Chapitre VI- Effraction

-Tu vas bien ?

Quatre secondes pour mourir.

-Helena ? Qu'est-ce qui t'arrives ?

Elle avait compté.

-Tu m'entends ?

Quatre secondes avant de s'écraser contre la fureur glaciale de l'océan.

-Helena !

Les voix lui paraissaient étouffées. Elle se savait éveillée mais était incapable du moindre mouvement. Le bras de son frère toujours exagérément serré autour d'elle la fit suffoquer. Soudain, l'air devint rare et ses poumons semblèrent se resserrer jusqu'à l'asphyxie.

C'était comme si le simple fait de revenir ici la faisait mourir une nouvelle fois. Comme si l'eau emplissait encore et encore ses poumons en manque d'air. Son corps devenait de plus en plus froid, sa peau de plus en plus bleue.

L'air, de plus en plus rare, écrasait ses voies respiratoires. Un étau de douleur enfermait son corps. Son dos brûlait, comme collé à une plaque de métal chauffé à blanc et...

-Helena ! Regarde-moi !

Enfin, elle sortit. Brusque retour à la réalité, les lumières lui parurent trop vives et les sons trop forts.

Ses yeux s'ouvrirent et rencontrèrent instantanément ceux de Jessy. Il la regardait, visiblement paniqué par sa soudaine attaque. Elle était allongée dans ses bras, par terre, les membres encore tremblants.

-Qu'est-ce qui s'est passé ?

Les dernières secondes se trouvaient dans un brouillard épais qu'elle ne se sentait pas la force de percer.

-Je ne sais pas... Tu allais tomber de la falaise, je t'ai rattrapée et puis... tu as commencé à trembler et...

La peur dans sa voix brisa le cœur de sa grande sœur. Elle saisit vivement sa main et la serra dans la sienne, tentant de le rassurer.

-Je vais bien.

Il était évident que ce n'était pas le cas, et Jessy ne se priva pas de le lui faire remarquer :

-Non tu ne vas pas bien, Helena ! Tu viens de t'évanouir, tu m'as poursuivi jusqu'ici et maintenant je ne sais plus quoi faire...

Soudain, le petit garçon de quatorze ans refit surface et Helena se rendit compte qu'il n'avait jamais vraiment disparu. Elle n'était pas la seule à avoir vu sa vie se décomposer quand leur mère était morte. Jessy avait lui aussi subit la perte et le deuil.

En deux ans, les deux adolescents avaient subi plus de douleur que la plupart des gens dans toute une vie. De la mort de leur mère jusqu'à la Marque de Jessy et, bientôt, le suicide de leur père, ils avaient peu à peu construit un bouclier autour de leurs sentiments, mais à chaque fois, les coups étaient de plus en plus violents et bientôt, il ne resterait plus rien.

Encore tremblante, elle se releva et fit face au regard à la fois furieux et paniqué de son frère.

-Désolée je... Je suis venue pour te ramener et...

-Tu n'aurais pas dû.

Sa voix, tranchante comme une lame de rasoir fit sursauter Helena. Elle était perdue, affaiblie et il était clair qu'elle avait perdu tout contrôle de la situation. Elle ne comprenait pas pourquoi Jessy était si réticent à l'idée de rentrer avec elle. La veille, elle s'était laissé dominer par la peur en le laissant partir et elle avait parcouru tout ce chemin, elle était revenue ici, pour le retrouver.

Elle voulut lui dire tout ceci mais avant même qu'elle ouvre la bouche ce fût Jessy qui parla :

-Je vais y aller, Helena, et rien de ce que tu vas dire ne va y changer quoi que ce soit.

Il parlait calmement mais il était clair qu'il ne tarderait pas à perdre le contrôle de ses émotions. Helena ne fit rien pour le calmer. Bien au contraire.

-Abandonner papa ? M'abandonner moi ? Donner ta vie à des gens qui ont volé la tienne ? C'est vraiment ce que tu veux faire ?

Malgré sa taille, Helena avait ce je-ne-sais-quoi qui la rendait imposante lorsqu'elle s'énervait. A cet instant, même avec ses vingt centimètres en plus, Jessy se sentit impuissant. Face à la colère de sa sœur, il était l'équivalent d'une fourmi. Elle ne comprenait pas son choix et ne voulait pas le faire. Sa peur et sa colère la faisaient paraître immense. Et effrayante.

-Seize ans, Jessy ! Tu as seize ans ! Et tu veux partir là-bas ? Tu veux vraiment te soumettre à ces... créatures ? Abandonner tout ce pourquoi tu t'es battu jusqu'ici et...

Finalement, il perdit le contrôle. Et de nouveau, il la surpassa, en taille, en puissance et en rage.

-Pourquoi est-ce que je me suis battu jusqu'ici, Helena ? Dis-le-moi, parce que je suis incapable de me rappeler d'un seul jour pendant les deux dernières années où j'ai eu un but ! Papa est devenu alcoolique, toi, tu es devenu un fantôme et moi ? Es-ce que tu t'es sérieusement demandé ce que je voulais ? As-tu, ne serait-ce qu'une seule fois tenté de me comprendre ?

Chaque mot avait été dit plus fort que le précédent et, bientôt, le jeune homme était en train d'hurler.

-Tu n'es pas juste envers moi, Jessy ! Essaye de te souvenir d'une seule fois où papa a signé des papiers pour toi, parce que moi, je n'y arrive pas. Te rappelles-tu d'une journée où je n'ai pas fait à manger pour vous deux ? J'en doute. Tu n'as absolument pas le droit de me traiter ainsi pour la simple et bonne raison que c'est moi qui me suis occupé de toi et de papa pendant les deux dernières années ! C'est moi qui gérais les factures, moi qui payais les taxes et moi qui allait réclamer les pensions de papa ! C'est moi qui t'ai permis de continuer à vivre dans la maison.

Elle ne criait pas, mais n'en était plus loin et, de nouveau, Jessy fût frappé par sa puissance.

Ils étaient en train de mener un combat vain : chacun avait des arguments et tous deux récupéraient sans cesse leur position avant de la reperdre au profit de l'autre.

-Peux-tu me dire qui a passé son temps à se préoccuper pour toi pendant deux ans ? Pas maman et sûrement pas papa ! Parce que c'était moi !

Le dernier mot, crié, se répercuta à travers les parois rocheuses avant de se perdre lentement à travers la montagne.

Après ça, ils ne dirent plus rien. Se regardant droit dans les yeux, le frère et la sœur s'affrontaient, chacun tentant de faire valoir son récit plus que l'autre. Pendant des secondes qui leur parurent durer à l'infini, ils se regardèrent. Yeux bleus dans yeux verts. Regard de saphir contre émeraude. Ciel contre eau.

Finalement, ce fût Jessy qui baissa les yeux, vaincu. Sa colère était justifiée mais pas autant que celle de sa sœur. Il faisait preuve d'égoïsme en disant qu'elle ne se préoccupait pas de lui.

Helena ne tira aucune satisfaction de sa victoire, au contraire. Les accusations de son petit frère l'avaient profondément blessée, même si elle s'était débrouillé pour ne rien laissé paraître. Comme d'habitude.

En serrant les poings elle se rendit compte que la chevalière que lui avait confiée son père était toujours à son doigt. Sans un mot elle se la retira et la tendit rageusement à Jessy. Celui-ci, surprit, la saisit et l'observa pendant quelques secondes avant de se rappeler de ce dont il s'agissait.

Bouche bée devant le cadeau de son père, le silence retomba sur la scène au bout de quelques secondes. Helena ne dit rien, intriguée par la réaction de son frère. Elle se doutait que le bijou était une sorte d'héritage familial, mais, n'en ayant jamais entendu parler, elle n'avait absolument aucune idée de ce dont il s'agissait réellement.

Finalement, il fût capable d'émettre un son :

-Tu es sûre qu'il me la lègue ?

Surprise par la question, elle se contenta d'hocher la tête, les interrogations se multipliant dans sa tête. Elle laissa passer quelques secondes avant de se rendre compte que Jessy ne lui expliquerait rien. Aussi, elle posa les questions elle-même :

-Pourquoi ? Qu'est-ce que c'est, cette bague ?

Jessy leva la tête, surpris, comme s'il avait complètement oublié la présence de sa sœur juste en face de lui.

-Papa m'en avait parlé une fois. Il disait que c'était dans la famille depuis des siècles et qu'il me la donnerait un jour mais, je ne pensais pas que ce serait aujourd'hui...

-Il pensait ne jamais te revoir, je te rappelle, vu que, tu as visiblement décidé de partir.

Il aurait voulu ajouter quelque chose pour faire comprendre à sa sœur qu'il voulait simplement rester en vie mais se rendit compte assez vite que, en effet, il ne reverrait plus jamais son père s'il partait.

Jessy releva la tête et se mit l'anneau au doigt.

-Cette bague, Helena, c'est le sceau de l'élite.

Les mots passaient à travers sa conscience sans prendre le temps de s'arrêter. A chaque fois qu'un son sortait de la bouche de son frère, la jeune fille ne l'entendait pas. Toute cette situation lui paraissait trop incroyable pour être réelle et son cerveau lâchait peu à peu. Voyant qu'elle ne comprenait pas, il expliqua mieux :

-Certaines personnes en savent plus sur les anges que ce qu'ils affirment. Parmi les jeunes appelés tous les jours, certains sont destinés à faire partie d'un groupe d'élite. On les appelle les Anges Noirs. Si cette chevalière appartient vraiment à notre famille, ça veut dire que je vais certainement en devenir un !

Plus il parlait et plus l'enthousiasme le gagnait, comme si l'idée de partir venait de lui et pas d'une créature étrange. Comme s'il avait attendu toute sa vie pour être Marqué. La voix tremblante, Helena lui posa la question, effrayée de la réponse qu'elle risquait d'avoir :

-Tu savais que tu serais choisi ? Tu savais que tu allais partir pendant tout ce temps ? C'est papa qui te l'a dit ?

Voyant que son enthousiasme était mal placé, Jessy tenta de se reconstruire un masque d'indifférence.

-Oui... Il m'avait raconté que plusieurs fois déjà des hommes de la famille avaient été choisis et que...

-Et ça ne t'a jamais dérangé ? Tu t'es toujours dis que tu donnerais ta vie à ces gens sans remords ?

-Je n'étais pas sûr d'être choisi mais disons que lorsque la Marque est apparue, je n'étais pas vraiment surpris.

Le dégoût commençait à remplir chaque parcelle du corps de la jeune fille. Il le savait. Il en avait envie. Il voulait l'abandonner.

Incapable de soutenir son regard, elle baissa les yeux et tenta de ne pas vomir sur ses chaussures. Prenant son malaise pour de la gêne ou de l'incompréhension, il continuait de lui raconter tout ce qu'il savait sur ces fameux Anges Noirs :

-Ils nous sélectionnent avec des critères qui nous sont inconnus et tous les jeunes qui sont choisis sont entraînés à l'art de la magie, du combat et du vol. Tu imagines, Helena ? Je vais voler ! Tu ne trouves pas ça incroyable ?

Elle releva subitement la tête, de plus en plus choquée par les paroles de son frère.

-Incroyable ? Tu penses vraiment que choisir des humains comme s'il s'agissait de jouets jetables est incroyable ? Tu trouves qu'enseigner le combat à des gens qui n'y sont absolument pas préparés est incroyable ? Que mutiler leurs corps pour y faire rentrer des ailes est incroyable ?

Encore une fois, elle avait commencé à crier. Son indignation dépassait des limites qu'elle ne se connaissait pas. Elle avait envie d'hurler, de s'exprimer. Envie d'exploser.

Sauf que Jessy n'était pas son frère pour rien et que, lui aussi, il sentit que sa colère recommençait à bouillir.

-C'est mon choix, Helena ! J'ai envie d'y aller, j'en ai le droit et l'obligation ! s'exclama-t-il en soulevant son poignet, là où la Marque, indélébile, se trouvait toujours.

Si elle n'avait pas regardé droit dans les yeux de son frère, Helena aurait probablement commencé à hurler, à frapper. A exploser. Mais elle regarda droit dans les iris bleus de son petit frère. Et c'est alors qu'elle la vit. Cette envie de partir loin. De fuir cette vie qui ne lui avait rien donné. D'accomplir ce qu'il appelait son destin, l'accomplissement de sa vie.

Et elle comprit. Soudain, elle comprit tout. Pourquoi il voulait y aller, pourquoi il la regardait avec cette expression désolée. Tout.

Elle était vaincue. Mais pas désarmée.

-D'accord. Vas-y. Fuis, je te comprends.

Et c'était vrai. Combien de fois n'avait-elle pas rêvé d'une autre vie, d'un autre endroit, d'une échappatoire.

Jessy, bouche bée, la regardait. Comment était-elle passée de cet état d'indignation à cette résolution ? Il ne le savait pas, et ne le saurait probablement jamais, mais il n'en avait pas envie. Tout ce qui importait, c'est qu'elle était d'accord, elle acceptait son départ.

-Mais je viens avec toi.

-Quoi ?

Il était tellement sidéré qu'il ne tenta même pas de trouver une meilleure réponse. Avait-il bien entendu ?

-Je viens avec toi. Je suis venue pour une raison, Jessy : je suis venue pour ne pas te perdre. Mais je me rends compte que je ne peux pas t'obliger à retourner à la maison alors, je viens avec toi. Peu importe où ça va nous mener.

Il était exténué, s'était disputer avec sa sœur plus de fois dans la dernière heure que dans les seize dernières années et elle continuait de mettre ses nerfs à épreuve. Il donna son dernier argument valable mais il avait l'impression que sa sœur trouverait un moyen de le dépasser sans grande difficulté. Et il avait raison :

-Il faut être Marqué pour entrer, c'est ce que m'a dit papa et...

-D'accord.

Elle l'avait dit sans y penser, comme si elle savait depuis le début que sa cicatrice était en réalité une Marque. Comme si son subconscient avait assumé cette possibilité depuis déjà longtemps.

Jessy plissa les yeux :

-Comment comptes-tu entrer ?

Elle ne voulait pas qu'il sache. Elle ne voulait pas qu'il soit au courant pour sa cicatrice. Elle ne supporterait pas le regard rempli de pitié qu'il ne manquerait pas de lui accorder ni les commentaires désolés. Aussi ne dit-elle rien de ses tentatives ni de sa brève période d'alcoolisme. Elle ne dit rien de tout ça. Elle se contenta de laisser un sourire triste apparaître sur ses lèvres et dit :

-Fais-moi confiance, Jessy. Je vais rentrer sans cette stupide Marque.

Ils étaient aussi fatigué l'un que l'autre aussi Jessy ne dit rien. Mais il ne manquerait pas de l'interroger sur le sujet si elle arrivait vraiment à rentrer dans cet endroit.

Trop fatigués pour parler, ils commencèrent à regarder autour d'eux pour trouver quelque chose qui ressemble vaguement à une entrée.

Du moins, c'est ce que faisait Jessy. Helena, elle, ne pouvait détourner ses yeux de l'endroit où elle était morte la dernière fois. Chacune de ses tentatives lui avait arraché une part d'elle-même et elle avait l'impression que si elle fixait la falaise suffisamment longtemps peut-être pourrait-elle s'y revoir en train de tomber. En train de mourir. Alors qu'elle revivait la dernière minute d'une partie de sa vie, elle enterrait encore un peu plus son secret. Sa cicatrice resterait invisible le plus longtemps possible.

-Helena ! Viens ! J'ai trouvé !

Elle se précipita vers l'endroit où se tenait Jessy et aperçut à ce moment-là une ouverture dans une paroi rocheuse, juste assez large pour laisser passer une personne de taille normale de profil.

-C'est l'entrée ?

La voix de la jeune fille était devenue tremblante, tout à coup.

-Oui, j'en suis sûr.

Elle ne remit pas l'instinct de Jessy en cause et se glissa dans la fente. Lui eu plus de mal à entrer mais finit pas y parvenir. Dans un silence que seul rompaient leurs respirations, ils s'enfoncèrent de plus en plus dans le tunnel, qui ne tarda pas à s'élargir, leur permettant de marcher droit.

Au bout de quelques minutes, ils finirent par arriver dans une espèce de salle ronde taillée dans la pierre à peine éclairée par le peu de lumière qui filtrait à travers un trou dans le plafond.

Main dans la main, ils cherchèrent un nouveau couloir mais il semblait que la grotte était un cul-de-sac.

Helena s'apprêtait à charrier Jessy sur son sens de l'orientation lorsque des visages apparurent soudain, comme sortant de nulle part, flottant dans la lumière blafarde.

Les visages avancèrent plus jusqu'à révéler des corps puis des membres. Ils tenaient tous des armes, que ce soit des poignards, des lances ou des épées. Des gardes.

L'un d'eux remarqua tout de suite la Marque de Jessy et le saisit pas l'épaule avant que les deux adolescents aient pu se rendre compte de ce qui se passait.

-Jessy !

Helena tenta de le retenir, mais la force du garde surpassait de loin la sienne et, bientôt, le visage de Jessy avait disparu dans l'obscurité.

Un deuxième garde la saisit par le bras, pendant qu'il parlait aux autres :

-C'est une femme ! Impossible qu'elle soit marquée ! s'exclama-t-il.

Il commença à la tirer dans la direction opposée à celle empruntée par Jessy lorsqu'elle se mit à crier.

-Non ! Lâchez-moi ! Jessy !

Mais les gardes paraissaient avoir l'habitude de ce genre de scène parce qu'aucun d'entre eux ne prêta un semblant d'attention à la jeune fille.

Elle se débattait mais l'homme ne paraissait même pas le sentir. Il la tira plus contre lui dans l'attente d'ordres.

Elle voulût dire qu'elle était Marquée et qu'elle avait le droit d'entrer, toute envie de garder le secret envolée, mais elle entendit un cri qui lui coupa les cordes vocales. Jessy.

Elle réussit enfin à se débarrasser de la poigne du garde et commença à courir vers son frère.

Alors ce fût le chaos.


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