8. Invitation (1/4)

Après une longue hésitation, Ben décida d'inviter Léna à une soirée à laquelle il se rendait le soir même. Il doutait de son intérêt pour ce genre de fête où l'alcool coulait à flots et la musique braillait dans les enceintes, mais c'était la seule occasion de la voir cette semaine. Il avait manqué tous leurs rendez-vous au Petit Dupleix, trop occupé en studio avec Noé. À sa plus grande surprise, et ce, malgré ses avertissements, Léna accepta volontiers. Elle avait passé ses journées et ses nuits à travailler et ranger son appartement — pourtant parfaitement ordonné en toute circonstance — pour l'arrivée de son père. La légèreté d'une soirée lui permettrait d'échapper à la monotonie de son quotidien quand Ben n'en faisait pas partie.

À vingt-deux heures, elle arriva dans un quartier du quinzième arrondissement qu'elle n'avait jamais fréquenté. Plus populaire que le sien, elle ne s'y serait jamais aventurée seule la nuit. Et pourtant, elle y était. Elle le regretta lorsqu'elle croisa un groupe d'hommes déjà éméché et changea aussitôt de trottoir. Une musique assourdissante retentissait d'un appartement à la fenêtre ouverte, accompagnée de nombreuses voix. 

Elle sonna trois fois avant qu'on ne daigne lui ouvrir. Mais à peine entrée, elle aurait préféré qu'on la laisse dehors. L'odeur nauséabonde de tabac froid, d'alcool, de sueur et de fumée lui brûla la gorge. Les gens criaient pour s'entendre, certains dansaient, d'autres buvaient et riaient. Elle grimaça en découvrant un couple dans la pénombre, quelques bruits de succion s'en échappaient. Elle continua à suivre l'inconnu qui lui avait ouvert, sans même lui demander qui elle était, et arriva dans ce qui devait être un salon avant que tous les meubles ne soient poussés contre les murs et couverts de draps. 

Elle aperçut Ben et Ilyes sur le canapé, occupés à discuter avec d'autres inconnus. Lorsque son meilleur ami la vit, il bondit du sofa pour la rejoindre et posa un bras sur ses épaules, le sourire aux lèvres. Deux paires d'yeux se posèrent sur elle et semblèrent s'étonner de leur proximité.

— Les gars, je vous présente Léna, plastronna-t-il.

La nouvelle venue adressa un signe de main timide aux deux hommes, visiblement déjà ivres. Ben l'était aussi, à en juger par le léger vacillement de son corps lourd contre le sien.

— C'est la sœur de Sostav, enfin Jules.

Ils la saluèrent chaleureusement, non sans lui adresser une moue triste. Ils avaient appris le décès du musicien quelques jours plus tôt et s'en étaient émus bien plus qu'ils ne l'auraient pensé.

— Noé et Gabriel, je t'ai déjà parlé d'eux, précisa Ben, en pointant tour à tour ses deux amis et collègues pour que Léna puisse les distinguer.

Le plus grand des deux planta son regard pâle dans les yeux perdus de Léna. Trop d'informations d'un coup, trop de bruit, trop d'agitation, elle ne parvenait pas à apprécier ses premières minutes dans l'appartement. Gabriel tira une bouffée de tabac et recracha la fumée avant de boire une nouvelle gorgée de bière. Léna toussota. La cigarette avait toujours été bannie de son entourage, jugée trop dangereuse pour sa santé si fragile. Mais ici, cela semblait être monnaie courante que de se brûler les poumons avec ce poison. Sa gorge se serrait déjà. Elle ne tiendrait pas bien longtemps dans cette pièce enfumée. 

Elle préféra pourtant ne pas alarmer Ben pour le moment. En deux mois, elle avait appris à le connaître, elle savait qu'il s'en voudrait de l'avoir traînée là, de l'avoir mise en danger sans le vouloir. Elle attrapa alors le verre de jus de tomate qu'il lui tendit et se fraya un chemin entre les genoux des autres fêtards et la table basse pour s'installer dans le canapé, avec lui. La jeune femme scruta les lieux, dubitative. Une bonne vingtaine de personnes s'entassaient entre le salon et la cuisine, même dans le couloir. Les lumières tamisées conféraient une ambiance chaleureuse, ou plutôt étouffante à ses yeux. Léna eut l'impression de se retrouver dans l'une des boîtes de nuit miteuses du dixième arrondissement, dans lesquelles Jules passait ses week-ends, avant d'être trop affaibli pour sortir. Le genre d'endroit où elle avait toujours refusé de mettre les pieds.

— Où sommes-nous, exactement ? cria-t-elle.

Ben feignit ne rien avoir entendu, sachant pertinemment qu'elle s'offusquerait de la réponse, et reprit sa discussion avec Ilyes. Anis les rejoignit, il poussa son son frère pour claquer deux bises sur les joues encore fraîches de Léna et se laissa tomber sur le tapis poussiéreux. Adossé à la table en rotin, une bouteille de bière appuyée contre son torse, il interrogea son amie sur la raison de son absence, toute la semaine.

— J'ai eu beaucoup de travail. Mon père arrive dans deux jours, il faut que tout soit prêt.

— Je maintiens qu'il a l'air flippant, ton daron, ricana Ilyes.

Elle leur avait dressé le portrait d'un homme d'affaires russe, exigeant et sans pitié, du moins, jusqu'à son dernier appel, plus doux que d'ordinaire. Peut-être prenait-il enfin conscience de la rudesse avec laquelle il avait traité sa fille, mourante, durant des années ?

Tout en bavardant avec ses amis, Léna scruta ce qui l'entourait. La fumée qui envahissait l'espace l'empêcha de distinguer plus nettement la silhouette qui lui faisait face, à l'autre bout de la pièce, appuyé contre une fenêtre. Mais elle en était sûre, c'était ce regard invisible qui la transperçait depuis plusieurs minutes.

— Alors t'es la sœur de Sostav, enfin euh... Jules, c'est ça ? lui demanda Gabriel, penché vers elle pour couvrir la musique de sa voix profonde. Il était vraiment bon.

Léna sourit, gênée par ce compliment sorti de nulle part. Il arrivait trop tard. Son destinataire n'était plus là pour l'entendre, alors à quoi bon le dire ?

— Tu connais Matt depuis longtemps ? poursuivit-il.

— Matt ? Matthias ? répéta Léna. Je le connais à peine, c'est Ben qui m'a invitée. Je crois que c'est ton album qu'il m'a fait écouter, il y a quelques jours.

— Et t'as aimé ?

— Oui, c'était... Tu as du talent. Je dois t'avouer que je n'avais jamais écouté de rap, tu m'as donné envie de m'y mettre.

— Ouais, elle manque clairement de culture, rit Ben, en l'attirant brusquement vers lui. Elle écoute que du classique ou du jazz.

— Et alors ? s'indigna Léna. C'est très bien le...

Une vive douleur lui tordit la poitrine. Elle grimaça. Un invité avait poussé les basses, elles retentissaient jusque dans son cœur et l'entraînaient à toute vitesse dans une course folle. Elle ne tiendrait pas le rythme. Elle manquait d'endurance.

— Ça va pas ? s'inquiétèrent Ben et Gabriel.

Léna les rassura d'un mouvement de tête. Elle ne faiblirait pas devant eux. Elle se le refusait. Mais tout dans cet appartement participait à déclencher une sévère arythmie qui ne tarderait pas à la conduire à l'hôpital si elle ne parvenait pas à calmer son cœur. L'odeur, les vibrations, le bruit... il fallait qu'elle s'en isole. Léna expliqua à Ben qu'elle allait se rafraîchir et se faufila entre les gens. L'espace était si exigu qu'elle trébucha à plusieurs reprises sur leurs pieds et se rattrapa in extremis à une jeune femme ivre. Plus les minutes passaient, plus elle se demandait ce qu'elle faisait là. Elle contourna un groupe de fumeurs. Elle toussa brusquement et se précipita sur la première porte qu'elle trouva dans l'espoir d'y trouver un lieu plus paisible et respirable.

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