7. Oтец (2/3)

Le silence se prolongea une semaine. Léna commençait à désespérer, persuadée que Ben ne lui pardonnerait pas. Sur le point d'aller se coucher sans nouvelles, encore, Léna se précipita sur son portable vibrant, non sans grimacer de douleur. Les efforts trop soudains avaient toujours cet effet sur elle. Mais elle attendait tant cet appel de Ben.

- Je t'en prie, dis-moi que tu ne m'en veux plus, l'implora-t-elle, en décrochant.

- Mais enfin, de quoi me parles-tu ? demanda une voix rocailleuse, au fort accent russe.

- Oтец ? (se prononce "otièts" = père en russe)

La jeune femme se figea et regarda l'écran, comme pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas. Son père ne l'appelait que très rarement, préférant la neutralité des mails professionnels.

- Je dois rentrer à Paris quelques jours pour le procès, la prévint-il. Il faudra que tu me prépares une chambre, à moins que tu préfères que j'aille à l'hôtel. Mais j'aimerais venir à la maison.

La dernière fois qu'il avait foulé le sol parisien, il n'avait pas daigné lui rendre visite, bien qu'elle fût hospitalisée, et c'était à peine s'il avait pris le temps de se montrer à l'enterrement de Jules. Sergueï Brocovitch était un homme froid au regard glacial. Léna n'y avait jamais senti la moindre once d'affection en vingt-six ans, du moins pas à l'égard de ses enfants. Avec sa femme, en revanche, il témoignait d'un amour éperdu. Cette relation si passionnelle qui unissait ses parents avait toujours fasciné Léna. Les vraies histoires d'amour existaient, elle en avait eu la preuve sous les yeux durant toute son enfance. Depuis Samuel, elle avait du mal à y croire.

- Bien sûr, quand arrivez-vous ? bredouilla-t-elle, effarée qu'il veuille la voir entre deux rendez-vous d'affaires.

- La semaine prochaine, deux nuits. Je te préviendrai quand mon avion atterrira. Comment se passent les travaux sur l'avenue de Villiers ?

- L'immeuble est en piteux état, mais ils ont reçu les nouveaux plans. Ils vont pouvoir se remettre au travail.

- Je compte sur toi pour les suivre plus attentivement, cette fois-ci.

- Oui, отец.

Un silence lourd s'installa entre eux, si bien que Léna crut qu'il avait raccroché. Les sourcils froncés, elle regarda l'écran pour s'assurer qu'il était toujours en ligne. À New York, l'homme d'affaires russe se laissa tomber sur son fauteuil, un verre de vodka à la main. Il soupira. Il n'avait pas l'habitude de s'intéresser à sa fille, mais la question qui allait suivre lui brûlait les lèvres depuis des semaines, des années mêmes et les circonstances le poussèrent à la poser. Isabelle Brocovitch allait mal. La maladie la gagnait et lui rappelait que peut-être il ne lui resterait bientôt plus que sa fille, seuls vestiges de son amour pour cette femme qu'il aimait tant.

- Léna, Как вы (se prononce Kak vy = Comment vas-tu) ? l'interrogea-t-il, préférant recourir à sa langue natale, par manque d'assurance.

- Euh... je... je crois que je vais bien, balbutia-t-elle, surprise par cette question qu'il ne lui posait jamais. L'opération s'est bien passée. J'ai retrouvé une vie presque normale.

En réalité, une douleur lancinante s'installait parfois dans sa poitrine, mais elle ne tenait pas à faiblir devant son père. S'il se montrait austère depuis sa plus tendre enfance, Léna avait compris depuis longtemps que c'était un mécanisme défense maladroit de sa part. Sergueï souffrait de voir sa fille souffrir.

- Je suis content de l'apprendre. Prends bien soin de toi, малышка девочка (se prononce malichka debotchka = petite fille) . Je t'embrasse.

- Moi aussi, отец, souffla Léna, émue.

Encore sous le choc, la jeune Russe resta figée un moment dans le salon. Jamais elle n'avait connu son père si affectueux. L'interphone sortit brusquement Léna de sa stupeur. Elle sursauta et grimaça sous l'effet de la peur sur son cœur. Elle n'attendait pourtant personne. Qui pouvait bien la déranger à cette heure-ci ?

Dans la pénombre, elle ne put distinguer le visage de son interlocuteur à travers la caméra du vidéophone. De larges épaules, sculptées par des heures de musculation, une barbe épaisse, des cheveux frisottants et un style très urbain, tous ces détails ne la trompèrent pas plus longtemps. Ben s'impatientait sur le pas de la porte. Depuis des jours, il hésitait à se rendre dans le septième arrondissement ou bien à appeler. Il se ravisait toujours. Pas ce soir-là. Il sortait à peine du studio où il enregistrait le nouvel album de Noé, son ami d'enfance, ses pas l'avaient guidé là. Les yeux rivés sur ses Stan Smith, il les releva vers la caméra à l'instant où la porte s'ouvrit. Il ne put retenir un sourire à l'intention de Léna, de l'autre côté de l'écran, et se précipita dans les escaliers.

- J'ai cru que tu ne me laisserais jamais entrer, souffla-t-il, lorsqu'il se retrouva enfin face à la jolie blonde. Tu m'as manqué.

Ben n'attendit pas une seconde de plus et la serra dans ses bras. Il n'aurait su dire pourquoi il s'était attaché à elle si rapidement, mais ces deux semaines loin de Léna avaient été bien longues. Le jeune homme ne parvenait plus à envisager sa vie sans elle. Amie ou amante, peu importait. Il se plierait à sa volonté pour ne jamais la perdre. Affalés dans le canapé, les deux amis rattrapaient le temps perdu depuis déjà trois heures. Ils retrouvèrent leur proximité habituelle, la douceur d'une étreinte amicale, les gestes maladroits et nonchalants, innocents. Ils gardaient pourtant à l'esprit l'incident du baiser et s'en sentaient parfois gênés, mais la volonté de préserver leur amitié dominait. Ils ne changeraient rien à ce qu'ils avaient connu. Pas pour un acte aussi anodin qu'un baiser.

- Bon, je vais y aller, bâilla Ben. Je suis mort et je n'ai pas envie de rentrer à pied parce qu'il y a plus de métros.

- Resto demain ? lui proposa Léna. Je t'en dois un.

- Ça me va. J'en connais un génial près de chez moi. Ça te dérange pas de venir ?

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