, l'ère de la Calamité n'avait quitté aucun esprit. Chaque homme sentait son cœur battre puissamment dans sa poitrine, leur armure semblait les gêner de plus en plus pour respirer. Tous avaient les yeux braqués vers la plaine d'Hyrule, guettant le moindre mouvement, le moindre signe de vie. Bientôt, Thomas et Iris les rejoignirent et se mirent en position du côté ouest des remparts. Léon s'y trouvait aussi, l'air grave. Pour la première fois, ils s'apprêtaient à devoir gérer une situation d'une urgence extrême et qui leur échappait. Sans oublier que leur premier combat se profilait au fur et à mesure des minutes qui s'écoulaient. Aucun des trois n'était soldats, leur formation en cours ne les avait pas encore placés dans de telles conditions.
Thomas voyait bien le tremblement de ses mains. Il craignait réellement de prendre son arc et de rater ses cibles. Ne pas savoir qui étaient ces dernières lui ajouta encore plus de pression et lui fit comprendre qu'il pouvait faire une crise de panique à tout moment à cause des événements passés. En fait, que ce soit des monstres ou des humains, les deux lui rappelleraient indéniablement ce jour où il avait pris la vie de son frère. Thomas savait qu'il reverrait en boucle le moment fatidique. Car le traumatisme demeurait bien trop ancré dans sa mémoire...
- Thomas, reprends-toi ! s'écria Léon en lui prenant l'épaule. Tu as entendu ce que le lieutenant a dit ?!
Le brun papillonna des yeux, perdu, puis jeta un regard effaré à Iris qui se mit aussitôt de profil vis-à-vis de lui.
- Je... N-Non...
- Il a ordonné à tous les archers d'attendre avant de tirer ! Nous devons d'abord analyser l'équipement de l'ennemi avant de les cribler de flèches. S'ils ont des armures, vous serez inutiles...
- Les arbalétriers seront bien plus efficaces, rétorqua Iris qui fit claquer sa lance au sol. Eux, au moins, ils savent que chacun de leur tir peut grièvement blesser voire tuer.
Le cadet déglutit tandis que des sueurs froides lui parcouraient l'échine. Le comportement de sa camarade avait drastiquement changé. Il n'y avait aucune once de douceur dans sa voix, aucune envie de réconforter ou d'encourager. Thomas observa un instant l'horizon en direction du Sud, puis il tourna les talons afin de trouver une place plus loin sur le rempart. Au moins, sa présence ne gênerait pas Iris. Après tous ces aveux, évidemment qu'elle ne le voyait plus de la même manière... Il était un meurtrier. Thomas se considérait comme tel, pourquoi le nier ? Il ne prêta aucune attention aux appels de Léon qui ne comprenait pas où allait son camarade.
Cette fois-ci, ce fut un cor différent qui résonna à travers les rues de la citadelle. Sa tonalité bien plus grave ne signifiait qu'une seule chose :
- Ennemis en vue ! vociféra un garde qui pointa le fond de la plaine d'Hyrule.
Thomas se figea immédiatement. S'il ne calmait pas son cœur qui s'emballait de plus en plus, il risquait le malaise.
- Est-ce que tous les habitants ont été évacués ? demanda précipitamment un officier qui montait les marches quatre à quatre d'un escalier qui menait au rempart.
- La quasi-totalité, répondit un autre gradé. Mais d'après les dernières nouvelles, de nombreux résidents du château n'ont pas encore pu se mettre à l'abri.
L'archer leur adressa un regard effaré.
- C'est très mauvais... Nous devons tenir la position en attendant les renforts piafs. Il nous faut gagner du temps pour que l'évacuation se termine ! Et si possible, tenir jusqu'à demain pour laisser le temps aux soldats d'Akkala et de Lanelle de nous rejoindre pour nous épauler.
- Mais avons-nous seulement de quoi résister à un siège ?! Nous ne connaissons même pas l'ennemi !
Le premier officier soupira puis posa une main sur le pommeau de son épée sanglée à sa ceinture.
- Il le faudra... Soldats, mettez-vous en position ! ordonna-t-il d'une voix bien plus puissante.
Thomas vit tous les hommes autour de lui prendre place au bord du parapet, d'autres, au pied du rempart, attendaient des ordres différents pour une sortie éventuelle afin de se battre au corps à corps. Il n'y avait aucun canon... À vrai dire, personne ne s'était attendu à la moindre attaque après la défaite de Ganon. Trois ans plus tard, c'était bien trop tôt... Cette pensée fit tressaillir Thomas. Il... Il n'y avait que lui qui avait réellement conscience de la situation, non ? Tous pensaient certainement avoir affaire avec un nouveau peuple pour une raison inconnue. Mais personne ne pouvait s'imaginer une seule seconde que le grand antagoniste derrière tout cela... pouvait être lié à Ganon. Le jeune homme plissa les yeux pour mieux discerner les petites silhouettes à l'horizon. D'ici, il ne pouvait pas les dénombrer mais n'importe qui pouvait comprendre que les troupes adversaires comprenaient des centaines et des centaines d'unités.
Il ne suffit pourtant que d'un étrange pressentiment pour que le cœur de Thomas calme aussitôt sa course effrénée. Non pas qu'il se pensait en sécurité tout à coup ou bien confiant de l'issue de la future bataille. Il percevait des appels à l'aide. Ces derniers ne s'apparentaient pas à des cris ni même à des mots. C'était uniquement un ressenti que lui seul connaissait et qui l'atteignait au plus profond de son être. Un vent chaud balaya ses cheveux au moment où il comprit enfin tout ce qui se déroulait sous ses yeux. Au loin, les silhouettes ennemies semblaient approcher de plus en plus vite, comme si elles chevauchaient dans leur direction pour se confronter plus tôt aux soldats hyruliens. Thomas poussa un cri d'horreur, puis il eut un vif mouvement de recul avant de tomber sur le coccyx. Tous ceux qui l'entouraient haussèrent les sourcils, certains avaient sursauté de peur pendant que d'autres méprisaient le jeune homme de se comporter ainsi.
- Bon sang, que fait ce gosse ici si c'est pour avoir une telle réaction ? se plaignit le précédent officier. Allez, relève-toi et regagne ta place !
L'homme prit Thomas par le bras puis le tira d'un coup sec pour le relever. Sans équilibre, le brun chancela avant de percuter le parapet, sous le rire moqueur et nerveux des autres soldats. Personne ne se souciait de son visage décomposé par l'effroi qu'il éprouvait. Néanmoins, Léon finit par accourir vers lui, suivi à contrecœur par Iris.
- Eh, ça va aller ? s'inquiéta l'ainé des trois. Respire un bon coup, faut pas que tu laisses tes émotions prendre le dessus.
Le brun fronça les sourcils, il leva les yeux vers la châtaine et la regarda comme s'il la craignait. Iris se sentit aussitôt mal à l'aise.
- Les... les guerriers... commença-t-il d'une voix faiblarde et tremblante. Ce sont...
Thomas en eut les larmes aux yeux tant cela le choquait.
- Des âmes de défunts...
Le souffle de la lancière se coupa alors que Léon ne saisissait pas correctement ce que disait son camarade. Iris se mit d'un coup face au brun, elle voulut le prendre fermement par les épaules mais se résigna en serrant les dents.
- Est-ce que... Est-ce que tu es sûr de toi ? le questionna-t-elle à travers un ton très nerveux.
Oui... Mais Thomas ne trouva même pas la force de le lui dire. Il sentait la présence de cette momie cauchemardesque près d'eux. Elle arriverait bientôt, ce n'était plus qu'une question de minutes. Même sa corruption, l'Hylien pouvait parfaitement la déceler. Elle laissait derrière une odeur macabre portée par le vent. Thomas, qui échangeait jusqu'alors un regard avec la jeune fille, observa le château juste derrière elle. C'était un coup d'œil involontaire, comme si son instinct l'avait forcé à le faire. Un faible grondement se fit entendre bien que personne n'y prêta attention. Ce fut alors qu'une onde née de la forteresse se propagea tout autour d'elle, une onde qui pencha les arbres sur son passage tant elle était puissante. Une onde qui souleva les pavés des rues, qui arracha les toitures bleues des maisons, qui explosa les fenêtres à une si grande vitesse qu'aucun Hylien n'aurait eu le temps de se retourner pour voir cela.
Thomas vit sa vie défiler sous ses yeux. Il n'avait suffi que d'une fraction de seconde pour que son subconscient comprenne qu'il ne s'en sortirait très certainement pas indemne au vu de la force de l'onde. Dans un faible mouvement de la main au moment du choc, il créa machinalement un bouclier vert devant lui et ses camarades qui éclata en mille morceaux. Tous les Hyliens présents sur le rempart furent soufflés avec violence vers la plaine d'Hyrule couverte par les cris de surprise et de douleur.
L'archer ne sut exactement combien de temps s'écoula après qu'il eut heurté lourdement le sol. Il avait entendu son ossature craquer mais étrangement, il n'eut pas mal. Sonné par l'impact, Thomas fut pris d'une vive quinte de toux qui le força à se redresser sur ses coudes. Un bourdonnement incessant dans ses oreilles le fit toutefois grimacer, il ne percevait plus le bruit ambiant. Quand ses yeux se rouvrirent, un voile marron et épais lui obstrua la vue : il s'agissait de la poussière soulevée par le précédent cataclysme. C'était elle qui le faisait tousser. Thomas pressa sa bouche contre son épaule pour éviter d'inspirer trop d'air impur. Il prit alors connaissances des dégâts tout autour de lui ; la terre retournée, les corps parfois inanimés allongés sur le dos ou le côté, quelques membres arrachés. Nul doute que l'Hylien aurait vomi s'il avait quelque chose dans l'estomac. Horrifié par ce qu'il parvenait à voir malgré le nuage épais de poussière, l'intégralité de ses sens revint. Les râles de souffrance résonnèrent dans ses oreilles, les cris désespérés, de nouveaux appels à l'aide.
- Iris ! hurla Thomas qui se remit debout avec peine. Léon !!
Malgré tout, il avait perdu beaucoup de force, son énergie était pour le moment insuffisante pour qu'il puisse courir.
- Thomas ! l'appela sa camarade à son tour, sur sa gauche.
Lui-même ne savait comment il avait pu survivre à une telle chute, tout comme son amie, cependant il se devait d'aller leur prêter main forte. Réunissant toute sa volonté et son courage, il boita vers sa voix, enjambant un homme inerte ou bien un large débris de mur. Finalement, Thomas distingua enfin la jeune fille qui tentait de soulever un lourd bloc de pierre. En effet, il écrasait la jambe de Léon qui ahanait tant il souffrait, lui arrachant même quelques cris étouffés par moments.
- Aide-moi ! le supplia-t-elle quand il arriva. Il faut... Il faut le sortir de là !
Thomas s'exécuta, il prit place à côté d'elle et tira du mieux qu'il put le bloc vers le haut pour dégager la jambe de leur ainé. Léon hurla de plus belle avant de ramper sur le dos quand il fut libéré. Il relaissa sa tête tomber au sol puis respira bruyamment pour calmer la douleur qui le rongeait avec férocité. En voyant l'état de son membre inférieur, Iris plaqua une main sur sa bouche puis rendit son dernier repas non loin de là. Elle aussi était pourtant blessée, une plaie profonde traversait le haut de sa cuisse d'où coulaient deux larges filets de sang. Quant à l'archer, il ne réalisait plus ce qu'il se passait. Voir la jambe en lambeaux de son camarade, son pied sectionné, ne lui fit ni chaud ni froid. Il était tellement choqué que cela ne l'atteignait même plus.
- Tho... Thomas... Sors-nous de là... le pria Iris avant d'éclater en sanglots.
Pourquoi lui ? Ce qu'il vivait était de sa faute, et il devait encore en porter l'entière responsabilité ? Pourquoi placer des espoirs en lui alors qu'ils expérimentaient véritablement un cauchemar éveillé ?! Pourtant, Thomas fit tourbillonner sa main vers le sol, invoquant un petit rongeur qui le regarda avec interrogation.
- Aide-nous à marcher vers l'Ouest.
L'être bleuté ne se fit pas prier, grâce à sa lueur, il guida Thomas après qu'il eut relevé Léon. Avec l'aide d'Iris, ils purent le soutenir sous les épaules et le traîner au milieu des décombres. Le plus dur étant sans doute de devoir ignorer les appels des autres Hyliens... Ceux qui pouvaient marcher les suivaient sans même se demander comme un être proche des rumys pouvait se trouver ici. Léon avait fini par perdre connaissance, la lancière lui fit un garrot afin qu'il ne perde pas trop de sang. À vrai dire, cela n'avait pas été chose aisée à cause de tous les morceaux de chair qui tombaient... Alors qu'ils avançaient difficilement à travers le nuage constant de poussière, le peu de soleil qui illuminait cette splendide journée fut caché par une forme immense. Éreinté, Thomas peina à relever la tête. Il découvrit le château qui s'élevait lentement vers les cieux, porté par un ancien mécanisme sheikah enfoui qui lui permettait de voler. Cette énième vision de cauchemar fut de trop pour Thomas. Ses jambes le lâchèrent tant et si bien qu'il entraîna Léon puis Iris dans sa chute. Maintenant à genoux, le brun contemplait l'œuvre dont il pensait être l'auteur.
En vérité, celui qui avait orchestré cette attaque des plus spectaculaires n'était autre que Ganondorf en personne. Il était arrivé jusqu'au nuage de poussières, l'air imperturbable et l'allure digne. Il n'avait fait que nettoyer ces pauvres nuisibles insignifiants qui infestaient son royaume légitime. Maintenant, il allait imposer son règne et faire payer Hylia. Face à lui, le château montait lentement vers le ciel ; rien ne pouvait l'arrêter. À ses côtés, une femme de grande taille et imposante par sa posture observait avec lui le renouveau de son règne. Ses cheveux dépigmentés et ses yeux marron n'avaient rien d'original, seul un tatouage noir aux courbes délicates ornait le dessous de son œil gauche. Pour le moment, elle portait un plastron en cuir par-dessus un jaque ainsi qu'un épais pantalon noir qui contrastait avec la couleur de sa chevelure. Dans ses mains, elle tenait une étrange tablette ressemblant vaguement à celle des Sheikahs.
- Voyez par vous-même, Maître, dit-elle avec calme. Le vieillard avait raison. Vous avez bien fait de m'envoyer chercher cette chose.
Il ne prit pas la peine de répondre. Habillé par les mêmes vêtements qu'il y avait des millénaires auparavant, Ganondorf ne se souciait pas encore de son image. Il avait bien mieux à faire.
- La descendante d'Hylia n'est pas ici, prononça-t-il gravement en plissant les yeux. Je veux que tu la retrouves et que tu me la ramènes, peu importe son état.
Un sourire ravi passa sur les lèvres de Caï, son humble disciple, qui en fut particulièrement flattée.
- Maître, je vous suis reconnaissante pour votre confiance. Y a-t-il autre chose qui puisse vous faire plaisir ?
Les iris jaunes du seigneur du Malin vinrent s'ancrer dans les siens, ce qui la fit frissonner. Il y avait tant de rancœur et de noirceur dans ce regard... Depuis combien de temps rêvait-elle de le voir ?
- Trouve l'enfant gardien. Il est près d'ici, je le sens. Sa mort doit être à la hauteur de l'humiliation que j'ai subie.
- Je ne vous décevrai pas.
Caï regarda derrière elle puis interpela l'un des hommes qui surveillaient les alentours. Comme tous ses semblables, il était constitué de corruption, inapte à la parole et au libre-arbitre. Il avait l'apparence d'un Sheikah d'une époque révolue.
- Garde cette tablette précieusement. Ton seigneur en aura besoin pour poursuivre ses desseins. Quant à toi...
Elle reporta son attention sur le deuxième Sheikah.
- Prends un groupe d'hommes pour t'épauler. Je veux savoir s'il existe d'autres tablettes de ce genre. Rapportez-les immédiatement à votre seigneur si vous en trouvez.
La guerrière n'attendit pas leur hochement de tête sans émotion, elle alla directement voir le reste de leur armée. Elle croîtrait encore et encore avant que le pouvoir de Ganondorf n'atteigne ses limites. Le nombre d'unités sera alors très conséquent et d'une efficacité remarquable. Elles étaient presque immortelles. Enfin, immortelles... Quand nous sommes morts, difficile de mourir une deuxième fois, non ? Cette pensée lugubre fit ricaner Caï. Elle n'avait aucune pitié pour ces âmes prisonnières de ces corps de corruption. Le Maître avait eu la bonté de les utiliser pour une cause grandiose. Elles seraient bien plus utiles auprès de Ganondorf qu'auprès de ce stupide Alpha supposé les protéger. La femme réfléchit à la meilleure manière de retrouver la princesse. Selon elle, il n'y avait pas mieux que l'enfant gardien pour mener directement à la descendante d'Hylia. Si Caï le trouvait, alors elle aurait Zelda par la même occasion. Mais comment savoir où il se cachait ? Elle s'arrêta puis jeta un regard las au château. C'était une évidence, non ? Il reviendrait forcément.
oOo
Zelda creusait la terre à l'aide d'une pioche rudimentaire quand le sol se mit à trembler puissamment, forçant les habitants du village d'Altoz à redresser la tête, tout comme la blonde. Certains se jetèrent un regard interrogateur, d'autres s'épongeaient le front à cause de leur dur labeur. Ici, la vie n'était pas de tout repos, il fallait s'acharner à la tâche pour nourrir sa famille et le reste de la communauté.
- Qu'est-ce que c'était ? demanda Zelda à Lasya qui se montrait perturbée par les secousses.
- Je ne sais pas, c'est inhabituel... Et tout ce qui est pas habituel, j'aime pas.
La fillette grommela dans son coin puis reprit sa corvée avec mauvaise foi. Elle détestait creuser la terre pour y planter des graines. Cela demandait des efforts et de la patience, ce qu'elle n'avait pas vraiment. L'inquiétude passa tout de même sur le visage de Zelda qui leva la tête vers la voûte très haute au-dessus d'elle. Depuis qu'elle était ici, ses yeux s'habituaient à l'obscurité que seules les gemmes nox dissipaient de leur lueur. Quelques torches çà et là chassaient aussi les ténèbres. Finalement, la blonde se reconcentra sur sa tâche et planta la pioche d'un coup sec dans la terre humide. Un sentiment de malaise lui tordait le ventre depuis sa reprise de conscience. Comme si elle n'avait pas été la bienvenue dans cet endroit. Ridicule, n'est-ce pas ? Elle était la petite-fille d'Omi pourtant, les autres villageois devaient la connaître. Cependant, ce qui perturbait le plus la jeune femme s'avérait être la couleur de ses cheveux et de sa peau. Pourquoi n'avait-elle pas une chevelure blanche et une peau très pâle comme tout le monde ? Non pas que cela lui déplaisait, au contraire. Mais ce détail ne pouvait pas lui échapper tant il était gros. On lui cachait quelque chose. Mais quoi ? Zelda aurait sans doute quelques réponses bientôt, quand la mémoire lui reviendrait.
- Eh, toi ! la héla un jeune adolescent en se dirigeant vers elle. Le Sorcier veut te voir. Laisse ta pioche et ne le fais pas attendre.
- Je... Oui, je viens tout de suite.
Lasya le regarda d'un mauvais œil, ce qui fit tiquer le garçon.
- Quoi, il a un problème, le métamorphe ? lui adressa-t-il sur un ton railleur.
- Répète ça un peu ! s'écria la fillette qui jeta son outil au sol, prête à en découdre.
Une femme du village apparut alors à côté de l'adolescent pour lui prendre l'épaule et l'écarter.
- Arrête de suite, Cetan, l'avertit l'adulte à travers une voix autoritaire. Je crois que tu as mieux à faire.
Il se dégagea de son emprise en la regardant de travers puis s'en alla sans demander son reste. Lasya lui tira la langue et reprit sa pioche d'un geste sec avant de la planter brusquement dans le sol. Zelda réfléchit un instant aux mots du garçon. Comment cela, métamorphe ? En plus d'être méchante, cette insulte n'avait pas lieu d'être. Les humains n'avaient pas de pouvoir de métamorphose, Zelda le savait au fond d'elle.
- Je reviens, annonça-t-elle avant de partir en direction de la hutte du Sorcier.
Elle ne l'avait encore jamais vu depuis son arrivée en tant que tourmentée. Zelda traversa le lot de cabanes parsemées dans le village jusqu'à apparaître devant la hutte en question. Elle dégageait une ambiance bien singulière en comparaison des autres habitations. Il y avait quelques choses d'un peu barbare... Cette pensée étonna Zelda. Qu'est-ce qui pouvait bien lui faire penser cela ? Barbare par rapport à quoi ? Presque tout se ressemblait ici. Et pourtant, dans son esprit, une vague forme se dessinait. Une demeure ? Ou bien autre chose ? Les lèvres de la blonde se pincèrent de frustration. Quelle déception de penser se souvenir sans pour autant y parvenir... Et ce n'était que le début d'une longue route. Face à la peau de bête qui servait à cacher l'entrée, Zelda hésita à la franchir. Elle se demandait quelle pouvait être la raison de sa venue.
- Allons, n'attends pas et entre ! l'intima le Sorcier de l'autre côté.
Zelda sursauta, le peu d'assurance qu'elle conservait s'évapora et la laissa pantoise. Eh bien, elle ne pensait pas que sa présence était si percevable. Sans plus attendre, elle décala la peau de bête sur le côté puis entra dans la hutte d'où s'échappait une odeur d'encens forte et aigre. De nombreuses herbes sèches décoraient les murs de bois, d'autres jonchaient le sol à certains endroits. Sans parler des fourrures accrochées au-dessus d'une table de travail, dans le fond. Il y avait tellement d'objets de tout type que Zelda se perdit parmi eux. La paillasse pour dormir avait bien du mal à se démarquer de tout ce désordre... À croire que le Sorcier se souciait peu du rangement et de ses bienfaits. Sa santé mentale laissait sans doute à désirer pour accepter de vivre dans un tel endroit...
- N'aie pas peur d'entrer chez moi, je ne vais pas te manger, rit l'homme face à l'air perdu de son hôte.
Cela ne fit aucunement rire Zelda dont l'expression se ferma d'autant plus. Plaisanter avec un inconnu lui déplaisait, surtout après ce genre de remarque. Son mutisme jeta un froid dans cet espace confiné, le Sorcier dut se racler la gorge dans le but d'alléger l'atmosphère.
- Omi m'a dit que tu te souvenais de ton prénom, commença-t-il avec plus de sérieux. Zelda, comme c'est joli.
- Vous n'étiez pas censé déjà le connaître ? se méfia-t-elle.
Elle avait interprété sa dernière phrase ainsi. Comme si cette rencontre était belle et bien la première.
- N'ai-je pas le droit de le répéter ? Je peux dire cela à n'importe quel de mes semblables, tant que je le pense avec sincérité. Peu importe, mon nom est Voseth mais tout le monde ici m'appelle « le Sorcier » car je communique avec les esprits et je soigne les maux les plus néfastes. Tu n'as rien à craindre de moi.
Zelda eut tout de même un pas de recul, puis elle observa quelques manuscrits sur la table de travail. Une curiosité jusqu'alors enfouie ressurgit en elle et la poussa à s'y intéresser malgré tout.
- Vous faîtes des recherches ?
Le regard de l'homme suivit le sien et tomba sur ses écrits. Un sourire se dessina sur ses lèvres en témoignage de son enthousiasme.
- Oui, c'est exact ! Les manuscrits que tu voies ici ne me sont presque plus utiles maintenant... Je ne sais depuis combien de temps ils sont là mais leur sujet porte sur d'étranges monstres de fer qui erraient dans la région. Depuis trois Éclosions, ils ont presque tous disparu sans laisser de trace. Au moins, nous en sommes débarrassés...
Le Sorcier soupira puis prit appui contre le mur, les bras croisés. Ces choses avaient ôté la vie à de nombreux frères et sœurs, elles transpiraient le Mal et la malédiction. Et les esprits pouvaient le témoigner, le père de son père les avait aussi connues. Comme si elles avaient toujours été là.
- Maintenant, il ne reste plus que les Krassens pour nous embêter. Mais une fois qu'on connait un peu ces bestioles, il est plutôt facile de les éviter et de survivre.
- Lasya les a décrits comme des atrocités...
Voseth ricana ; à l'aide de ses épaules, il s'écarta du mur sans utiliser ses bras puis se dirigea vers un panier cubique en osier, là où se dissimulaient une pile de parchemins épais. L'homme en sortit un en particulier et le lui montra.
- Voilà l'une des représentations les plus réalistes que j'ai pu reproduire.
Il le tendit à Zelda qui l'attrapa en lui adressant un regard interrogateur, puis elle observa le dessin avec attention. De longues jambes poilues, des bras disproportionnés et trop longs, une longue chevelure noire et hirsute, un visage... pourvue seulement d'une bouche. Il y avait de vagues creux au niveau de l'emplacement des yeux. La blonde grimaça, des tressaillements lui parcoururent les bras. En effet, ce n'était pas bien beau à voir, ces créatures devaient être bien hideuses.
- Crois-moi, les voir dessinés n'a rien à voir avec la réalité. Personne n'a envie de faire face à ces monstres-là. Les pauvres inconscients se font systématiquement tuer.
- N'y a-t-il aucun moyen pour leur échapper ?
Voseth reprit son dessin qu'il remit à sa place avant de plonger son regard ambre dans le sien.
- Si je t'ai parlé de survie, c'est qu'il y a bien une raison. Les Krassens sont dépourvues d'odorat, de vue et d'ouïe. Mais leur toucher est particulièrement développé. Ils perçoivent les mouvements à travers les vibrations du sol. La seule chose que tu puisses faire pour t'en sortir, c'est de rester immobile. Et prier pour qu'il passe son chemin... S'il vient à te frôler sans le vouloir, alors tu es condamnée.
Il attrapa le pan de la peau de bête qui recouvrait son ventre puis il la souleva jusqu'à dévoiler une longue cicatrice oblique qui partait du flanc vers le dessus du nombril.
- Vois par toi-même ce dont ils sont capables. Ce jour-là, j'ai eu la chance d'être accompagnés par les guerriers du village qui ont pu me sauver la vie. Sans leur aide, je ne serais plus de ce monde.
Zelda eut un haut-le-cœur face à cette ancienne blessure. Elle n'osait même pas imaginer ce à quoi elle ressemblait lors de cet incident. Le Sorcier laissa retomber sa peau de bête puis examina un instant la tenue de son hôte. Il se posait de nombreuses questions à son sujet : d'où venait-elle ? Pourquoi son accent était différent du sien quand elle parlait ? Et son physique atypique attisait d'autant plus sa curiosité. Indéniablement, Zelda était une femme fort jolie mais son apparence avait de quoi choquer les habitants d'Altoz. Ils se méfiaient sans doute d'elle. Peu importe, Voseth ferait tout en son pouvoir pour que Zelda reste même après avoir recouvert la mémoire.
- Je dois retourner travailler, éluda Zelda en détournant le regard.
- Je t'en prie, je ne voudrais pas te retenir...
Elle le salua brièvement puis trottina en direction du champ à cent mètres. Cet homme ne la mettait pas à l'aise. Il était gentil et bienveillant, mais il cachait certaines de ses intentions. Zelda en avait l'instinct. Quel âge avait-il, d'ailleurs ? Trente ans ? Cette notion d'année fit ralentir la jeune femme jusqu'à ce qu'elle s'arrête, les sourcils froncés. Elle savait qu'une année représentait trois cents soixante-cinq jours environ, mais ici, comment s'écoulait le temps ? Qu'est-ce qui définissait une journée ? Elle avait bien compris que l'Éclosion avait lieu une fois par an et devait sans doute être l'un des seuls repères pour les habitants. Mais sans soleil ni lune... Dans son esprit, une image très floue apparue. Zelda y voyait une très vaste étendue verte, surmontée d'un bleu vif avec une tâche lumineuse en son centre. Quel était cet endroit ? Il semblait si différent d'ici... La blonde déplorait ce flou permanent. Par moments, elle avait des flashs rapides qui lui provoquaient un faible pincement au cœur. Sans parler de cette sensation d'avoir été accompagnée avant sa perte de mémoire. Il y avait bien quelqu'un avec elle ce jour-là. Alors où était passée cette personne ?
- Zelda, que fais-tu en plein milieu du chemin ? s'étonna Omi qui arrivait sur sa droite. Viens donc m'aider à déblayer le champ.
- Mais, avec Lasya, je...
- Peu importe, elle sait se débrouiller seule, la coupa la vieille femme en tournant les talons. Ce n'est pas aujourd'hui que cette enfant sera dépendante des autres.
L'étrangère se plia à sa demande, peu habituée à ce qu'on la traite ainsi. Du moins, cela restait de l'intuition... Elle aida Omi à retirer les racines sèches qui tombaient parfois de la voûte, ce qui pouvait parfois assommer un pauvre malheureux se trouvant dessous par inadvertance. Ces morceaux de bois appartenaient à des arbres morts, rongés par des parasites qui provoquaient la chute de racines quand celles-ci étaient trop érodées. Elles serviraient à alimenter le feu, ce qui leur permettrait de cuisiner et de se réchauffer si la température chutait trop. En temps habituel, elle ne variait pas beaucoup : l'air demeurait plutôt frais mais cela ne gênait pas les occupants des souterrains.
- Bien, souffla Omi qui se redressa en grimaçant une fois leur tâche terminée. Nous allons pouvoir planter des pommes de terre ici. Zelda, j'aurais besoin que tu ailles voir Zeya... Demande-lui trois blocs de gemme nox. S'il refuse, dis-lui que tu viens de ma part.
- À quoi serviront-ils ? s'y intéressa la jeune femme en époussetant son pantalon.
La villageoise âgée reprenait son souffle, les mains sur son bas-dos endolori. Elle dévisagea un instant son hôte sur le côté puis ferma les yeux avec fatigue.
- Voyons, tu sais bien qu'il faut de la lumière pour que les légumes poussent. Il n'y a que les gemmes nox ici pour en produire un peu. Sans ces pierres, nous ne serions plus de ce monde depuis longtemps.
- Je vois...
Sans plus attendre, la blonde s'éloigna de nouveau pour se diriger vers la place centrale d'Altoz. Là-bas, un groupe de femmes tissait des paniers pour transporter des vivres ou bien de plus petits objets. Un peu plus loin, un couple moulait des graines de céréales dans pot lourd et profond afin de les transformer en farine. Lasya avait expliqué que le village vivait en permanence, c'est-à-dire qu'il y avait de l'activité tout le temps. En effet, sans soleil et lune pour définir une journée, les habitants se couchaient quand ils en sentaient le besoin. De ce fait, ils ne vivaient pas tous au même moment. Ce quotidien des plus étonnants avait de quoi perturber ceux qui occupaient la surface. S'adapter à un tel train de vie, voilà une nouvelle difficulté à laquelle Zelda se confrontait. Elle dut questionner un enfant pour trouver Zeya. Il était l'unique tailleur de pierre de ces lieux, celui qui parcourait les souterrains afin de trouver les meilleures gemmes nox pour son village. Il les sculptait de diverses manières, selon les besoins de chacun.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années hyliennes, aux longs cheveux dépigmentés et aux yeux foncés. Son visage marqué par les cernes et creusé par la fatigue lui donnait un air peu chaleureux, presque désagréable. Ce fut la première impression que Zelda eut en le découvrant.
- Bonjour... commença-t-elle d'une voix nonchalante.
Zeya arqua un sourcil et lui adressa un regard inquisiteur, comme s'il était de mauvaise humeur.
- Qu'est-ce que ce mot infernal ? maugréa-t-il avec désinvolture. Ici, on dit « salutations » quand on se présente. Personne ne t'a appris les bonnes manières ?
La blonde se crispa, confuse d'avoir mal agi, et se prit les mains pour témoigner de sa gêne.
- Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser... Je venais seulement au nom d'Omi. Ma grand-mère a besoin de trois gemmes nox pour les futurs plants de pommes de terre.
- Ta grand-mère, rien que ça, murmura-t-il tout bas en roulant des yeux. Bon, j'vais voir ce que je peux faire pour toi. Et évite de vouvoyer les gens. Il n'y a que le Guide qui a le droit de l'être.
Zelda ne vouvoyait pas sciemment les autres, c'était juste naturel pour elle. Mais elle notait cette information dans un coin de son esprit pour ne pas l'oublier. À Altoz, on se parlait avec familiarité, cela ne choquait personne. Le tailleur de pierre quitta sa précédente place et vint placer trois blocs de gemme nox dans une petite charrette tirée par un buffle nain. C'était une espèce commune des souterrains. Hélas, ces animaux avaient perdu la vue au fil des siècles jusqu'à devenir aveugle de naissance.
- Va, et ramène-moi ma charrette quand tu auras donné à Omi ce qu'elle veut.
- Merci !
Elle prit le bovidé par la bride puis le tira pour le faire avancer. Les mécanismes de la petite charrette crissaient à cause de son mauvais entretien. L'une des deux roues menaçait de se détacher et de renverser la marchandise par conséquent. Quelle étrange vie... Zelda se demanda si tout le monde vivait ainsi. D'autant plus qu'elle avait l'intime conviction que sa place ne se trouvait pas ici. Elle espérait que sa mémoire cesserait de lui faire défaut dans les plus brefs délais...
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