7. Jules (3/3)

Le lendemain, la jeune femme ne tenait plus en place. Ce rendez-vous signait le retour de leur amitié, elle en était certaine. Alors depuis que son réveil avait retenti, elle errait dans l'appartement, incapable de se concentrer sur son travail.

Après des heures d'attente interminable, elle put enfin rejoindre Ben devant le restaurant qu'il lui avait indiqué. En apparence, il n'avait rien d'exceptionnel. La devanture était d'une banalité affligeante, le nom et la décoration intérieure aussi. Léna grimaça. Peu habituée à fréquenter ce type d'établissement — elle préférait de loin goûter les plats de chefs étoilés — elle douta du choix de son ami. Ben avait pourtant insisté pour qu'elle le retrouve là. Seulement, elle était arrivée depuis dix bonnes minutes et le grand brun n'apparaissait toujours pas.

Plongée dans la lecture du menu d'une simplicité folle, Léna marmonnait quelques mots incompréhensibles, tantôt en français, tantôt en russe ou en anglais, quand elle sentit une présence dans son dos.

— Désolé, j'ai pas vu l'heure, haleta Ben.

Il claqua deux bises sur ses joues et fronça les sourcils devant son air espiègle.

— Quoi ? grogna-t-il.

— Tu dormais ? pouffa-t-elle de rire. Tu as la trace de l'oreiller, juste là.

Léna effleura sa pommette du bout des doigts. Il frémit et emprisonna son poignet dans sa main, pour la repousser. Il ne serait pas capable de se résigner à l'amitié si elle avait ce genre de geste tendre à son égard.

— Je me suis couché tard, grommela-t-il. J'ai mixé toute la nuit, j'ai pas vu le temps passer. On y va ? J'ai trop faim.

— Tu es sûr que tu veux manger là ? tenta-t-elle. Il y a un restaurant gastrono...

— Je t'ai dit que j'avais faim, tu comptes me tuer ou quoi ? Il y a jamais rien dans les assiettes de ces trucs. C'est très bien ici, t'inquiète pas, tu risques pas l'empoisonnement, la taquina-t-il, lorsqu'il croisa son regard dubitatif.

Léna se renfrogna, mais le suivit tout de même à l'intérieur de la minuscule pièce, qui ne pouvait accueillir qu'une dizaine de personnes. De simples dessus de tables en papier protégeaient le bois au vernis écaillé. Les couverts en inox auraient pu servir dans une cantine scolaire. L'un des verres était blanchi par le calcaire. Quelques vieilles affiches de film décoraient les murs jaunis par le temps. Le contraste n'en fut que plus saisissant. Une divine odeur, mélange d'épices et d'aromates de toutes sortes, la rassura. Elle se laissa tenter lorsqu'une serveuse, portant un plateau à une table voisine, passa devant eux. Le cuisinier maîtrisait son art. Léna en fut convaincue à l'arrivée de leurs plats. Les assiettes copieuses étaient dressées avec goût et rappelaient même le travail des chefs étoilés. Léna planta sa fourchette dans un quartier d'orange, puis dans un morceau tendre et rosé de canard, sous l'œil impatient de Ben qui attendait son avis.

— Oh, mon dieu ! C'est délicieux ! s'émerveilla-t-elle.

— Tu vois ? Je te l'avais dit !

La jeune femme lui adressa un regard rieur. La discussion reprit de plus belle. Leurs rires se mêlaient aux exclamations, aux confessions et aux sujets plus sérieux. De la politique à la musique, en passant par le dernier film qu'ils avaient vu, ils ne s'arrêtaient plus. Ben lui raconta son enfance, dans le Sud français, Léna, la sienne, entre Paris et les nombreuses métropoles mondiales. Leurs vies différaient tant qu'on aurait pu se demander ce qui les poussait à si bien s'entendre, mais peut-être était-ce contraste qui participait à l'équilibre parfait de leur amitié.

— Tu penses engloutir tout ça ? s'inquiéta-t-elle en voyant l'énorme dessert qui trônait devant lui.

— Si la question est « est-ce que tu peux m'en donner un peu », tu peux toujours rêver, rétorqua Ben. T'avais qu'à en prendre un.

— Tu fais de l'ombre à Gargantua, rit-elle.

— Qu'est-ce que tu crois, faut bien nourrir ce corps de rêve ! se vanta Ben, déclenchant l'hilarité de son amie.

Léna profita de l'occasion pour tendre sa carte bleue au serveur. Ben était trop occupé à bâfrer comme un ogre pour réagir. Il lâcha aussitôt sa cuillère pour s'en emparer. Il refusa qu'elle l'invite, piqué dans son orgueil d'homme. Léna réglait déjà une grande partie de leurs consommations au Petit Dupleix, contre leur gré, il était hors de question qu'il se laisse avoir cette fois encore.

— Ben, je t'avais dit que je payais, râla Léna.

— Mais je peux le faire, c'est pas un problème, se braqua-t-il.

— C'était le deal.

— Nan, le deal, c'était que tu m'invitais si je retrouvais ton foutu papier. C'est toi qui as mis la main dessus, donc tu ne m'invites pas. Point final.

— Ne l'écoutez pas, monsieur, je vais régler, clama-t-elle, en lui arrachant sa carte des mains.

— On le fait à chifoumi.

Léna haussa un sourcil. Le serveur aussi. Un féroce duel en trois manches les opposa, arbitré par le serveur, amusé. Léna remporta chaque round. Victorieuse, elle passa sa carte dans la machine, remercia le serveur et suivit Ben à l'extérieur. Frustré, il n'avait même pas pris le temps de finir son dessert. Adossé à la devanture, une cigarette entre les mains, le jeune homme bougonnait.

— La prochaine fois, promis, tu paieras, lui assura-t-elle avec une tape sur l'épaule.

— Hmm... Si tu l'dis. Tu fais quelque chose cet aprem ou tu peux passer chez moi ? J'ai trouvé un truc dans mon ordi en bossant hier, il faut que tu l'écoutes. Absolument.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Tu verras, répondit-il, d'un air mystérieux.

Les deux amis se mirent en route et arrivèrent bientôt devant un portail en fer forgé bleu, décoré de feuilles de chêne et deux écureuils. Toutes les façades de la ruelle étaient identiques : un crépi blanc crème, des volets bleu-pastel et des portes rouge bordeaux. L'impasse rappelait l'ambiance marine de l'île de Ré, ou d'une île grecque.

— Tu habites ici ? s'étonna-t-elle. C'est mignon, mais ça ne te ressemble pas du tout.

— Si ça peut te rassurer, quand j'ai emménagé y avait pas tous ces trucs de maison de Barbie, râla-t-il. Ils ont fait les travaux y a pas longtemps. Maintenant j'ai l'impression de vivre chez La Belle aux bois dormant.

Léna pouffa de rire et lui emboîta le pas. Ils entrèrent dans un immeuble, au fond de l'impasse et arrivèrent enfin dans l'appartement du jeune homme. Il n'était pas bien grand, seulement deux minuscules pièces, mais c'était bien assez pour lui. Il ne pouvait, de toute façon, pas s'offrir beaucoup plus, avec son salaire d'ingénieur du son, même si Gabriel et Noé — les rappeurs et amis avec lesquels il travaillait depuis des années — le rémunéraient plutôt bien.

— Vas-y, installe-toi.

La petite blonde prit place dans un fauteuil usé, face à un canapé dans le même état. Quelques bouteilles de bière vides et un cendrier traînaient sur la table basse et dégageaient une odeur désagréable d'alcool et de tabac froid. Trois tableaux décoraient le mur à la peinture écaillée. Trois disques d'or pour des albums sur lesquels il avait coopéré. Une pile de vinyles s'entassait sur une commode, près d'une platine rétro. Ben les ramassa son bazar et se campa devant l'imposante bibliothèque qui faisait toute sa fierté. Remplie de livres et de disques de toute sorte, elle débordait.

— Tu les as tous lus ? lui demanda Léna, admirative.

Elle rêvait de se plonger dans des dizaines de romans, mais sa lecture du soir consistait toujours en un contrat ou un plan de business.

— Nan, seulement la première étagère. Faudrait que je prenne du temps pour le reste, mais si je suis pas au studio, je suis avec toi ou d'autres potes donc...

— Et les disques ? s'enquit-elle.

— Ça, par contre, je les ai tous écoutés. La plupart appartenaient à mon père. Lui, c'était son préféré, lui indiqua-t-il en pointant un vieux trente-trois tours de jazz. D'ailleurs, en parlant de disques...

Ben attrapa son ordinateur, posé sur la dernière étagère de la bibliothèque et se jeta sur son sofa. Les yeux plissés sur son écran, il chercha le dossier qu'il avait redécouvert la veille, enfoui dans son disque dur. Léna n'en reviendrait pas, il en était sûr. Lorsqu'il recherchait une piste enregistrée par Noé, ce morceau s'était joué. Immédiatement, Ben l'avait reconnu. Les partitions entassées chez Léna en étaient la traduction. Persuadé que la jeune femme ne se doutait absolument pas qu'il était en possession de cet enregistrement, il voulait le lui faire écouter.

— T'es prête ?

Léna hocha la tête. Un air de piano, lent et mélancolique, s'éleva des enceintes. La jeune femme ferma les yeux, se laissa bercer par cette mélodie qu'elle connaissait si bien, pour l'avoir entendue durant des mois, quand Jules la composait. La gorge nouée, elle sourit et essuya les larmes qui perlaient sur ses joues.

— Comment tu l'as eue ? l'interrogea-t-elle d'une toute petite voix.

— Il y a quelques années, on cherchait de nouvelles instru pour l'album de Gaby. On est tombé sur le book d'un mec et on a adoré. On a beaucoup bossé avec lui après. Il se faisait appeler Sostav. On communiquait seulement par mail ou téléphone avec lui, mais...

— C'est Jules, couina Léna.

Ben hocha la tête. Ça expliquait pourquoi ce compositeur n'avait plus jamais donné de nouvelles depuis deux ans. Le jeune homme se leva et s'avança doucement vers la petite blonde, pelotonnée dans le fauteuil, les yeux brillants alors que la musique se jouait encore.

— Tu me laisses une petite place ?

Léna se décala, il s'installa auprès d'elle et passa un bras sur ses épaules. Elle tenta de sécher ses larmes, en vain. Jamais elle n'aurait imaginé entendre à nouveau les notes tristes et nostalgiques de Jules, la beauté de son art. Ben avait réussi l'impensable pour elle : il avait redonné vie à son frère, l'espace d'un morceau. Mieux, il l'avait rendu immortel.

— Il a laissé une belle trace dans la musique, lui murmura Ben.

— Merci, souffla Léna, reconnaissante. Il l'avait composée pour nous, quand on a appris qu'on était condamnés. Je ne savais pas qu'il l'avait enregistré.

Ben entremêla ses doigts aux siens et embrassa son front. L'espace d'un instant, il eut l'impression de revivre la soirée du baiser. Il fut même temps de goûter de nouveau à ses lèvres. Mais il n'en fit rien et se contenta de sa joue. Plus jamais il ne mettrait en péril leur amitié.

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