24. Culpabilité et égoïsme
Six heures trente. Matthias écrasa le réveil d'un coup de poing et grimaça quand il s'éclata sur le sol. Léna dormait encore. Comment était-ce possible ? L'alarme stridente lui avais immédiatement déclenché un profond mal de crâne. Un doute l'assaillit tout à coup. Et si...
Paniqué, le jeune homme se pencha doucement sur elle, retenant son souffle de crainte de ne pas sentir celui de sa copine. La joue collée sur son nez, il soupira de soulagement lorsqu'il sentit l'air chaud en sortir.
— Tu me chatouilles, marmonna Léna.
Elle le repoussa d'un coup de coude et dissimula sa tête sous la couette. Matthias put enfin respirer, rassuré. Depuis que Léna avait commencé son nouveau traitement, qu'on lui avait présenté comme risqué lors des premiers mois, le doctorant était sur ses gardes. À chaque fois que Léna ne lui répondait pas immédiatement, à chaque fois qu'il la quittait pour aller travailler, à chaque fois qu'elle sortait, il mourait de peur. S'éloigner d'elle était un véritable calvaire. Les pires scénarios se jouaient dans son esprit tourmenté toute la journée, il avait du mal à se concentrer sur ses étudiants et sur sa thèse, il courait dans le métro pour rentrer plus vite, il s'énervait sur le bouton de l'ascenseur et sur la serrure de la porte d'entrée et ne respirait à nouveau qu'en trouvant sa petite-amie pelotonnée dans le canapé, le sourire aux lèvres.
— J'ai pas envie d'y aller, soupira-t-il, comme tous les matins.
— Le devoir t'appelle. Maintenant, laisse-moi dormir.
— À quelle heure tu as rendez-vous pour ta prise de sang ? Je peux essayer de me libérer pour t'accompagner.
Léna rabaissa la couverture et lui sourit tendrement. Elle caressa sa joue du bout des doigts et l'embrassa. Depuis qu'elle avait commencé ce traitement expérimental, Matthias était au petit soin, peut-être même trop, mais elle devait bien avouer qu'elle aimait se faire ainsi dorloter. Pour une fois dans sa vie, elle n'était plus seule pour affronter la maladie. Ben avait eu raison de tout lui dire. Elle n'en aurait sûrement pas eu la force seule, par peur de le voir fuir, peut-être. Mais contrairement à son ex petit-ami, Matthias restait et l'aidait à affronter la fatigue et la douleur provoquée par les médicaments.
— Dix heures. Mais l'infirmière vient ici, alors ne t'inquiète pas, d'accord.
— Mais après ? La dernière fois, t'as mis deux jours à t'en remettre...
— C'était juste après la greffe, c'est normal. Ben doit passer, je ne serai pas toute seule.
Rassuré, le jeune homme put partir tranquille, quoique toujours un peu jaloux. Il dut se faire violence pour chasser cette idée de sa tête. Ben et Léna lui avaient prouvé plus d'une fois qu'il n'avait aucune raison de s'en faire.
Un livre sous le bras, Matthias trottina jusqu'au métro et s'appuya contre les portes à peine fermées derrière lui. Son directeur de thèse ne cessait de le harceler depuis un mois. Il devait rendre son manuscrit fin novembre et il lui manquait encore toute une partie. C'était mission impossible en trois semaines et il n'avait pas la tête à ça, mais il n'avait pas le choix s'il voulait conserver son poste d'enseignant. Alors il optimisait chaque seconde de sa vie, du saut du lit au coucher, se réservant tout de même quelques minutes de calme pour passer du temps avec Léna.
Depuis qu'elle avait été opérée, il sentait qu'elle s'affaiblissait. Il sentait en permanence une boule, de plus en plus imposante, au creux de son estomac. L'angoisse, la peur, la colère. Elle était censée aller mieux après cette greffe, pas revenir au point de départ.
Il réussit à lire encore quelques pages sur le chemin de l'université, mais dû se résigner à fermer son livre quand une pluie torrentielle s'abattit sur la ville. Trempé jusqu'aux os, il bouscula quelques étudiants pour gagner la salle des professeurs, mais manqua de faire demi-tour en voyant son directeur assis au fond, un café et un journal à la main. Accoudé à la photocopieuse, Matthias tenta de se faire discret et replongea dans sa lecture, mais c'était sans compter sur Emma, une autre doctorante avec laquelle il travaillait souvent. Cette dernière le salua, avec son éternelle délicatesse, par un coup de poing sur l'épaule.
— Non, mais t'es malade ! s'énerva-t-il.
— Non, juste contente de te voir, s'exclama-t-elle avec son enthousiasme habituel. Alors ? Comment va ta copine ?
— C'est pas la forme...
Matthias n'eut pas l'occasion de lui en dire plus, son directeur de thèse se rapprochait dangereusement d'eux. Le jeune homme attrapa alors les copies encore chaudes dans la machine et détala comme un lapin. Il n'arrêta sa course qu'une fois arrivé devant sa salle de cours, où l'attendaient déjà ses étudiants, toujours assidus pour les TD de Monsieur Desartes. Sans trop savoir comment, il avait réussi à captiver ces premières années qui, d'ordinaire, ne s'intéressaient pas vraiment au cours qu'il donnait.
— Bah alors, monsieur, vous faites un footing ? plaisanta un garçon qui se donnait des airs de bad boy.
— Dis, tu vois Monsieur Jacquet dans le couloir ? l'interrogea-t-il.
Le bad boy tourna la tête de gauche à droite, un sourcil haussé. Seulement, il pâlit en voyant l'homme arriver derrière Matthias, à bout de souffle. Il n'eut pas le temps de prévenir son professeur que ce dernier était déjà embarqué dans la salle de TD sans étudiants. Le ton monta très vite entre les deux hommes. Matthias tenta de se justifier, d'expliquer à son directeur sa situation compliquée, en vain. Il lui laissait une semaine pour lui rendre son premier jet. Sans quoi, il ferait tout pour l'empêcher d'obtenir son doctorat. Puis, sans plus de cérémonie, il quitta les lieux, laissant les étudiants entrer.
— Monsieur, ça va aller ? s'inquiéta une jeune fille, assise au premier rang.
— Euh... Ouais. Bon, on en était où ? demanda-t-il pour se redonner contenance. On était sur Amsterdam, non ? Ou New York ?
Matthias oublia vite son altercation avec Monsieur Jacquet et enchaina les cours toute la journée. Il ne prit que quelques minutes le midi pour appeler Léna et s'assurer que tout allait bien. La jeune femme le rassura rapidement, mais coupa court à la conversation, épuisée. Chaque prise de sang devenait une véritable épreuve pour elle. Comme si ces quelques millilitres de liquide en moins la vidaient de toute énergie.
— Alors ? Il t'a démonté ? demanda Emma en rejoignant Matthias devant l'université.
La doctorante avait proposé à son collègue de passer un peu de temps dans un bar de la rue Mouffetard où ils avaient l'habitude de se retrouver après les cours. Parfois, ils travaillaient chacun sur leur thèse, parfois leurs ordinateurs restaient éteints au profit de quelques pintes de bières. Cette fois-ci, Matthias n'avait pas le courage de se pencher sur ses travaux. Il ressentait plutôt le besoin d'étancher ses malheurs dans la boisson. Cela faisait des semaines qu'il ne s'était pas autorisé à sortir pour rejoindre Léna le plus vite possible, qu'il ne s'était pas évadé – ne serait-ce que quelques minutes – de son quotidien morose. Alors pour une fois, il ne courrait pas chez lui, il abandonnerait Léna quelques heures. Il n'avait rien à craindre, de toute façon, Ben ne la laisserait pas seule.
Il se laissa alors aller sans trop se soucier de ce qu'il pouvait se passer hors de ce petit bar. Il riait, encore et encore, comme il n'avait plus ri depuis des mois. Les verres s'enchainaient. Emma avait tenté d'aborder le sujet "Léna", il l'avait balayé d'un revers de main. Ce soir, il ne pensait plus à rien.
— Et alors, là, tu sais ce qu'il me fait ? gloussa Emma. Il me dit que si j'avais pas été sa prof, c'est sûr qu'on aurait baisé comme des bêtes. Hilarité générale. J'aurais dû être vénère, mais j'ai éclaté de rire tellement c'était gros. Il est fou, nan ?
— Ouais, carrément, marmonna Matthias, la tête ailleurs.
Les yeux rivés sur sa montre depuis dix minutes, il ne parvenait plus à oublier son quotidien. Vingt-deux heures. Léna devait s'inquiéter. Ben aussi. Non, Ben devait fulminer et envisager le pire. Plus d'une fois, il l'avait coincé et menacé de lui refaire le portrait s'il fuyait ses responsabilités. C'était exactement ce qu'il était en train de faire. Il aurait dû envoyer un message, pour prévenir, mais il n'avait plus de batterie et pas vraiment envie de donner des nouvelles, finalement.
— Je croyais que tu voulais t'évader ? râla Emma. Oublie-la deux minutes, Matt. Elle va pas s'envoler. Qu'est-ce qu'elle a, au juste, d'ailleurs ?
— C'est une maladie du cœur. Je me souviens plus du nom. C'est... Elle va peut-être en mourir.
Sa voix se brisa. Il but une nouvelle gorgée, puis cria au serveur de lui ramener quelque chose de plus fort. Finalement, il avait peut-être besoin de ça. Boire. Et se confier, enfin, à quelqu'un qui ne lui en voudrait pas d'être faible quelques heures.
— Son traitement faisait plus effet alors... Elle teste un nouveau truc. Un truc risqué. Et si ça se trouve ça va juste précipiter un peu plus son départ, gémit-il.
— Et toi, tu le vis comment ? demanda Emma, d'une voix plus douce.
Matthias releva des yeux brillants vers elle. Il descendit son verre de whisky d'une traite et haussa les épaules. Depuis quelque temps, il ne se posait plus la question. Tout le monde lui rappelait qu'il devait penser à Léna avant tout, qu'il devait cesser d'être égoïste. Il avait fini par s'oublier.
— Mal. J'arrive plus à le supporter. De la voir si faible et... Je sais pas comment je réagirai si elle...
Emma resta muette. Elle n'aurait jamais pensé être confronté à un sujet si grave. Quand Matthias lui avait expliqué que sa copine s'était fait opérer, elle avait pensé à une intervention bénigne.
— Tu comprends, c'est... Elle et moi, au début, c'était compliqué. J'allais très mal. Mais, elle est arrivée et tout allait mieux. J'ai besoin d'elle, tu comprends ? Je peux pas vivre sans elle. Sans elle, je suis mort.
— Elle va s'en sortir, tenta Emma, sans trop savoir que dire d'autre.
Matthias secoua la tête, peu convaincue. Il s'était mis des œillères ces derniers jours, pour ne pas se rendre à l'évidence : le traitement ne fonctionnait pas. L'alcool lui avait ouvert les yeux. Et le désespoir s'était insinuer en lui.
— Bon, euh... Je pense que tu devrais rentrer, d'accord ? Ne bouge pas, je vais aller payer et après je te raccompagne. Tu ne bouges pas, hein ?
Emma s'éloigna sans le quitter du regard, mais à la seconde où elle se retourna, Matthias attrapa son sac et la bouteille de whisky posée près de lui et tituba hors du bar. Guidé par son instinct, incapable de reconnaitre réellement le chemin, il chancela jusqu'à la première station de métro qu'il trouva. S'il n'avait pas bu autant, il aurait couru, pour rentrer plus vite. Accroché à la barre métallique, il tentait déjà de rester debout à chaque secousse. L'alarme et le voyant rouge au-dessus des portes à chaque station lui donnaient envie de vomir. Tout dansait devant lui, les lettres du panneau d'affichage ne formaient plus de mots. Les points lumineux qui clignotaient à chaque arrêt formaient des étoiles lointaine. Le train freina brusquement. Matthias lâcha la barre et tomba à la renverse. Il ne parvint à se relever que quatre stations plus tard. Il ne savait plus où il était. Il tenta bien de demander à deux filles assises loin de lui, mais son état d'ébriété les effraya et elles descendirent sans lui répondre. Matthias était perdu.
— Monsieur ! Eh, vous m'entendez ?
Une forme flou se dessina devant lui. Il s'agrippa aux deux mains qu'on lui tendait, vacilla, mais se rattrapa au carrelage crasseux du couloir souterrain où il était tombé. Des doigts claquèrent devant ses yeux. Une voix résonnait, sans qu'il ne comprenne. On lui tendit une bouteille d'eau qui lui permis de recouvrer un peu ses esprits. Léna. Il fallait qu'il rentre. Vite.
Quand il parvint enfin à gagner le pont de l'Alma, il eut la désagréable sensation qu'il n'en finirait jamais. Il puisa dans ses dernières forces pour rejoindre l'immeuble de Léna, tenta de taper le code une bonne vingtaine de fois avant d'écraser son poing contre le pavé numérique, réussit à réunir ses esprits pour trouver la bonne combinaison, poussa la première porte, puis la seconde, s'engouffra dans l'ascenseur après avoir trébuché sur les quelques marches qui y menaient et arriva enfin devant l'appartement, à bout de souffle. Lorsqu'il entra, le salon était plongé dans l'obscurité. Il n'y avait plus un bruit. Matt se prit les pieds dans le tapis, renversa tout ce qui se trouvait sur la commode dans l'entrée. Pas de réaction. Ben avait dû finir par partir. Léna devait dormir. Mais elle l'aurait entendu, tout de même. Allongé sur le sol, il guetta le moindre mouvement, honteux que Léna le trouve si minable. Rien. Toujours le silence.
Il resta là quelques longues minutes. Incapable de bouger, retenant son souffle. Mais Léna n'arriva jamais. Le sang battait dans ses tempes, dans sa gorge, dans son cœur, dans tous ses membres. Un bourdonnement ignoble l'empêchait d'entendre le silence. Tout tournait, plus rien n'était à sa place, le monde se dérobait sous son corps lourd. Il s'enfonçait dans la panique.
— Léna... bredouilla-t-il.
Il se racla la gorge.
— Léna ! l'appela-t-il plus fort.
Pas de réponse.
— Léna ! cria-t-il avec l'énergie du désespoir.
Il se releva brusquement, se tint à tout ce qui passait à portée de main pour rester debout et arriver jusqu'à sa chambre. Vide. Les draps n'étaient pas défaits. Matthias appela encore une fois. Il fouilla chaque pièce, dans l'espoir déraisonné de la trouver quelque part. Ses appels étaient de moins en moins forts, brouillés par la boule qui se formait dans sa gorge. L'air ne passait plus. Ses poumons s'écrasaient sous sa cage thoracique. Il dut s'asseoir. Et perdit connaissance.
À son réveil, l'appartement était déjà baigné de la lumière pâle de l'automne. Matthias émergea lentement de son sommeil de plomb. Il s'étira et regarda autour de lui sans trop comprendre pourquoi il avait dormi sur le canapé et non auprès de Léna. Léna ! La boule d'angoisse retomba au fond de sa gorge. La voix éraillée, il tenta une nouvelle fois de l'appeler, mais se heurta encore une fois à un mur de silence. Un marteau-piqueur s'emballait dans son crâne et lui déchirait le cœur. Léna n'était pas là. Alors où était-elle ? Et Ben ? Peinant à rassembler ses idées, Matthias marchait dans le salon dans l'espoir de trouver une explication logique – et moins effrayante que celle qu'il envisageait – à cette absence. Soudain, un éclair de génie le traversa. Son portable. Peut-être l'avait-elle appelé la veille ? Elle avait dû se heurter à son répondeur. Incapable de calmer sa panique, Matthias fouilla tout l'appartement à la recherche de son chargeur, il retourna tout sur son passage, avant de se rendre compte qu'il était dans son sac depuis le début. Un pourcent. Deux pourcents. Trois. Il alluma son téléphone d'une main tremblante. Des vibrations incessantes lui brûlèrent les doigts. Vingt-sept appels manqués, une cinquantaine de textos de Ben, Emilie, Ilyes, Anis et même Andréa. Son cœur s'arrêta. Il s'était passé quelque chose. Quelque chose de grave. Aucun message de Léna. Un goût immonde de cendre, mêlé de bile inonda sa bouche.
"Putain t'es où ?"
"Réponds bordel !"
"Matt j'te jure que je vais te tuer !"
"Rappelle merde !"
Aucun message ne lui disait ce qu'il était arrivé à Léna. Le sol se déroba sous ses pieds. Sa tête était sur le point d'exploser. Tout son sang avait quitté son corps. Il n'était plus qu'une enveloppe vide. La mort dans l'âme, il rappela le dernier numéro. Sa mère. Elle serait moins violente avec lui que les autres.
— Matty ? Mon chéri, où étais-tu passé ? On te cherchait partout. Il est arrivé quelque chose hier soir... annonça-t-elle, un trémolo dans la voix.
— J'avais plus de batterie et... Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Tu sais où est Léna ? Elle va bien ?
— Mon chéri, elle a fait un malaise et... ils sont en train de l'opérer. Ça fait trois heures qu'ils sont là-dedans avec elle. C'est grave.
Matthias tomba sur le canapé. Il n'entendait même plus ce que lui disait sa mère. Léna était à l'hôpital. À l'hôpital ! Et lui, pendant ce temps, était trop occupé à pleurer sur son sort en picolant. Comment avait-il pu être aussi stupide ? Une fois. Une seule fois, il s'était autorisé à ne pas rentrer à la hâte après le travail. Une seule fois avait suffi pour que Léna lui file entre les doigts.
— Elle est où ?
— À Pompidou. Matty, où étais-tu hier soir ? Ben est furieux.
Mieux valait ne pas répondre. Sa mère lui en aurait voulu, elle aussi. Pire, elle aurait été déçue. Non, mieux valait ne rien dire, raccrocher et foncer à l'hôpital. Même s'il savait déjà que ses amis l'y attendaient de pied ferme et lui feraient payer son absence. Serait-il capable de le supporter ?
Le cœur battant à tout rompre, Matthias courait dans les couloirs. Quelques soignants s'offusquaient et lui criaient de ralentir. Il s'en moquait. Plus rien d'autre ne comptait que rejoindre Léna. Mais lorsqu'il poussa les portes de la salle d'attente du bloc opératoire, il le regretta un instant. Le jeune homme n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit. Ben se rua sur lui et le plaqua contre le mur. Le visage tordu de colère, il écrasa son bras sur le torse de son ami et pointa son doigt sur son nez, prêt à déverser sa rage sur lui.
— T'es vraiment une putain de petite merde ! J'ai jamais vu un mec aussi égoïste ! Ta meuf va pas bien et toi tu disparais toute la nuit ? Et... Merde, mais tu pues l'alcool, cracha Ben.
— Je...
— Ferme ta gueule ! s'emporta Ben. T'es incapable de porter tes couilles et assumer tes responsabilités. Léna a failli y passer cette nuit. Et toi, t'étais pas là ! T'étais pas là, putain !
Ben appuya plus fort sur le torse de son adversaire. Il n'y avait plus d'amitié qui tenait, seulement la rancœur et la colère.
— Si j'étais rentré, hein ? Si je t'avais pas attendu ? Elle serait morte. Tu comprends ça ? Ta copine ! Elle serait morte ! Tout ça parce que t'es pas foutu d'assumer. Parce que t'es un putain de lâche et d'égoïste. Tu la mérites pas. Tu l'as jamais méritée ! Alors maintenant, dégage, t'as rien à faire ici.
Matthias ne répliqua rien. Ben avait raison. La mâchoire crispée, il tentait de retenir le sanglot de honte qui lui brûlait la gorge, mais ses yeux brillants le trahissait. Au fond de la pièce, les autres les regardaient sans rien dire. Anis, les bras croisés, hochait la tête. Si ce n'était pas Ben, il se serait chargé de faire comprendre à Matt à quel point il avait merdé. Andréa retint un cri quand Ben écrasa son poing dans le mur, juste à côté de la tête de son meilleur ami. Jusqu'au bout, il avait cru qu'il atterrirait sur son nez, mais il s'était ravisé au dernier moment. Il lâcha Matthias, qui glissa par terre, incapable de tenir debout, écrasé par la culpabilité.
Aveuglé par le désespoir et l'angoisse, Matthias ne remarqua la présence de sa mère et sa sœur qu'au bout de plusieurs minutes. Toutes deux s'étaient assises près de lui et caressaient doucement ses bras, d'un geste doux et rassurant, la tête posée sur ses épaules.
— Pourquoi tu n'étais pas avec elle ? chuchota Emilie pour ne pas être entendue des trois hommes qui leur lançaient des regards assassins.
— J'étais au bar avec Emma... Je pensais pas que... J'avais juste besoin de décompresser un peu. Je ne pensais pas que...
Emilie glissa ses doigts entre ceux de son frère.
— Ils sont en train de l'opérer, expliqua Andréa après un long silence. C'était urgent, sans ça... Mais ils ne sont pas sûre qu'elle s'en sorte quand même. D'après ce que les médecins m'ont dit, son cœur est très mal en point. Ce n'est pas à cause du nouveau traitement, c'est juste que la maladie l'a trop endommagé. Si l'opération réussit, elle ira mieux et elle pourra poursuivre le traitement. Et guérir.
— Ça fait des heures qu'ils sont là-dedans... Ça dure combien de temps une opération du cœur ? souffla Emilie.
Matthias haussa les épaules, incapable de penser. Les minutes passèrent, il resta silencieux. Les heures passèrent. Il resta silencieux, par terre. Il bouillait intérieurement. Le temps semblait s'allonger et le torturer, rendant chaque seconde plus longue que la précédente, plus douloureuse aussi. Jusqu'au moment où il ne le supporta plus et se leva. Chaque articulation craqua. Ben, Ilyes et Anis lui lancèrent un regard étonné, teinté de colère encore. Il ne dit rien et partit.
— Tu te fous de moi ? l'invectiva Ben. Tu te casses ?
Matthias ne répondit rien et poursuivit son chemin jusqu'à l'ascenseur. Les portes allaient se refermer quand Anis se glissa entre elle et bouscula son ami d'enfance. Les autres personnes déjà présentes reculèrent. La tension palpable entre les deux hommes leur fit presque peur. Mais ils se contentèrent de se dévisager, sans un mot. Arrivé au rez-de-chaussé, Matthias sortit de l'hôpital et s'assit sur les marches du parvis, une cigarette entre les lèvres. Le goût lui arracha un haut-le-cœur. Il l'éteignit.
— Sérieux, qu'est-ce que tu foutais, hier ? lui demanda Anis, debout face à lui.
— Je picolais, comme tu vois. Parce que je suis un connard, visiblement. Une seule fois ! Une seule fois, depuis trois mois, je me suis autorisé à pas rentrer tout de suite après le taff, à passer un peu de temps loin d'elle. Je pouvais pas savoir que... Laisse-tomber, je suis trop con.
Anis soupira et s'assit près de lui. Il alluma une cigarette à son tour et regarda un instant les passant de l'autre côté de la rue.
— Pourquoi tu voulais être loin d'elle ? Tu l'aimes plus ?
— Si ! Je l'aimerai toujours. C'est juste que... Tu sais pas ce que c'est que de vivre dans l'angoisse permanente. Même le matin quand je me réveille, j'ai peur qu'elle soit morte dans la nuit et de pas m'en être rendu compte. J'ai peur tout le temps. Je dois toujours être présent, toujours être fort, mais j'y arrive plus. Je pense tout le temps à elle. Ben me met la pression. J'avais juste besoin de... d'oublier un peu.
— T'as mal choisi ton moment, remarqua Anis. Pourquoi tu m'en as pas parlé plus tôt ?
— Parce que j'ai honte. Vous auriez pas compris. Ben passe son temps à me rappeler que j'ai pas intérêt à déconner. Et puis... Je voulais pas faire de peine à Léna. Elle fait tout pour me donner l'impression qu'elle va bien, je sais bien qu'elle me cache des trucs, mais justement... Je pouvais pas savoir qu'elle allait... regretta-t-il. Tu crois qu'elle va s'en sortir ? Elle peut pas partir comme ça. Elle peut pas m'abandonner.
Anis soupira encore. Depuis des heures qu'il était à l'hôpital, il envisageait tous les scénarios possibles. Léna survivait, mais pas pour longtemps. Léna mourait. Léna s'en sortait, mais rechutait des années plus tard. Léna guérissait totalement. Il n'arrivait pas à savoir lequel se rapprochait le plus de l'issue finale. Tout ce qu'il savait, c'était que dans les cas où elle ne s'en sortait pas, Matthias ne s'en sortait pas non plus. Si Léna partait, Matt la suivrait. Il ne serait pas capable de vivre sans elle.
— Fais pas le con. Elle va s'en sortir. C'est une battante, lui assura-t-il, en tapotant son épaule. Allez, viens. Ben va se calmer, t'inquiète pas. Laisse-lui juste le temps de comprendre. T'as le droit de flancher, c'est pas facile comme situation.
Matthias resta immobile, le regard perdu sur l'avenue. Paralysé par la peur d'apprendre une mauvaise nouvelle en remontant au bloc, il aurait préféré fuir, mais personne ne lui aurait pardonné une telle lâcheté. Lui non plus ne se la pardonnerait pas. Alors, il rassembla son courage et suivit Anis d'un pas las.
Lorsqu'il arriva dans la salle d'attente, Andréa parlait à un médecin en blouse bleue, avec une de ces immondes charlottes sur la tête et ces sur-chaussures qui lui donnaient l'air d'être entièrement vêtu d'un sac-poubelle. Matthias s'arrêta sur le pas de la porte, sondant les réactions des autres à l'annonce du docteur. Des sourires discrets, quelques larmes, Emilie blottie contre Ilyes, Ben voûté sur un fauteuil, les mains tremblantes, ce n'était pas clair. Ce fut le visage lumineux de sa mère qui le rassura définitivement.
— Tout s'est bien passé, lui annonça-t-elle, incapable de contenir sa joie. Elle va bien ! Elle va bien !
— Alors, elle...
Matthias ne put terminer sa phrase. Emilie lui sauta dans les bras, riant aux éclats. Les nerfs lâchaient dans la pièce. Ben jeta un œil à son meilleur ami, il esquissa une moue désolée. Peut-être avait-il réagi trop violemment ? Mais il avait eu si peur et il avait la désagréable impression que Matthias s'en moquait. Il était toujours comme ça, Matthias, il ne s'intéressait qu'à sa propre douleur. Mais Ben y était allé trop fort, il le reconnut bien malgré lui.
— T'aurais dû être là, dit-il simplement lorsque Matt s'assit à côté de lui. Même si c'est dur, t'aurais dû être là avant moi.
— Je sais... J'ai merdé. Merci d'avoir... Tu lui as sauvé la vie.
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